
La crise de l’asile européen
Introduction
Des exilés livrés à leur sort et contraints de risquer leur vie, une absence de solidarité entre les États, la multiplication des camps, le rétablissement des contrôles aux frontières : autant de symptômes de l’échec du système européen de l’asile. Face à cette crise, la solution consiste peut-être à miser sur un retournement de l’opinion publique, qui pourrait défendre un système plus respectueux des idéaux européens.
La politique européenne de l’asile est née, presque par effraction, au début des années 1990. Le principe de libre circulation des personnes en Europe interdit de contrôler les déplacements des ressortissants étrangers aux frontières des États membres. Une telle situation était une menace pour les États. Les exilés pouvaient se disperser en Europe, sans qu’aucun contrôle ne soit possible. Le système européen de l’asile a alors été créé pour prévenir ce risque1. Désormais, une demande d’asile ne doit être examinée qu’une seule fois dans l’Union européenne. Un seul État doit être responsable de chaque demande d’asile. Afin d’éviter toute inégalité entre les demandeurs, chaque État doit appliquer une norme uniforme d’accueil des exilés et d’examen de leur demande d’asile, et garantir une protection élevée de leurs droits fondamentaux.
Le système européen d’asile n’est ainsi qu’une conséquence marginale de la disparition des frontières dans l’Europe, mais il s’est progressivement chargé d’un sens politique indéniable. La figure contemporaine du réfugié est apparue inséparable de l’histoire du continent européen. La convention de Genève de 1951 a les mêmes sources que les textes fondateurs de l’unité politique de l’Union. L’Europe ne peut être qu’un territoire sûr pour les exilés2. Pour beaucoup, nos valeurs doivent inclure notre capacité collective à accueillir les exilés, les idéaux d’ouverture aux autres et d’hospitalité, ainsi que la solidarité entre les États membres face aux coûts que les exilés peuvent représenter.
Les exilés sont plongés dans des limbes inextricables et sont condamnés à risquer leur vie pour espérer demander l’asile.
Cette constellation politique et juridique était un idéal. Elle n’a jamais été entièrement concrétisée. Immédiatement, des failles sont apparues dans l’organisation juridique et administrative de l’asile en Europe, tandis que la valorisation de l’ouverture aux autres n’a jamais été une valeur unanimement partagée par les sociétés européennes. Aujourd’hui, les défaillances sont évidentes. Les exilés sont plongés dans des limbes inextricables et sont condamnés à risquer leur vie pour espérer demander l’asile. La solidarité entre les États pour répartir le poids humain, social, économique et politique des demandes d’asile est presque inexistante. La multiplication des camps d’exilés, les morts en Méditerranée, dans la Manche, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie ou sur la route des Balkans, les rétablissements unilatéraux des contrôles aux frontières intérieures de l’Union sont autant d’échecs du système européen de l’asile. Pendant que l’organisation juridique et administrative s’effondrait, le discours politique européen a cessé de prendre en compte la volonté d’accueillir. Désormais, c’est la peur des migrations qui domine nos raisonnements. Le « Nous y arriverons », prononcé par Angela Merkel en 2016 lors de la guerre en Syrie, a été remplacé par l’inquiétude d’Emmanuel Macron face aux « flux migratoires irréguliers » après la prise de Kaboul par les talibans en 2021.
De l’illusion au cynisme
Bien sûr, nous pourrions espérer le retour d’une configuration politique favorable à l’accueil des exilés en Europe. En attendant l’éventuel retournement de l’opinion publique, il ne resterait alors plus qu’à déplorer les renoncements successifs de l’Union concernant le respect des droits des exilés et de la solidarité européenne. Cette perspective a sa noblesse, mais elle est illusoire à moyen terme. La bataille des droits de l’homme et en faveur d’une solidarité européenne n’est pas encore perdue. Toutefois, « le déclin des droits de l’homme comme référence universelle et absolue de la politique, comme destination finale de tous les peuples3 » s’accentue de jour en jour, tandis que les gouvernements nationalistes ne paraissent pas faiblir. Prétendre protéger les droits des exilés ou garantir une solidarité entre les États est devenu inaudible dans de larges pans de l’Europe4.
Le moment politique européen actuel est révélateur. La crise sanitaire et la guerre ukrainienne ont été vécues comme des étapes décisives de la construction européenne. Pourtant, sur le terrain des droits fondamentaux des exilés et de la solidarité entre les États, ces événements sont ambigus. La crise sanitaire a permis d’accentuer le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures de l’Union européenne, engagé à l’occasion de la crise migratoire de 2015. Grâce à elle, les États ont disposé d’outils efficaces pour refuser des exilés sur les territoires nationaux et les repousser vers les autres États d’Europe. Désormais, chacun peut librement laisser à son voisin le poids de la protection des exilés.
De même, la guerre en Ukraine a poussé l’Union à enclencher le mécanisme de la protection temporaire. Ce dispositif a permis un large accueil des Ukrainiens, mais s’est également accompagné de politiques discriminatoires et d’un traitement à deux vitesses entre les réfugiés ukrainiens et les ressortissants d’autres États tiers5. Contrairement aux réfugiés syriens, irakiens ou afghans, la Pologne a protégé de nombreux Ukrainiens. Toutefois, cette solidarité spontanée a été utilisée par les autorités polonaises pour contraindre l’Union à débloquer le versement des fonds européens jusqu’alors suspendu à cause de la violation par la Pologne des principes de l’État de droit. La crise ukrainienne a donc été le vecteur d’une abdication des États européens sur le respect de l’État de droit. Or ces épisodes, durant lesquels les droits des exilés et la solidarité européenne ont été abandonnés, n’ont eu presque aucun écho dans l’opinion publique. La défense de ces idéaux paraît condamner à la marginalité politique.
Face aux crises politiques, juridiques et administratives de l’asile européen, certains sont tentés d’admettre la défaite des droits de l’homme, voire d’y applaudir. Les États « illibéraux », qui nient toute solidarité européenne en matière d’accueil des réfugiés, expriment cette passion triste. Le Royaume-Uni, rêvant de mettre en place des charters remplis de demandeurs d’asile à destination du Rwanda, s’engouffre également dans cette voie. Les projets de réforme qui souhaitent généraliser aux frontières extérieures de l’Union les hotspots, ces camps de filtrage et de rétention des exilés, relèvent aussi de cette logique. À chaque fois, ces évolutions sont justifiées par la défense des intérêts des peuples européens contre un extérieur menaçant. Cette position est justifiée par un argument démocratique : si la majorité de la population ne veut plus protéger les droits de l’homme et notamment ceux des exilés, ces hommes et femmes qui les inquiètent et menacent l’ordre social, les autorités publiques devraient respecter cette volonté et mettre en place les politiques migratoires adaptées.
Une telle position, dominée par le cynisme, n’est pas acceptable. Elle nie l’ensemble des idéaux européens. Elle repose sur une fausse opposition entre démocratie et droits de l’homme6. Elle prend généralement appui sur une remise en cause des principes de l’État de droit, qui s’appliquent aussi en matière migratoire. Elle ne peut permettre une solidarité européenne réelle puisque chaque État cherche unilatéralement à éloigner les exilés de son territoire. Surtout, elle nie l’universalité des droits de l’homme en cessant de protéger les droits des exilés. Cette évolution pourrait également avoir des effets collatéraux sur les nationaux. Ce qui est actuellement accepté pour gérer les exilés peut être étendu à tous les indésirables. En matière migratoire, les États et leurs populations acceptent l’enfermement des enfants dans des camps entourés de barbelés, la soumission d’exilés à des traitements inhumains ou dégradants, ou l’ineffectivité des mécanismes juridictionnels de protection des droits fondamentaux. Une fois admis dans ce cadre, il n’y a aucune raison de ne pas les étendre à d’autres groupes minoritaires. Les défaites des droits de l’homme et de la solidarité sont impossibles à circonscrire.
Protéger la solidarité et les droits face à la crise de l’asile
La politique européenne de l’asile peut alors sembler dans une impasse, l’espoir d’un retour des droits de l’homme et de la solidarité restant illusoire face au cynisme triomphant. Cependant, ces deux voies ne sont pas équivalentes. La première s’appuie sur les principes fondamentaux de la justice, le respect des droits fondamentaux et la solidarité entre les États membres. Sur le long terme, un retournement de l’opinion publique est possible. Elle pourrait alors soutenir la mise en place d’un système européen de l’asile pleinement respectueux des idéaux européens.
Toutefois, en attendant, il faut composer avec les peurs qui tenaillent les peuples. Ces peurs ne sont pas illégitimes et ne peuvent être écartées d’un revers de main. Elles doivent être prises en compte comme des données conditionnant, en grande partie, ce qu’il est politiquement possible de faire. Le but de ce dossier est d’essayer de penser la manière dont la politique européenne de l’asile pourrait être mise en œuvre en respectant le mieux possible les principes fondamentaux de l’Union, dans un espace politique conditionné par une opinion publique apeurée. Évidemment, le risque est de renoncer à nos idéaux au nom d’un pragmatisme politique. Les articles réunis dans ce dossier avancent alors prudemment sur une ligne de crête, sans certitude, tentant de penser ce que nous pourrions faire dans ce moment politique particulier.
Pour y parvenir, il est d’abord important d’établir ce qu’est la politique européenne de l’asile. C’est l’objet des entretiens avec Jean-Baptiste Metz et Camille. L’un est responsable d’une association travaillant notamment dans les camps en Grèce, l’autre est une travailleuse sociale intervenant dans un centre d’accueil des demandeurs d’asile en France. Leurs discours donnent corps aux négations des droits des exilés dans la mise en œuvre de la politique européenne de l’asile. Ils soulignent également les effets du système européen de l’asile sur ceux qui participent aux dispositifs de prise en charge des exilés, notamment les travailleurs sociaux. En outre, bien qu’ils adoptent des points de vue centrés sur les situations individuelles, leurs descriptions de l’errance des exilés en Europe sont également symptomatiques de l’absence de solidarité entre les États.
Les trois articles suivants ne se placent pas au niveau de la description des situations concrètes, mais des dispositifs juridiques les encadrant. Cela traduit un fait parfois oublié. L’Union européenne est « tributaire du droit pour remplir ses fonctions. [Elle] n’a pas d’infrastructure administrative, pas de pouvoir direct de coercition, pas d’armée et pas de police. Son unique instrument, sa seule arme, c’est le droit qu’elle fixe7 ». Certes, des agences européennes, dont Frontex et l’Agence de l’Union européenne pour l’asile, ont des fonctions importantes dans la mise en œuvre des politiques communes. Cependant, pour l’essentiel, l’action de l’Union consiste à mettre en place un cadre juridique et à contrôler sa mise en œuvre par les États membres. Par conséquent, imaginer une évolution du système européen de l’asile respectueuse aussi bien des droits fondamentaux que de la solidarité européenne n’est possible qu’en examinant ces dispositifs juridiques.
Ainsi, Thibaut Fleury Graff étudie l’externalisation du contrôle des frontières européennes. Des États tiers se retrouvent chargés de maintenir les étrangers à l’extérieur du territoire européen et d’éviter des entrées illégales. Parce qu’ils sont le plus souvent ignorés des citoyens européens, qui ne subissent pas les effets de ces nouvelles frontières européennes, ces mécanismes sont largement absents du débat public. Pourtant, ils conduisent généralement à d’importantes violations des droits des exilés en les plaçant dans des « zones anormales8 » où leurs droits sont niés. Les hotspots grecs ou italiens ne sont que la manifestation la plus visible de ce phénomène. Malheureusement, cette politique de transformation des frontières, partagée à l’échelle du globe9, est bien trop avantageuse pour les États pour que nous puissions espérer son abandon. Thibaut Fleury Graff imagine alors des pistes pour en permettre le déploiement en mettant fin à cette anormalité et en rendant possible un contrôle effectif des droits fondamentaux des exilés dans ces espaces.
La dernière proposition de réforme portée par la Commission européenne entérine l’échec de la solidarité entre les États membres en inventant notamment la notion de « solidarité flexible » au profit des États « illibéraux » ou nationalistes. Pour Martin Deleixhe, cet échec résulte de l’incapacité des institutions européennes à imaginer une solidarité avec les exilés. Concrètement, elle impliquerait de traiter les exilés comme des personnes responsables, aptes à choisir l’État d’accueil de leur demande d’asile et non plus comme des flux dont il s’agirait de gérer la répartition et d’éviter les débordements dangereux. A priori, ce projet s’oppose frontalement aux principes de la politique européenne de l’asile. Depuis trente ans, les institutions européennes s’échinent à protéger la répartition objective des demandeurs d’asile dans les États membres et privent les exilés du droit à choisir l’État responsable de leur demande d’asile. Pourtant, cette solidarité nouvelle, repensée à partir des exilés, n’est pas entièrement étrangère au droit de l’Union européenne puisqu’elle est celle de la protection temporaire mise en œuvre pour les réfugiés ukrainiens. Une alternative aux échecs de la solidarité européenne est donc possible car elle existe déjà.
Encore faut-il examiner concrètement la manière dont cette directive a été mise en œuvre. Gaëlle Marti s’y attelle en soulignant les limites de ce dispositif. Il n’a pas été déclenché au moment des crises syriennes ou afghanes, alors que les conditions de son activation étaient réunies. Sa mise en œuvre a donné lieu à des discriminations importantes à l’égard des ressortissants étrangers réfugiés en Ukraine et à des décisions arbitraires de certains États membres. Autrement dit, la solidarité et la protection singulière des droits des exilés présents dans ce dispositif ont été très vite rattrapées par les égoïsmes nationaux et les arbitrages injustes. Il n’y a pas lieu de s’en étonner. C’est le prix d’une double faiblesse de l’Union européenne : n’étant jamais devenue une fédération, elle ne dispose pas des armes pour forcer les États à respecter ces valeurs ; elle ne dispose pas non plus d’une unité politique qui lui permettrait de résister aux volontés arbitraires des États membres. C’est là une autre contrainte pesant sur la réinvention de la politique européenne de l’asile, peut-être la plus lourde tant elle est structurelle.
De multiples aspects de la politique européenne de l’asile ne sont que partiellement évoqués : le recours à des prestataires privés pour effectuer des missions relevant de la souveraineté des États, la prise en charge des réfugiés climatiques ou l’intégration des exilés dans les sociétés européennes. Il faudra du temps pour répondre à l’urgence d’une réinvention de la politique européenne de l’asile. Ce numéro d’Esprit n’en est qu’une étape, mais que nous espérons utile.
- 1. Voir Claire Rodier, « Asile : logiques de l’évitement », Vacarme, no 18, 2002, p. 110-115.
- 2. L’incarnation de ce lien est l’article 18 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : « Le droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés. »
- 3. Antoine Garapon, « Les droits de l’homme, l’État de droit et la démocratie. Introduction », Esprit, juin 2017.
- 4. Voir Justine Lacroix, « Le déclin de l’Union européenne et la fin des droits de l’homme », Tumultes, vol. 55, no 2, 2020, p. 107-121.
- 5. Outre l’article de Gaëlle Marti dans ce dossier, voir C. Rodier, « Réfugiés d’Ukraine : le “deux poids, deux mesures” de l’Europe », Esprit, mai 2022.
- 6. Sur ce point, dans une immense littérature, voir J. Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, 2016.
- 7. Professeur Walter Hallstein, président de la Commission de la Communauté économique, « Intervention dans le débat juridique sur le rapport Dehousse (Priorité du droit communautaire sur le droit des États membres) » [en ligne], Parlement européen, juin 1965.
- 8. Gerald L. Neuman, “Anomalous zones”, Stanford Law Review, vol. 48, no 5, 1996, p. 1197-1234.
- 9. Voir Ayelet Shachar, “The shifting border: Legal cartographies of migration and mobility”, dans The Shifting Border: Ayelet Shachar in Dialogue, Manchester, Manchester University Press, 2020.