
Temps suspendu. Au contact des exilés
Les dispositifs européens de lutte contre les « abus » de l’hospitalité européenne (hotspots, procédure Dublin) placent les exilés dans un temps suspendu, entre départ et arrivée. Deux acteurs de terrain témoignent de l’inefficacité de ces mesures et de leurs conséquences délétères sur les demandeurs d’asile et ceux qui les accueillent.
Dans les années 1990, dès les premières réunions des négociateurs de la politique européenne de l’asile, les États européens se sont inquiétés du risque de détournement de l’asile1. Des personnes qui ne fuient leur pays ni en raison de craintes liées aux motifs de persécution listés par la convention de Genève (opinion politique, religion, race, nationalité, appartenance à un groupe social), ni en raison de violences aveugles ou de risques de soumission à des traitements inhumains ou dégradants pourraient demander l’asile pour se maintenir sur le territoire européen. Même si les systèmes nationaux parvenaient à identifier correctement les réfugiés, les déboutés pourraient profiter de la liberté de circulation qui règne entre les États membres pour se rendre dans un autre État, redemander l’asile et rester ainsi un peu plus longtemps en Europe. Pour le dire dans les termes des défenseurs de cette idée, des migrants économiques abuseraient de l’hospitalité européenne.
Hautement contestable, cette affirmation informe pourtant tous les développements de la politique européenne de l’asile2. Depuis trente ans, chaque nouvelle réforme a été l’occasion de mettre en place des mécanismes conçus pour empêcher cette dérive supposée. Les dispositifs de lutte contre les abus reposent tous sur la même logique : ils placent les exilés dans un temps suspendu, dans des limbes légaux et géographiques, pour éviter qu’ils échappent au contrôle des États le temps que leur demande d’asile soit examinée. À tous les stades de la procédure, de l’entrée sur le territoire européen aux derniers recours juridictionnels, les exilés doivent attendre parfois plusieurs années. Leur vie se réduit à leur demande d’asile. Leur santé physique et mentale est dégradée. S’ils veulent agir, sortir de cet état, leurs actions sont souvent analysées comme le signe d’une insincérité de leur demande et d’une volonté de fuir. Leur chance d’être protégés diminuera.
Pour montrer les effets de ce temps suspendu, quelques collectifs ont donné la parole à des réfugiés ayant subi ces politiques et les résultats sont précieux3. Pour compléter cette analyse, un choix différent a été fait ici : donner la parole aux acteurs de terrain qui prennent en charge les exilés tout au long de leur parcours. Ils sont au contact des exilés les plus précaires, de ceux qui ne peuvent pas prendre la parole parce que leur état ne le permet pas. La politique européenne de l’asile a aussi des effets sur les travailleurs de terrain, qui peuvent faire face à des restrictions de leurs droits et libertés ou à des risques psychosociaux.
Dans les camps
Le premier de ces travailleurs est Jean-Baptiste Metz, directeur « Pays » en Grèce de Dråpen i Havet, une association norvégienne créée en 2015 à Lesbos pour aider les exilés. Sans financement public, avec l’aide de volontaires internationaux ou issus de la communauté des exilés, elle apporte des biens élémentaires (nourriture, vêtements, hygiène) aux exilés dans les camps de Nea Kavala, d’Alexandria et le hotspot de Mavrovouni. Ces camps, aussi appelés hotspots, sont des lieux de regroupement de tous les demandeurs d’asile arrivés sur le territoire où ils sont maintenus le temps que leur demande soit examinée4. Par ailleurs, Jean-Baptiste Metz s’occupe également du développement et de la coordination des programmes d’aide humanitaire, d’éducation, d’intégration des demandeurs et d’actions communautaires de l’association en Grèce, en Pologne, en Bosnie-Herzégovine et en Norvège.
Les hotspots en Grèce ou en Italie sont l’une des évolutions les plus importantes de la politique européenne de l’asile depuis 2015. Désormais, leur généralisation est envisagée pour toutes les arrivées sur le territoire européen. Pourriez-vous nous décrire leur fonctionnement ?
Pour comprendre le fonctionnement d’un camp aujourd’hui, on peut suivre le parcours d’un migrant depuis son arrivée en Grèce. Les arrivants sont réceptionnés par les garde-côtes, par Frontex également. Ils sont emmenés dans un premier camp, qui sert de sas administratif, afin de vérifier s’ils peuvent faire une demande d’asile, s’ils ne l’ont pas déjà déposée ou s’ils ne relèvent pas de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie. Après une dizaine de jours en quarantaine pour la Covid, ils sont emmenés au camp proprement dit. Les autorités grecques du camp leur donnent des papiers de résident dans le camp, puis une organisation non gouvernementale chargée de l’administration du camp leur attribue un container.
Les douches et les toilettes sont souvent communes, ce qui implique des problèmes de sécurité, notamment la nuit pour les femmes et les enfants. Avant, la cash card leur permettait de faire leurs courses en ville. Pendant l’épidémie de Covid, la sortie des camps a été interdite, la cash card supprimée et l’administration a passé un accord avec un traiteur extérieur qui apportait deux repas par jour. Bien sûr, ce n’est adapté ni à leurs préférences culturelles, ni à leur santé. L’accès aux camps reste contrôlé malgré la maîtrise de l’épidémie. Ils ne sont pas fermés, mais ils sont souvent très loin de tout. Or les organisations n’ont plus les moyens de transporter les résidents jusqu’à la ville. Prendre le bus devient nécessaire. Cependant, les résidents n’ont pas d’argent et il n’y a que deux bus par jour. Les exilés sont mis à l’écart, relégués et, en ce sens, privés de liberté.
Les camps actuellement construits sont censés appliquer les normes humanitaires de l’Union européenne, qui les finance massivement. Par exemple, à Samos, les autorités ont construit leur nouveau bijou. Ce camp est complètement fermé. Cela a induit des problèmes psychologiques pour les enfants, qui doivent vivre pendant plusieurs années entourés de trois rangées de barbelés. Il y a des tourniquets à l’entrée, avec reconnaissance faciale, des caméras partout et des prises d’empreintes digitales constantes.
Une fois dans le camp, les demandeurs d’asile s’enregistrent auprès du ministère pour un entretien avec l’Agence de l’Union européenne pour l’asile. Bien qu’il s’agisse d’une institution européenne, ceux qui font passer l’entretien sont embauchés par une entreprise privée. Ils n’ont aucune directive et, même s’ils ne prennent pas formellement la décision de reconnaissance de l’asile, ils peuvent librement recommander d’accueillir ou de rejeter des demandes sur la base de leur opinion politique personnelle. Les demandeurs d’asile doivent ensuite attendre entre six et douze mois sur les hotspots. En cas de rejet, ils peuvent passer un second entretien. S’ils n’ont toujours pas l’asile, ils doivent faire appel, appel qui coûte cent euros sans avocat. Ils n’ont pas eu d’argent liquide pendant un an et doivent généralement trouver de l’argent en patientant encore. Si leur demande est rejetée après cet appel, ils n’ont plus de solution. Au total, ils attendent pendant deux ou trois ans pour un résultat aléatoire.
Il y a donc énormément de personnes dans les camps des îles comme dans ceux du continent qui se retrouvent sans aide humanitaire. Quand ils sont définitivement rejetés, l’administration ne les nourrit plus, mais elle n’a pas le droit non plus de les renvoyer du camp. Ceux-là, ils restent dans des limbes jusqu’à ce qu’ils puissent trouver de l’argent pour passer dans un autre pays. À attendre encore plus longtemps dans la précarité et l’incertitude.
Les associations humanitaires aident beaucoup ces personnes parce qu’évidemment, il y a toute une hypocrisie à l’œuvre. Il n’y a aucune solution apportée pour ces gens. Dès qu’ils sortent du camp, ils n’ont plus le droit d’y entrer. Ils ne seront pas éloignés, car la Grèce n’en a ni les moyens ni la volonté. Ils vont juste vivre à la rue ou dans des squats dans des conditions souvent inhumaines.
En tant qu’acteur de terrain de la politique européenne de l’asile, comment en évaluez-vous l’efficacité ? Quel est l’objectif de cette politique de filtrage des demandeurs d’asile ?
Les difficultés auxquelles les migrants et le personnel des organisations non gouvernementales doivent faire face au quotidien sont le reflet de l’incohérence de l’approche stratégique que les États adoptent face au défi humanitaire. La Grèce n’est pas d’accord avec le règlement Dublin III, qui la rend responsable pour toutes ces demandes d’asile. En plus, ceux qui reçoivent la protection en Grèce devront y rester. Or elle n’a aucun moyen de les intégrer. Les gens qui viennent ici ne veulent pas rester en Grèce non plus : soit ils sont acceptés comme réfugiés en Grèce, mais ils vont tout de même aller en Allemagne, en France, au Royaume-Uni ou en Suède, soit ils sont rejetés, et ils vont faire la même chose, mais ils vont prendre beaucoup plus de risques.
Les gens qui attendent leur demande d’asile pendant quatre ans vont ensuite prendre de nouveaux risques pour revenir dans un pays de l’Union européenne.
Mon organisation travaille dans le camp de Scaramanga, qui a fermé parce qu’il était situé sur un vieux port industriel qui a été racheté. La population a été relocalisée dans d’autres camps. Il y avait cette famille de Kurdes syriens, un couple et quatre enfants. Lorsque je suis arrivé en 2019, ils étaient déjà là depuis deux ans. En 2021, après quatre ans d’attente, ils ont eu leur dernier rejet par les autorités grecques. On n’a plus entendu parler d’eux jusqu’au début de cette année. Ils étaient partis illégalement du pays et avaient traversé les Balkans pour arriver en Bosnie-Herzégovine. Ils sont allés à la frontière près de Bihać pour pouvoir passer en Croatie dans l’Union européenne et retenter leur chance. Les exilés doivent traverser la rivière qui sépare la Croatie et la Bosnie-Herzégovine. Généralement, ils essaient plusieurs reprises : à chaque fois, les garde-frontières croates les repoussent et, parfois, leur retirent tous leurs vêtements pour les dissuader de recommencer. Ils reviennent en Bosnie dans les camps pour avoir de nouveaux vêtements. Et ils réessaient tous les mois. Je crois que le père a essayé sept ou huit fois, avec toute sa famille. Ils ont fini par arriver en Croatie et ils ont rejoint l’Allemagne. Le père nous a contactés depuis l’Allemagne pour nous dire qu’ils demandaient l’asile en Allemagne : « On est sains et saufs. Par contre, quand on a traversé la frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Croatie, un de mes enfants est mort noyé. » C’est révélateur de toute cette ineptie. Les gens qui attendent leur demande d’asile pendant quatre ans vont ensuite prendre de nouveaux risques pour revenir dans un pays de l’Union européenne.
La guerre en Ukraine pourrait être un puissant modificateur de la politique européenne de l’asile. Dans votre activité en Grèce, avez-vous constaté une modification ?
Lorsque le conflit en Ukraine a commencé, on a évacué un camp au nord de la Grèce, près de la Bulgarie. C’était un camp de Yézidis5, une population très vulnérable qui normalement vit entre soi. On leur a demandé de partir et ils ont été mis dans un autre camp, dont la population générale avait été déplacée pour que le camp puisse être alloué aux exilés ukrainiens. Il y a eu une approche assez urgentiste de l’action de la part des autorités grecques. Dès le début du conflit en Ukraine, il fallait faire quelque chose, sans réfléchir aux conséquences sur les demandeurs présents mais aussi sur les organisations.
En parallèle, bien que nous soyons une association norvégienne avec un bureau en Grèce, le ministère grec de l’Immigration nous a obligés à nous enregistrer pour accéder au camp à partir de 2018 pour avoir le droit de travailler en toute légalité et officiellement dans le camp avec les autorités publiques. Ce processus d’enregistrement, devenu extrêmement long et onéreux à partir de 2019, a été vécu comme une atteinte à la liberté d’association. Les plus petites associations n’ont pas eu les moyens de s’enregistrer et beaucoup ne peuvent plus travailler dans les camps. À Lesbos, par exemple, beaucoup d’organisations n’ont plus accès au camp et ont dû partir. Cette situation est aggravée par le fait qu’il y a moins de fonds disponible pour la Grèce, car une grande partie a été détournée vers l’Ukraine. Ce mois-ci, plusieurs organisations nous ont demandé de les absorber afin qu’elles puissent continuer à travailler. En ce moment, on observe le retour de beaucoup d’arrivants dans les hotspots. Il est devenu très compliqué pour nous d’obtenir des fonds et de répondre aux besoins de l’association, et surtout des exilés.
Dublin, fini ?
Camille6 est travailleuse sociale (éducatrice spécialisée) depuis quinze ans. Elle exerce dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile. La structure pour laquelle Camille travaille accompagne environ trois cents personnes et cinq cents à l’échelle du département. Sa mission principale est l’accompagnement des exilés dans le cadre de leur demande d’asile, de la préfecture à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) en passant par l’Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra). En parallèle, cette structure assure un accompagnement social pour scolariser les enfants ou mettre les exilés en contact avec des associations caritatives.
Dans l’activité de ces structures, l’accueil et la gestion des personnes soumises à la procédure Dublin sont centraux. Le règlement Dublin III de l’Union européenne détermine l’État responsable des demandes d’asile au sein de l’Union7. Une fois qu’ils sont entrés sur le territoire européen, qu’ils ont passé les hotspots, les demandeurs ne peuvent choisir où ils vont. S’ils vont dans un État qui n’est pas censé être responsable de leur demande, ce dernier doit les transférer vers l’État responsable. En France, ce sont les préfectures qui déterminent si les demandeurs d’asile qui arrivent sur le territoire sont sous le coup d’une procédure dite « Dublin ». Les préfectures en informent l’Office français de l’intégration et de l’immigration qui se charge d’apporter les conditions matérielles de l’accueil de ces personnes dans l’attente de leur transfert. Les autorités françaises disposent alors d’un délai de six mois, pouvant être prolongé jusqu’à deux ans, pour transférer les demandeurs d’asile vers l’État responsable. À l’issue de cette période, l’examen de la demande d’asile ne relève plus de la compétence du premier État, mais de la France. En pratique, un très petit nombre de procédures aboutit à des transferts. Le règlement Dublin III n’est alors qu’une période d’attente supplémentaire pour les exilés avant que leur demande d’asile ne soit effectivement examinée par les autorités françaises.
Depuis le début de votre carrière, vous avez assisté à la montée en puissance du règlement Dublin III. Pourriez-vous décrire la manière dont cette procédure est mise en œuvre dans votre centre d’accueil ?
Nous savons tout de suite que les demandeurs d’asile sont en procédure Dublin. Quand la personne arrive, l’Office français de l’intégration et de l’immigration envoie l’identité de la personne qu’on doit accueillir : date de naissance, nom, prénom et la procédure. Donc, soit c’est la procédure normale de demande d’asile en France, soit c’est la procédure Dublin de transfert vers un autre État membre. Actuellement, on accueille pratiquement que des Dublin, alors qu’en 2010, il n’y en avait pratiquement pas.
Il y a plusieurs types de Dublin. Il y a ceux qui sont passés par plusieurs pays d’Europe sans y avoir demandé l’asile, par exemple par la Slovénie, la Roumanie, l’Autriche et l’Allemagne, pour venir en France. Ensuite, il y a ceux qui sont arrivés après un premier rejet de leur demande d’asile dans un pays de l’Union européenne.
On ne sait pas pourquoi, mais il arrive que la préfecture requalifie la demande au bout d’un ou deux mois, et place le demandeur en procédure normale de demande d’asile. Au bout de six mois, l’asile est accordé et la personne peut facilement s’intégrer. Ce sont les cas formidables. Il y a d’autres demandeurs qui sont invités à se rendre à la préfecture très vite après leur arrivée au centre d’accueil pour signer l’arrêté de transfert vers l’État responsable de leur demande et leur assignation à résidence. Enfin, certains ne sont convoqués ni pour la requalification, ni pour l’arrêté, ni pour l’assignation à résidence. Ils sont en attente jusqu’à ce que les délais de Dublin expirent.
Les exilés ne comprennent rien du tout. Même avec un interprète, ils ne comprennent rien. Pour les personnes des grandes communautés afghanes, soudanaises ou maliennes, c’est plus simple. Elles ont des notions de Dublin parce que leurs compatriotes leur ont déjà expliqué la procédure plus simplement que nous.
De toute façon, la seule chose qu’ils attendent, c’est le moment où on leur dit : « Dublin, fini. » C’est le seul mot qui les transforme. Tout de suite. Mais jusque-là, ils sont vraiment dépendants de nous, parce qu’ils pensent que nous pourrons leur trouver la solution qui leur évitera le transfert. En plus, on leur apporte des moyens pour vivre.
L’une des critiques faites à l’encontre du règlement Dublin III est qu’il porterait atteinte aux droits des exilés en les plaçant dans un état de « stase » indéterminée. Est-ce que cette critique est confirmée par votre expérience ?
La dynamique de la présence de ces personnes en France est très différente de celles qui sont en demande normale d’asile. Le temps de la procédure Dublin les conditionne au point qu’ils ne se projettent nulle part. Ce temps-là, ils pourraient l’utiliser pour apprendre le français, par exemple. Parfois, des associations caritatives proposent des cours pour donner un coup de main, mais les exilés ne s’y rendent pas, ils restent dans leur communauté et attendent le mot « Dublin, fini ».
J’accompagne des personnes qui sont là depuis trois ans, entre Dublin et la procédure normale de l’asile. Ce sont des personnes foutues, comme mortes.
En ce moment, j’ai plusieurs dossiers qui durent depuis pratiquement un an, un an suspendu que la personne aurait pu utiliser pour apprendre le français, trouver un emploi ou simplement rencontrer des amis et commencer à créer un tissu social local. Et même après, si la personne passe par l’Ofpra pour sa procédure normale de demande d’asile, ça prend du temps. En cas de rejet par l’Ofpra, la personne passe devant la CNDA. J’accompagne des personnes qui sont là depuis trois ans, entre Dublin et la procédure normale de l’asile. Ce sont des personnes foutues, comme mortes : trois ans d’attente font perdre tous les moyens ; tout ce qui relève de l’insertion sociale et professionnelle est rendu impossible, quel que soit le résultat de la procédure. Par exemple, je m’occupe d’un Afghan, né en 1965, qui est en France depuis trois ans, après avoir passé cinq ans en Allemagne. Cela fait donc huit ans qu’il est en demande d’asile : il n’a jamais travaillé ; il a toujours été assisté par les services sociaux. Les jeunes n’attendent même plus et partent : ils n’ont pas le droit de travailler ; ils n’ont pas vraiment envie de commencer à s’intégrer. Si on les déboute et qu’ils doivent repartir, cela ne sert à rien. Les travailleurs sociaux ne savent pas comment occuper ces personnes-là. On arrive en milieu d’après-midi : ils passent leur journée au lit ; après, ils traînent jusqu’au soir, dans la gare ou dans la rue, sans savoir quoi faire. C’est un gâchis.
Dublin empire la situation, même si la personne a ensuite accès à l’asile. C’est un truc qui vous détruit et qui aura des effets tout le long de votre vie. Il y a beaucoup de personnes qui souffrent de pathologies psychosomatiques provoquées par le fait qu’elles doivent aller deux fois par semaine à la police8, pour ne pas être considérées en fuite. Ces personnes habitent dans la campagne profonde : elles doivent donc prendre les transports en commun pour venir signer à la police. Cela rajoute du stress au stress, des symptômes aux symptômes. Ils passent des examens médicaux pour comprendre d’où viennent ces symptômes : c’est dans la tête. Et ils doivent continuer à aller à la police. Certaines personnes parviennent à gérer leurs problèmes avec le cannabis, mais cela ne remplace pas un suivi psychologique et notre centre n’en propose pas. Un jour, ils doivent se rendre à la police, qui les embarque ou leur donne des billets de train pour aller en Slovénie ou ailleurs. S’ils ne viennent pas, ils sont considérés comme étant en fuite. Dans ce cas, ils doivent attendre encore douze mois pour entendre « Dublin, fini ».
Comment les travailleurs sociaux parviennent-ils à gérer ces procédures ?
J’accompagnais un monsieur qui devait être transféré en Bulgarie. Nous avons réussi à annuler l’arrêté de transfert pour une erreur de forme. La préfecture a repris l’arrêté pour continuer la procédure de Dublin en retirant l’erreur de forme. Entre-temps, le monsieur a été hospitalisé. Il est resté longtemps à l’hôpital, car il a eu un traitement assez complexe qu’il devait continuer à suivre après sa sortie. Il a été convoqué à la préfecture pour être transféré en Bulgarie avec, pour seule faveur, le transfert du dossier médical. Ce monsieur est venu me voir. Les associations qui s’opposent à son transfert viennent aussi me voir en me disant qu’il est impossible de le transférer vu son état. Qu’est-ce que vous faites ? Vous appelez les médecins, vous essayez d’échanger avec eux. À la campagne, avoir les médecins en urgence, ce n’est pas évident. Les psychiatres, on n’en a plus. Les infirmiers en psychiatrie, on en a très peu et les délais d’attente sont importants. Et pendant tout ce temps, la personne vous regarde dans les yeux en vous disant : « Vous pouvez m’aider ? Faites quelque chose, quoi ! » C’est une pression énorme. Heureusement, ce monsieur, nous avons réussi à le protéger.
Après, ça dépend des professionnels, nous avons tous nos histoires, avec notre empathie, notre façon de vivre les choses. Moi, les premières centaines de personnes, c’était très dur. Après, on s’habitue. C’est l’usine. Je ne vais pas mentir. Ça va, ça vient. C’est compliqué. On ne souvient pas des prénoms, des noms. C’est horrible. Ça dépend aussi des personnes que nous accueillons. Il y a des personnes qui sont plus avenantes que celles qui sont en stress post-traumatique, qui montent tout de suite dans les tours, qui sont ingérables. Ces dernières, on les évite, parce qu’il est impossible de travailler avec elles. Elles sont obsédées par leur transfert : « Ce n’est pas possible, je ne vais pas y retourner, là on va me renvoyer directement en Afghanistan ou au Soudan. » Ça tourne en boucle. Nous avons de plus en plus de profils comme ça et c’est de plus en plus dur.
Propos recueillis par Pierre Auriel
- 1. Claire Rodier, « Asile : logiques de l’évitement », Vacarme, n° 18, 2002, p. 110-115.
- 2. Alexandre Richard et Pierre Auriel, « Théorie de l’abus et restriction du droit d’asile », Revue des affaires européennes/Law & European Affairs, n° 1, 2022, p. 101-114.
- 3. Le Centre d’entraide pour les demandeurs d’asile et les réfugiés du Secours catholique réalise un tel travail, nourrissant notamment : Paul Fourier et Emelyn Weber, Parcours et politiques d’accueil des demandeurs et demandeuses d’asile dans l’Union européenne [en ligne], Conseil économique, social et environnemental, mai 2018. Le podcast La Voix des personnes réfugiées (Jeune Chambre économique de Paris, 2021-2022) ou le documentaire Roya, fin octobre (Raphaël Auger, Louis Paul et Loeiz Perreux, 2017) s’y attellent également.
- 4. Voir l’article de Thibault Fleury Graff, dans ce numéro, p. 51.
- 5. Une minorité kurde vivant majoritairement en Irak.
- 6. Afin de préserver l’anonymat des personnes exilées et des travailleuses sociales dont les vies sont évoquées dans cet entretien, son nom a été modifié.
- 7. Voir l’article de Martin Deleixhe, dans ce numéro p. 61.
- 8. Beaucoup de « dublinés » sont assignés à résidence et doivent aller régulièrement dans un commissariat pour signer une feuille de présence. S’ils ne le font pas, ils sont considérés comme étant en fuite. Le délai de transfert est prolongé de douze mois. L’aide apportée par l’État est suspendue. Ils sont désormais en situation irrégulière.