
Une longue errance. La justice française et la « complicité de génocide » au Rwanda
Les rapports Duclert et Muse écartent l’hypothèse d’une complicité de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda. Des zones d’ombres restent toutefois à éclaircir, et l’ordonnance du juge Bruguière ou l’impunité de la veuve du président Habyarimana témoignent de la longue errance de la justice française sur le sujet.
Le naufrage politique, institutionnel et intellectuel de la France au Rwanda est désormais établi et officiellement reconnu. Juste avant d’en récapituler les principaux écueils, le rapport de la commission Duclert fait cette courte incise : « La France est-elle pour autant complice du génocide des Tutsi ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer1. »
Cette observation lapidaire a été abondamment reprise et commentée dans les médias. De hauts responsables de l’époque, certains contrits, d’autres arrogants, s’en sont félicités et y ont accroché les oripeaux de leur « honneur perdu ». D’autres commentateurs, en faisant remarquer l’absence de pénalistes au sein de la commission, ont critiqué une définition sommaire de la complicité, en inadéquation avec celle utilisée en droit. Toutefois, la notion de « complicité » a également été écartée, trois semaines après, dans un autre rapport, rédigé cette fois par des avocats du cabinet américain Muse, mandaté par le gouvernement rwandais pour « mener une enquête approfondie afin de déterminer le rôle de l’État français2 ». Le ministre des Affaires étrangères du Rwanda, Vincent Biruta, a ensuite assuré que son pays ne considérait pas ou – si l’on se réfère aux accusations formulées en 2014 par le président Kagame3, ne considérait plus – l’État français complice du génocide et n’envisageait pas de lancer des poursuites judiciaires devant la Cour internationale de justice ou à l’encontre d’anciens responsables politiques et militaires.
Les deux rapports ont été réciproquement salués par les présidents français et rwandais, qui s’en sont saisis pour consolider un rapprochement diplomatique déjà amorcé avec l’élection de Louise Mushikiwabo à la direction de l’Organisation internationale de la francophonie en 2018. Bien que distincts dans leur méthodologie et leur corpus d’analyse, les deux rapports convergent globalement. Le rapport Duclert, en se montrant bien plus sévère dans ses conclusions que le rapport de l’Assemblée nationale de 1998, et le rapport Muse, en apparaissant nettement moins à charge que le rapport Mucyo de 20084, réduisent sensiblement le fossé entre les points de vue officiels antérieurs : « les deux textes se sont épaulés plutôt que contredits, estime Stéphane Audoin-Rouzeau, renforçant ainsi la crédibilité des enquêtes menées de part et d’autre5 ». Pour autant, ils ne coïncident pas entièrement, le rapport Muse réfutant la notion d’« aveuglement » face à un génocide dont le cabinet indique (dans l’intitulé même de son rapport) qu’il était « prévisible » et que c’est bien la France qui l’a « rendu possible ». Le débat est donc loin d’être achevé et, fort des acquis du travail de la commission Duclert, de l’ouverture des archives à d’autres chercheurs, du croisement avec d’autres fonds d’archives français et étrangers, il se poursuivra dans le champ scientifique, mais aussi politique et judiciaire.
La recherche de complicités
Évidemment, le débat juridique est complexe et, surtout sur le plan pénal qui s’attache aux responsabilités individuelles, il ne peut être tranché de manière globale et abstraite. Le droit français n’est pas identique au droit rwandais ou à celui appliqué au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)6. La question nécessite d’être examinée dans le cadre d’affaires spécifiques et sur la base de décisions et de comportements précis. L’existence d’une chaîne d’autorité parallèle, mise en place par le président Mitterrand et son état-major personnel pour court-circuiter les institutions républicaines, permet de prendre la mesure de la dérive de la politique française au Rwanda, mais ne suffit pas pour caractériser la complicité. Pour cela, il faut prouver que le complice avait conscience que les personnes qu’il aidait nourrissaient une intention génocidaire, sans forcément partager lui-même leur intention, et qu’il a apporté au « fait principal punissable » (c’est-à-dire à la commission des actes de génocide) une aide directe et substantielle. Ces éléments (moral et matériel) doivent être réunis pour entraîner une condamnation.
On pourrait sans doute faire valoir que les autorités françaises ont apporté au régime d’Habyarimana une aide politique et militaire « directe et substantielle » de 1990 à 1993, et que les durs du régime en ont tiré profit pour l’organisation du génocide. Mais il sera plus difficile de démontrer qu’il y avait, chez des responsables français, une conscience de l’existence d’un tel projet ou de l’utilisation de leur assistance à des fins génocidaires (avec, par exemple, l’informatisation du fichier central du renseignement rwandais). Inversement, il n’y a aucun doute que les décideurs ont à l’esprit le contexte génocidaire lorsqu’ils déploient au Rwanda les troupes de l’opération Turquoise le 22 juin 1994 (une note de la DGSE pointait même le risque pour la France d’être considérée comme complice des forces génocidaires). Mais il n’y a pas de preuves irréfutables qu’une aide « directe et substantielle » ait été apportée aux génocidaires et encore moins à la commission des massacres.
Bien avant la retentissante enquête de la Fédération internationale pour les droits humains et de l’association Survie en janvier 1993, le risque génocidaire (même si le terme n’est pas employé) est perçu par certains acteurs au sein des institutions. Mais de manière éparse et minoritaire : « La lecture ethniciste du Rwanda est systématique dans les analyses des autorités françaises7. » Lorsque les massacres éclatent, l’Élysée et le gouvernement (de cohabitation) parlent de « guerre civile » ou de « massacres interethniques ». Même si le génocide a bel et bien commencé, il ne sera pas évident de prouver, alors que le terme de génocide est également réfuté à l’ONU, qu’il y avait une conscience du génocide en cours chez les responsables français lors de l’opération Amaryllis (extraction des ressortissants) ou de la formation du gouvernement intérimaire rwandais (GIR) qui a été préparée dans les locaux de l’ambassade de France. C’est seulement le 16 mai 1994 que la France reconnaît officiellement le génocide, par une déclaration d’Alain Juppé, encore que, dans le texte de mission de l’opération Turquoise, il ne soit fait mention que de « l’arrêt des massacres ». Certes, connaissance n’équivaut pas à reconnaissance mais, surtout en droit, le diable sait comment se nicher dans les détails. D’autant plus que l’incrimination de génocide n’a été introduite que tardivement dans le Code pénal français : en 1994 ! Ce qui rend encore plus improbable une condamnation des faits antérieurs à l’entrée en vigueur de cette loi.
Dans le cadre de l’opération Turquoise et de la politique élyséenne de cette période, c’est la détermination du caractère direct et substantiel de l’aide au génocide qui constitue le principal défi. Les questions à se poser, clairement identifiées par Rafaëlle Maison8, sont les suivantes : la France a-t-elle directement contribué à la composition du GIR et jusqu’à quel point l’a-t-elle soutenu politiquement (elle le considérait comme le gouvernement légal du Rwanda), militairement (en facilitant la livraison d’armes), stratégiquement (en lui garantissant temporairement une partie du territoire du Rwanda via Turquoise) et judiciairement (en laissant les criminels s’échapper) ? Sur tous ces points, les archives analysées par la commission ne sont pas concluantes mais le rapport reconnaît que, concernant les livraisons massives d’armes opérées avant 1994, la documentation reste lacunaire ou pourrait même avoir été falsifiée, et qu’après le début du génocide, « il est impossible de rendre compte avec certitude de l’existence de flux d’armes transitant de la France vers le Rwanda9 ». Sous bien des aspects, l’obsession anti-Front patriotique rwandais de Mitterrand et du général Christian Quesnot ou les ambiguïtés et la mauvaise foi du gouvernement entraînent la politique française et son armée aux frontières de la complicité avérée avec les génocidaires. Ainsi, un télégramme « confidentiel diplomatie » du 15 juillet 1994, émis par le Quai d’Orsay, enjoint son représentant sur place d’établir des contacts « indirects » avec les dirigeants du GIR pour les avertir de quitter la zone avant que l’ONU ne demande officiellement leur arrestation. Et c’est bien avec l’aval du président François Mitterrand que l’exfiltration des responsables du génocide a été décidée. Pour autant, si la « zone humanitaire sûre » créée dans le sud-ouest du Rwanda par la France a pu servir de base arrière et de repli au GIR et aux Forces armées rwandaises, elle n’a pas été un sanctuaire pour y poursuivre en son sein le génocide. Sous couvert d’intervention humanitaire, l’action de la France s’est tenue au bord de la compromission fatale, toujours sur le fil. Mais elle fut empêchée ou assez prudente pour ne pas aller jusqu’à apporter une aide directe et substantielle au génocide.
Sous couvert d’intervention humanitaire, l’action de la France s’est tenue au bord de la compromission fatale, toujours sur le fil.
C’est du moins ce qui ressort du rapport, tant que l’on ne sera pas parvenu à préciser ce que recouvrait (ou devait recouvrir) exactement la « stratégie indirecte » de soutien évoquée par le général Quesnot. Or, comme l’admet la commission, le fonds d’archives auquel elle a eu accès est limité et incomplet. Des pièces manquent : une partie des archives de l’ambassade a volontairement été brûlée par l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud, celles de l’état-major personnel de François Mitterrand sont lacunaires, celles de Jean-Christophe Mitterrand ont disparu, etc. De plus, « l’administration de la preuve – en histoire comme devant la justice – ne repose pas sur la seule force probante de l’écrit. Les témoignages des Rwandaises [accusant certains soldats français de viols] ne revêtiraient-ils donc aucune valeur au regard d’une forme de fétichisme de l’archive scripturaire10 ? » Il faut prendre en compte bien d’autres sources et examiner la diversité des cas de figure pour ne pas se limiter au « syllogisme trop englobant » déduisant la complicité de la France du seul fait qu’elle a aidé les autorités rwandaises et qu’un génocide a été commis. Même si, par-delà les difficultés d’ordre juridique, « le principal écueil à la poursuite en France d’éventuels complices français est vraisemblablement d’ordre politique11 ».
Les plaintes pour complicités françaises
De fait, les procédures pour complicités ouvertes en France sont peu nombreuses et ont peu de chance d’aboutir. Le 3 mai 2021, le parquet de Paris a ainsi requis un non-lieu général dans l’enquête sur l’inaction des militaires de Turquoise lors des massacres commis sur la colline de Bisesero à la fin de juin 1994, réduite à une possible « non-assistance à personne en péril », c’est-à-dire un simple délit déjà prescrit. Aucun des cinq officiers généraux visés par l’enquête n’ayant été mis en examen, il est peu probable que les juges d’instruction décident de relancer l’instruction. Les plaignants s’appuient sur la publication du rapport Duclert pour demander la poursuite de l’enquête et l’élargir à d’anciens hauts responsables politiques. L’hypothèse de complicités par abstention pour des personnes « dont c’est précisément la fonction d’empêcher la commission des crimes » existe en droit. Le rapport Duclert a exhumé les rushes des opérateurs vidéo de l’armée et restitue le chassé-croisé des rapports, notamment celui, consternant, du capitaine Marin Gillier, le 28 juin 1994, décrivant les raids contre les Tutsi comme des raids contre une activité militaire du FPR et suggérant la coopération avec le bourgmestre voisin, et celui du lieutenant-colonel Jean-Rémi Duval, tiré de ses observations du 27 juin mais envoyé le 29, décrivant la détresse des 2 000 civils tutsi pourchassés et l’implication du bourgmestre de Gishyita dans leur extermination. Derrière ce problème de fiabilité et de transmission des renseignements, on voit en fait transparaître les deux logiques opposées qui traversent Turquoise (contrer le FPR et sauver des vies) et « le tournant dans la prise de conscience du génocide ». La commission en parle comme d’« un échec et un drame » sans y voir le résultat d’une « collusion » ou la volonté de laisser des massacres se perpétrer12.
L’ex-capitaine Paul Barril fait également l’objet d’une enquête. Le 28 mai 1994, alors qu’un embargo sur les armes a été décrété par l’ONU, ce dernier conclut avec Jean-Pierre Kambanda, Premier ministre du GIR, un accord d’assistance d’armement et de formation/encadrement au bénéfice des forces génocidaires. L’aide promise est directe et substantielle et Barril parfaitement conscient de sa finalité. C’est manifestement un « complice français » du génocide. Mais cela ne vaut pas « complicité de la France », dans la mesure où les liens de Barril avec les autorités françaises demeurent obscurs. Certains le considèrent comme un pion de la « stratégie indirecte » évoquée par Quesnot. Cet officier, ancien membre du GIGN et de la cellule antiterroriste de l’Élysée passé à son « propre compte », a beau avoir l’air d’un barbouze de la Françafrique, en l’absence de traces sinon d’une mission officielle du moins de contacts et d’un mandat officieux, il paraît difficile de l’incriminer en tant qu’exécutant des basses œuvres de l’État français, même si ses activités étaient suivies13.
Autre « acteur privé » visé par une enquête pour complicité de génocide, également en lien avec l’achat d’armes par le GIR pendant le génocide, mais cette fois en qualité de personne morale : la BNP. La banque est visée par une plainte déposée en juin 2017 pour avoir donné son accord au transfert d’1, 3 million de dollars entre la Banque nationale du Rwanda et un courtier d’armes sud-africain. Le Rwanda étant à cette date sous embargo onusien pour les armes et le génocide en cours, la banque aurait dû refuser cette transaction à la suite du contrôle (obligatoire) sur la destination des fonds. De plus, l’acheminement des 80 tonnes d’armes ayant été reconstitué (via l’aéroport de Goma où stationnait l’armée française), il sera peut-être possible de faire le lien avec leur utilisation dans des massacres. L’instruction est en cours, mais on est encore loin de l’ouverture d’un procès. La démarche des plaignants est légitime, dans la mesure où elle éclaire les failles d’un système financier qui s’accommode fort bien de servir les intérêts des dictateurs et des seigneurs de guerre, mais elle n’est pas sans risque. En effet, un non-lieu ou un acquittement pourrait refermer la brèche ouverte et, en se focalisant sur une condamnation pénale très incertaine, on désinvestit le débat au niveau des responsabilités morales et sociales des entreprises. La bascule est similaire à celle entre l’insignifiance que revêt aujourd’hui la responsabilité politique des élus et des dirigeants – ce dont ils sont d’ailleurs en grande partie eux-mêmes la cause – et le déplacement sur le terrain judiciaire de la contestation de leurs décisions. Ce glissement est d’autant plus problématique que le système judiciaire n’est pas non plus exempt de critiques, en particulier concernant le Rwanda.
Hauts et bas de la justice française
La justice française a du mal à se débarrasser des soupçons de mauvaise volonté qui pèsent sur elle. Elle a même été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en 2004 pour sa lenteur dans l’affaire du prêtre Wenceslas Munyeshyaka. À cette époque, la Belgique avait déjà mené à terme plusieurs procès, alors qu’aucun n’avait encore été ouvert en France. Non seulement la justice française semblait partager les réticences politiques envers la poursuite des réfugiés suspectés de génocide, mais l’enquête la plus spectaculaire, celle du juge Jean-Louis Bruguière sur l’attentat du 6 avril 1994, semblait répondre à un ordre du jour politique dans le bras de fer opposant Kigali et Paris.
L’ordonnance du juge Bruguière reste emblématique de la longue errance de la justice française sur le Rwanda.
Accréditant la thèse de l’attentat perpétré par le FPR et d’un Kagame diabolique déclenchant et instrumentalisant le génocide à son profit, cette enquête superficielle a été conduite exclusivement à charge14. Elle est fondée sur des témoignages peu fiables, de faux documents produits dans le cadre d’opérations d’intoxication et sur les conseils « bien avisés » de Paul Barril, entremetteur de l’interprète-expert de l’enquête (un associé de Barril étroitement rattaché au cercle d’Habyarimana) qui promet au juge monts et merveilles probatoires. Ni les exécutants ni les commanditaires de l’attentat n’ont été à ce jour identifiés avec certitude. Rétrospectivement, l’écroulement de l’échafaudage du juge Bruguière ne laisse pourtant guère de doutes quant à la faiblesse de la thèse soutenue mordicus par l’Élysée dès le lendemain de l’attentat, alors même que plusieurs États étrangers – et, en France, la DGSE – estimaient plus probable la responsabilité des extrémistes hutu autour des colonels Laurent Serubuga et Théoneste Bagosora. L’ordonnance du juge Bruguière du 16 novembre 2006 reste ainsi emblématique de la longue errance de la justice française sur le Rwanda.
Pourtant, la reprise en main du dossier par les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux en 2008 marque une première rupture. Les juges mènent sur place une expertise balistique qui montre que l’origine du tir est à chercher au cœur du quartier général de la garde présidentielle (inaccessible au FPR) et décident le classement sans suite du dossier. La rupture avec l’immobilisme judiciaire est manifeste avec la création d’un pôle génocide au tribunal de grande instance de Paris en 2011. Un premier procès se tient en 2014 à l’encontre de Pascal Simbikangwa, un ancien haut responsable des services secrets rwandais, puis en 2016 celui d’Octavien Ngenzi et de Tito Barahira, deux anciens bourgmestres. Le procès de Laurent Bucyibaruta, l’ancien préfet de Gikongoro, se tiendra en 2022, soit vingt-deux ans après le dépôt de la plainte en 2000 par le Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR)15.
De même, la France n’est plus pour les génocidaires le havre de paix et d’accueil qu’elle a longtemps été quand, par exemple, en 1998, Augustin Ngirabatware, ancien ministre du GIR, se voyait délivrer par le Quai d’Orsay une « carte spéciale » tenant lieu de titre de séjour. Il a depuis été extradé vers le TPIR, qui l’a condamné pour génocide à trente ans de prison. En mai 2020, le « financier du génocide », Félicien Kabuga, a été arrêté à Asnières-sur-Seine, où il vivait clandestinement depuis une douzaine d’années, pour être à son tour envoyé à Arusha, où le mécanisme qui a pris le relais du TPIR va le juger. Enfin, la loi de 2017, qui réprime la négation du génocide des Tutsi et qui a donné lieu à des condamnations, est un dernier signe tangible du tournant pris par la justice française.
Pour autant, les années perdues sont impossibles à rattraper. Fin 2021, la France ne peut se prévaloir que de trois condamnations de génocidaires, alors qu’une trentaine de plaintes sont regroupées au pôle génocide (désormais intégré au pôle anti-terroriste) de Paris. Parmi ces dernières, on trouve celles qui visent Laurent Serubuga (en attente du réquisitoire du Parquet), de l’ex-gendarme Philippe Hategekimana et des médecins Sosthène Munyemana et Eugène Rwamucyo (tous trois envoyés aux assises et en attente de procès). Les autres sont au mieux au stade de la clôture de l’instruction ou en cours d’instruction, voire seulement au stade préliminaire de l’information judiciaire. C’est le cas pour Agathe Kanziga, la veuve du président Habyarimana, qui est pourtant l’une des protagonistes de la mise en place du génocide.
L’intolérable impunité d’Agathe Kanziga Habyarimana
Bien qu’elle ait tenté de se faire passer pour une simple épouse, indifférente aux questions politiques dont son mari avait la charge, Agathe Habyarimana est depuis longtemps considérée comme l’instigatrice de l’Akazu (« petite maison » en kinyarwanda), un réseau de pouvoir parallèle réunissant le « clan du Nord ». Des années durant, les activités de ce clan impulsent et scandent la montée vers le génocide. Ses membres s’opposeront farouchement et jusqu’au bout aux accords de paix d’Arusha, que la France soutient en s’alliant à un président en perdition, entouré d’un noyau dur d’intrigants haineux, et non aux opposants modérés favorables à la négociation.
Cette confusion entre acteurs et victimes du génocide apparaît encore plus crûment lors de l’opération Amaryllis, organisée par la France du 8 au 14 avril 1994 afin d’évacuer ses ressortissants. Le rapport Duclert établit que « l’évacuation des personnes rwandaises menacées n’est d’emblée pas une priorité », à l’exception notable de « l’évacuation de la veuve de Juvénal Habyarimana et de sa famille [qui] est une demande originelle et personnelle de François Mitterrand16 » et qui bénéficia à sa parentèle au sens large (70 personnes sur les 394 Rwandais exfiltrés par les troupes françaises). La protection de la France est donc sélective : elle ne s’embarrasse pas des employés tutsi, la plupart abandonnés sur place, ni des Hutu libéraux immédiatement pris pour cible (voir les difficiles conditions d’évacuation de la famille de la Première ministre assassinée, Agathe Uwilingiyimana).
À son arrivée à Paris, Agathe Habyarimana et sa famille sont pris en charge. Elle décide de repartir quelque temps en Afrique (au Congo, puis au Kenya), avant de revenir s’installer définitivement en France. Toutefois, bien que six de ses enfants aient obtenu le statut de réfugiés, voire la nationalité française, l’ancienne Première dame s’est vue débouter de l’asile en 2007, puis privée de titre de séjour en 2011, si bien qu’elle est depuis des années sans statut légal. Le document de la commission des recours des réfugiés, daté de février 2007, établit clairement « la réalité de l’influence prépondérante de l’intéressée dans le fonctionnement du pouvoir politique tel qu’il s’est réellement exercé au Rwanda de 1973 à 1994, notamment par un rôle de coordinatrice occulte de différents cercles politique, économique, militaire et médiatique17 ».
À la même époque, en février 2007, le CPCR dépose plainte contre elle pour « complicité de génocide et de crimes contre l’humanité ». Mais quatorze ans après l’ouverture de l’enquête préliminaire, aucune mise en examen n’a été signifiée à Agathe Kanziga, si bien que ses avocats réclament un non-lieu. Les juges d’instruction ont rejeté leur demande en novembre 2020, et la cour d’appel de Paris l’a jugé « irrecevable » le 31 août 2021, mais on ignore quand ils comptent clôturer leur enquête puis déposer leur réquisitoire. Il ne s’agit pas de s’acharner sur une vieille dame de 79 ans, mais de refuser à l’impunité le dernier mot. C’est tout le sens de l’imprescriptibilité en matière de crimes de génocide et l’intérêt des procès même tardifs de Barbie et de Papon en France ou, plus récemment, d’un subalterne nazi de 93 ans, Bruno Dey, en Allemagne.
Un autre principe qui tend à s’imposer pour les crimes internationaux les plus graves est celui d’« extrader ou juger » (aut dedere aut judicare). C’est au nom de cet adage que la Belgique et l’Union africaine ont sommé le Sénégal de juger Hissène Habré, l’ancien président du Tchad y étant exilé. Pourquoi en serait-il autrement à Paris qu’à Dakar ? Kigali a émis un mandat d’arrêt international à l’encontre d’Agathe Habyarimana, mais les arrêts rendus par la Cour de cassation en février 2014 bloquent les extraditions de suspects rwandais vers le Rwanda (de manière d’ailleurs fort discutable au regard de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme). On est donc en droit d’attendre de la justice française une mise en examen et un procès. Certes, la « veuve noire », en dépit de sa sinistre notoriété, a agi discrètement, dans l’ombre de son mari (et peut-être à la fin dans son dos). De plus, son influence a été plus forte et plus directe lors de la phase préparatoire du génocide que lors de son exécution, du fait de son exfiltration en France. Cela explique l’absence de poursuites au TPIR, qui s’est concentré sur les génocidaires actifs sur le territoire rwandais entre avril et juillet 1994. Mais justement, n’a-t-on gardé aucune trace de son activisme sur le sol français, alors que ses démarches en faveur du GIR pouvaient recueillir l’assentiment des autorités françaises ? Ou, un peu plus tard, de ses contacts lors de ses déplacements au Congo et au Kenya ? Comment comprendre que l’enquête traîne depuis si longtemps ? Laisser une des figures éminentes du génocide contre les Tutsi finir tranquillement ses jours en France serait indigne et en contradiction avec la dénonciation des égarements institutionnels du passé qu’a soulevés le rapport de la commission. L’ouverture de son procès est une responsabilité dont la France doit s’acquitter aujourd’hui pour que la justice puisse être rendue.
- 1. Commission de recherches sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994). Rapport remis au président de la République le 26 mars 2021 [rapport Duclert], Paris, Armand Colin, 2021, p. 971.
- 2. Robert F. Muse, Un génocide prévisible. Le rôle de l’État français en lien avec le génocide contre les Tutsi au Rwanda [rapport Muse], 19 avril 2021. La consultation du rapport n’est plus possible sur le site du gouvernement rwandais.
- 3. Voir François Soudan, « Paul Kagame : “Je ne conseille à personne de se mêler des affaires intérieures du Rwanda” », Jeune Afrique, 15 avril 2014.
- 4. Ainsi, le rapport Muse constate n’avoir « rencontré aucune preuve que les responsables et le personnel français ont participé aux meurtres de Tutsi ».
- 5. Stéphane Audoin-Rouzeau, « Rapports Duclert et Muse : le pouvoir français face à la crise rwandaise » [en ligne], Telos, 5 juillet 2021.
- 6. Par exemple, le concept d’« entreprise criminelle commune » est inconnu des juges français. Basé à Arusha, le TPIR a mis en accusation quatre-vingt-treize personnes. Le mécanisme qui a pris son relais n’émet plus de nouveaux actes d’accusation. Aucune poursuite contre des responsables français n’y est donc envisageable.
- 7. Rapport Duclert, p. 848.
- 8. Voir Florent Guénard, « La France et le génocide rwandais. Entretien avec Rafaëlle Maison » [en ligne], La Vie des idées, 7 mai 2021. Rafaëlle Maison a coprésidé la commission d’enquête citoyenne sur l’implication de la France au Rwanda, qui a publié son propre rapport : Laure Coret et François-Xavier Verschave (sous la dir. de), L’Horreur qui nous prend au visage. L’État français et le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 2005. Voir aussi l’analyse juridique qui l’accompagne, par le président de la commission : Géraud de La Pradelle, Imprescriptible. L’implication française dans le génocide tutsi portée devant les tribunaux, Paris, Les Arènes, 2005.
- 9. Rapport Duclert, p. 810.
- 10. Hélène Dumas, « Rwanda-France : au plus près de la matérialité du génocide des Tutsi » [en ligne], AOC, 11 mars 2021.
- 11. Damien Roets, « Le génocide des Tutsi du Rwanda : la thèse des complicités françaises au prisme des exigences du droit pénal », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, no 1, 2015, p. 25.
- 12. Rapport Duclert, p. 511.
- 13. Il aurait pourtant été important qu’il puisse au moins être jugé en tant que complice du génocide pour le contrat passé au nom de sa société (dénommée Secrets, ça ne s’invente pas !). Hélas, il est peu probable que le vieil homme de 75 ans qu’il est devenu, atteint de la maladie de Parkinson, ne soit un jour appelé à comparaître. Les recherches sur ses activités et les liens de sa société devraient toutefois être poussées plus avant, y compris dans un cadre non judiciaire, pour lever le voile sur les nombreuses zones d’ombre qui subsistent à leur sujet. L’ouvrage le plus complet à ce jour sur les activités de Paul Barril au Rwanda est : Benoît Collombat et David Servenay, « Au nom de la France ». Guerres secrètes au Rwanda, Paris, La Découverte, 2014. Est-il besoin de préciser que le livre publié par Barril la même année sous le titre très évocateur, Paroles d’honneur. La vérité sur les génocides au Rwanda (Paris, Télémaque, 2014) peut servir d’objet d’étude sur le négationnisme, mais aucunement de source fiable ?
- 14. Voir Rafaëlle Maison et Géraud de Geouffre de la Pradelle, « L’ordonnance du juge Bruguière comme objet négationniste », Cités, no 57, 2014, p. 79-90.
- 15. Cette association, créée par Alain et Dafroza Gauthier en 2001, est à l’origine de la plupart des plaintes déposées en France contre des suspects de génocide au Rwanda.
- 16. Rapport Duclert, p. 368.
- 17. Commission des recours des réfugiés, « Mme Agathe Kanziga, veuve Habyarimana », recours no 564776, 15 février 2007, disponible sur le site de l’UNHCR.