
Une justice pour les femmes ?
L’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo ont enflammé le débat public ces derniers mois, mettant en relief un nouvel élan, que l’on pourrait qualifier de marxiste, du féminisme contemporain.
Le marxisme et le féminisme ont historiquement partie liée, puisque chacun a constitué pour l’autre autant un rival qu’un outil pour mieux théoriser ses propres dominations[1]. Le marxisme, qui s’oppose au système d’aliénation capitaliste au moyen de la lutte des classes, a pu aussi bien être concurrencé qu’appuyé par le féminisme, qui rassemble sous ce terme les idées et courants politiques ayant pour but l’égalité entre les hommes et les femmes sur les plans politique, économique, social, culturel et juridique. Dans sa théorie, Marx prévoit en effet la sécession d’une classe prolétarienne grandissante qui en viendrait à renverser l’État bourgeois qui l’opprime. Si une telle prédiction ne s’est pas (encore) réalisée, elle constitue un cadre utile pour analyser le tournant contemporain du mouvement féministe.
Ayant pris conscience d’elle-même, la classe féminine pourrait être tentée de rejeter la société jugée patriarcale et ses institutions telles que la justice. Ces critiques doivent être prises en compte à leur juste mesure pour adapter notre fonctionnement judiciaire tout en réaffirmant les principes de l’État de droit qui le fondent.
De la classe en soi à la classe pour soi
Il est parfois avancé que si les femmes veulent vraiment l’égalité, elles peuvent l’obtenir : qu’elles fassent grève et plus rien ne fonctionnera dans le pays. Un tel argument s’expose à une objection majeure : la distinction que Marx établit entre la « classe en soi », des personnes objectivement rassemblées par des caractères et intérêts communs, comme les travailleurs prolétaires, et la « classe pour soi », soit la conscience de ces personnes de former une communauté d’intérêts pouvant intenter des actions collectives. C’est ainsi que l’on peut expliquer l’absence de « recours collectif (class action) des femmes ».
Que les femmes puissent constituer une classe économique, cela est attesté par les chiffres : plus touchées par le temps partiel et les interruptions de carrière, et occupant majoritairement des postes moins qualifiés donc moins bien rémunérés, les femmes perçoivent en moyenne en France un salaire inférieur de 24 % à celui des hommes[2]. À poste et à qualification égaux, l’écart est toujours de 10 %, preuve de l’existence d’une discrimination pure envers la gent féminine. D’autres critères sociaux pourraient également être pris en compte, allant de la répartition des tâches domestiques aux agressions sexuelles, pour expliciter une domination particulière des femmes. Si les femmes ne constituent pas un groupe homogène, ce que l’intersectionnalité rappelle, l’essentiel est qu’il est possible de les catégoriser comme une classe socio-économique identifiée à partir de données objectives. Pour autant, les premières intéressées n’en ont peut-être pas conscience.
C’est cette prise de conscience que les débats de ces derniers mois, et en particulier le hashtag #MeToo, ont permise. En constatant qu’il ne s’agissait pas de cas isolés mais bien d’un phénomène social majeur, les femmes sont parvenues à une conscience commune : celle d’avoir été traitées de la même manière que leurs consœurs en raison de leur sexe. En définitive, l’affaire Weinstein et le mouvement #MeToo correspondraient au passage d’une classe en soi à une classe pour soi, libérant le féminisme des seuls mouvements politiques pour le propager à l’ensemble des femmes, prenant par là conscience de leur pouvoir collectif.
Les risques posés par les critiques de la justice
C’est à l’aune de cette prise de conscience qu’il faut interpréter les polémiques autour du traitement des atteintes sexuelles sur les femmes par les institutions judiciaires des pays occidentaux. En Espagne, le jugement du 26 mars dernier de l’affaire de San Fermin a été fortement critiqué, car il condamne les cinq auteurs à neuf ans de prison pour agression sexuelle, et non pour viol. Le juge avait déjà déclenché les foudres de la critique en fin d’année dernière en acceptant le rapport, commandité par la défense, de détectives privés sur la victime. En France, l’apparition en couverture des Inrocks de Bertrand Cantat a de même provoqué l’indignation de la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes autant que celle des associations féministes[3]. Ces dernières ne remettent pas en cause le jugement et la peine purgée, mais le fait que le chanteur renoue avec la scène et la célébrité, banalisant ainsi selon elles les agressions faites aux femmes, là où une certaine « décence » aurait imposé qu’il fasse profil bas ; de fait, c’est bien l’existence d’une justice parallèle ou d’une morale populaire qui est aujourd’hui en question, au-delà de la justice institutionnelle telle que nous la connaissons. De telles critiques semblent faire écho au rejet marxiste d’un État par définition bourgeois, et qui ne peut donc qu’opprimer les prolétaires : intrinsèquement patriarcale, la justice ne serait-elle pas inapte à juger la cause des femmes ?
Un retour de balancier trop fort en faveur des victimes risque d’affaiblir la justice.
Ces critiques sont en partie justifiées : la justice n’a pas toujours fait la preuve de son efficacité à traiter des violences faites aux femmes, du dépôt de plainte jusqu’à la possible condamnation. Ainsi, la qualification civile (en correctionnelle) d’agression sexuelle a longtemps pu être préférée, et l’est toujours souvent, à celle, pénale (aux assises), du viol[4], car elle est plus facile à prouver : ne vaut-il mieux pas une condamnation effective plutôt que d’aboutir à un non-lieu en raison du manque de preuve pour viol ? Ce dernier est en effet difficile à prouver car, en raison du principe d’interprétation stricte du droit pénal, l’absence de consentement ne peut résulter que de la violence, de la contrainte, de la menace ou encore de la surprise. Si les agressions faites aux femmes ont mis du temps à être reconnues, il semble qu’elles soient de mieux en mieux prises en compte, comme en témoigne notamment, dans l’agenda politique, le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes qui crée le délit d’outrage sexiste.
Néanmoins, un retour de balancier trop fort en faveur des victimes risque d’affaiblir la justice en remettant en cause les principes qui la fondent, comme celui du procès équitable. C’est l’écueil auquel se sont heurtées les universités américaines, en appliquant la Dear colleague letter de 2011 de l’Office of Civil Rights, très favorable aux victimes, et inscrite en droit dans le Campus Save Act de 2013. Dans le but de mettre fin aux viols et agressions sexuelles sur les campus, certaines procédures disciplinaires mises en place depuis se sont révélées nier les droits de l’accusé (niveau de preuve très faible, principe du débat contradictoire pas toujours respecté) jusqu’à être, pour certaines, récusées devant la justice[5]. Pourrait-il en être de même en France ? Dans un récent article consacré au mouvement #MeToo, l’ethnologue Véronique Nahoum-Grappe semble ainsi aller jusqu’à transiger avec la présomption d’innocence : « Soit il s’agit d’une calomnie, qui peut détruire une biographie, et en tant que féministe éprise de justice je défends l’homme injustement accusé. Mais on ne peut pas le savoir à l’avance [6]. » Si le storytelling doit avoir la place sociale et politique qui lui revient, cela n’est pas le cas dans le domaine de la justice qui, par définition, ne peut pas considérer des témoignages comme des preuves.
La nécessité d’une justice impartiale
Face au risque de division de la société et de récusation de la justice institutionnelle au nom de la cause des femmes, et afin d’empêcher les dérives qui ont pu être observées, il est essentiel pour les pouvoirs publics de réaffirmer l’impartialité d’une justice qui fait abstraction des classes en soi, et ne juge ni du point de vue de l’agresseur ni du point de vue de la victime. C’est en effet une justice neutre et efficace qui permet de faire société. Une première solution est d’estimer que les remous féministes se calmeront bientôt : maintenant que le tabou est levé, les plaintes seront déposées et les agissements – agressions sexuelles ou viols – sanctionnés. Car de nombreux faits, n’étant pas révélés, ont pu contribuer aux sentiments d’impunité des agresseurs et d’injustice des victimes. Avec la libération de la parole féminine, la justice pourrait être capable de mieux répondre aux délits commis dans ce domaine-là.
Cependant, la charge de la preuve n’est pas aisée – en particulier dans les cas de viol, dont les plaintes sont parfois déposées des années après. Comment alors prouver menace, contrainte, surprise ou violence ? Plusieurs voix s’élèvent pour demander une modification de la définition du consentement afin d’en faire un acte positif, dont l’absence suffirait à prouver le viol[7], déplaçant ainsi la charge de la preuve sur l’accusé(e) plutôt que sur la victime. Mais en renversant ainsi la charge de la preuve, une telle modification législative met également fin à la présomption d’innocence, considérant comme viol tout acte sexuel jusqu’à ce que preuve soit donnée du consentement, et risquerait d’être inconstitutionnelle. C’est ce raisonnement qui a amené le Conseil d’État, dans son avis sur le projet de loi actuellement discuté au Parlement, de modifier la rédaction de l’article 2 concernant les relations sexuelles avec les mineurs de moins de quinze ans pour éviter des condamnations automatiques. D’autres questions sont également soulevées par une telle proposition : comment distinguer la victime présumée de l’agresseur, puisqu’aucun ne peut prouver le consentement de l’autre ? Comment prouver un consentement explicite ? Que se passe-t-il si ce consentement donné à un moment est retiré l’instant d’après ? Un travail de comparaison internationale pourrait, dans les prochaines années, nous renseigner sur l’intérêt d’une telle législation : la Suède vient d’adopter une loi sur l’obligation du consentement explicite pour une relation sexuelle légale, rejoignant ainsi quelques autres pays européens, parmi lesquels l’Irlande, le Royaume-Uni et l’Allemagne.
Faut-il aller plus loin et réformer le fonctionnement même de la justice afin de mieux prendre en compte les violences faites aux femmes ? Le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes – ce qui pose la question du périmètre – ambitionne de porter à trente ans après la majorité des victimes présumées le délai de prescription des crimes sexuels, au lieu de vingt ans aujourd’hui. Or un viol ne sera certainement pas plus facile à prouver après trente ans qu’après vingt ans, risquant de nourrir l’insatisfaction des victimes, à qui serait ainsi ouverte une voie de réparation ayant peu de chances d’aboutir. On pourrait également penser à restreindre le droit de récusation lors des procès de viol, voire garantir la parité des jurys d’assise. À l’encontre du principe de considération de l’individu plutôt que de son sexe ou de son groupe social, et malgré un risque de dérive vers des critères de représentativité exacte de la société (âge, religion, couleur), une telle solution pourrait néanmoins permettre à court terme de redonner confiance dans la justice. Mais, comme toute béquille, elle n’existe que pour mieux pouvoir s’en passer à long terme : il faudra alors avoir le courage politique d’y mettre fin. Enfin, dans tous les cas, il apparaît essentiel de continuer d’encourager le dépôt de plainte aussi vite que possible après l’agression et d’assurer un accueil de confiance dans les commissariats.
Ces derniers mois, le féminisme a connu une petite révolution : l’apparition d’une conscience de classe à travers l’échange de nombreux témoignages. S’il représente un espoir pour la cause féminine et le progrès social, un tel tournant comporte également des risques. Pour éviter, ainsi que le prévoyait la théorie marxiste, un démantèlement de l’État ou, plus raisonnablement, une division de la société, il faut réaffirmer les principes fondateurs de notre système de justice tout en adaptant nos institutions pour les rendre encore plus justes et, de fait, plus solides.
[1] - Christine Delphy, « Féminisme et marxisme », dans Magaret Maruani (sous la dir. de), Femmes, genre et sociétés. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2005, p. 32-37.
[2] - Anne-Aël Durand, « Les inégalités hommes-femmes en 12 chiffres et 6 graphiques », lemonde.fr, 7 mars 2017.
[3] - Voir le communiqué de presse d’Osez le féminisme sur osezlefeminisme.fr, 14 mars 2018.
[4] - Voir Jean-Baptiste de Montvalon, « En 1978, le procès qui a changé le regard de la France sur le viol », Le Monde, 21 mars 2018.
[5] - Emily D. Safko, “Are Campus Sexual Assault Tribunals Fair? The Need for Judicial Review and Additional Due Process Protections in Light of New Case Law”, Fordham Law Review, vol. 85, n° 5, 2016.
[6] - Véronique Nahoum-Grappe, « #MeToo : je, elle, nous », Esprit, mai 2018.
[7] - Voir notamment Carine Durrieu-Diebolt, « La charge de la preuve du viol peut-elle évoluer ? », www.village-justice.com, février 2017.