
Changer de régime. L’expérience insurrectionnelle en Iran
Après la révolution de 1979, la société iranienne a longtemps oscillé entre l’obéissance et l’adhésion, marquée par les figures du martyr et de l’ennemi intérieur. Mais l’essor des mouvements féministes a défait la posture du sujet-électeur, pour finalement produire, à l’automne 2022, un nouveau sujet révolutionnaire.
Le moment insurrectionnel de l’automne 2022 n’est qu’une phase du mouvement en cours en Iran. Ce dernier acquiert son sens si on le remet en perspective dans l’histoire plus longue des relations entre société et État depuis la fondation de la République islamique en 1979.
En Iran, l’histoire de la violence collective est liée à celle de la reconfiguration de l’État après la révolution. Cette violence postrévolutionnaire s’étale le long de la décennie meurtrière (la « longue » révolution) que dure l’institutionnalisation du nouveau régime de la République islamique, qui se stabilise à travers de nouvelles relations entre société et État. Au terme d’une guerre extérieure contre l’Irak et d’une guerre de purification politique contre les ennemis intérieurs (opposants politiques et groupes subalternes non chiites), l’identité iranienne se reconfigure à l’intérieur des cadres et des « lignes rouges » du nouvel État. C’est en comprenant l’histoire de la fondation de la République islamique, des récits qu’elle s’est donnés et des héritages qu’elle a revendiqués et qu’elle a réussi à imposer comme étant les siens, à l’intérieur et à l’extérieur, que l’on peut saisir la puissance et la profondeur de la rupture à laquelle on assiste aujourd’hui. Si elle précède le moment insurrectionnel qui s’est ouvert en septembre 2022, ce dernier vient la rendre concrète pour les populations iraniennes vivant dans le pays, pour la société iranienne transnationale et pour le monde. C’est alors que cette rupture prend forme et produit une re-subjectivation politique à travers la contestation.
La possibilité du soulèvement
Le mouvement insurrectionnel actuel est un mouvement que l’on regarde : on sait l’importance des réseaux sociaux et de la circulation des images pour ce mouvement qui a une dimension éminemment transnationale et globale. Mais c’est aussi un mouvement qui nous regarde, parce qu’il pose la question de la possibilité du soulèvement.
Cette dernière renvoie à la possibilité de la désobéissance, relevée par La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire (1576) : comment en arrive-t-on à « supporter la tyrannie » quand la désobéissance est toujours possible ? Cette question est le pendant de celle que Machiavel pose dans son traité de gouvernement politique, Le Prince (1532) : comment gouverner et obtenir l’obéissance de ses sujets ? La question de La Boétie résonne encore de nos jours et a été rouverte par le soulèvement iranien. Or les premières réactions expertes ou médiatiques face à l’événement sont de se demander si le soulèvement va durer ou si le pouvoir va s’effondrer, et d’expliquer pourquoi il est impossible que le peuple renverse le pouvoir en Iran. Ces questions sont une façon de refermer ce qui s’est ouvert avec l’insurrection. Elles en disent plus sur nous que sur les insurrections révolutionnaires, et notre besoin de clore le sens, en tout cas de nous rassurer en nous plaçant dans un espace de prédictions possibles, et ainsi de recouvrir la question ouverte par La Boétie et par la rue iranienne : pourquoi le soulèvement est-il toujours (et partout) possible ?
Pour observer ce moment insurrectionnel, nous avons la chance de disposer d’une économie internationale de circulation des images, qu’il faut néanmoins prendre avec beaucoup de réflexivité et de mise en contexte. Des médias iraniens à l’étranger (Iran International, la BBC en persan, Radio Farda…), qui ne sont pas neutres dans leur couverture de l’insurrection, disposent d’équipes qui vérifient les vidéos diffusées, qui peuvent donc être tenues pour relativement fiables. Je me suis également appuyée sur les espaces de conversation (les spaces sur Twitter ou Clubhouse) qui s’ouvrent sur les réseaux sociaux pour comprendre comment cette expérience insurrectionnelle est vécue.
Entre l’obéissance et l’adhésion
Comment la forme de gouvernement qu’est devenue la République islamique après 1989 se fonde-t-elle sur un rapport complexe de la société iranienne au projet de la République islamique, entre obéissance et adhésion ? Hannah Arendt évoquait la pente glissante entre l’obéissance et l’adhésion1. Ce glissement, on peut l’observer par exemple dans la société iranienne à l’occasion des obsèques de l’ancien président Ali Akbar Hachemi Rafsandjani en janvier 2017. Ce dernier était étroitement associé à la genèse de la République islamique et à la guerre contre l’Irak (1980-1988), puis au mouvement réformiste dont il est l’un des fondateurs. Écarté du pouvoir après le Mouvement vert de 2009 auquel il avait apporté son soutien, il n’en demeurait pas moins une figure fondatrice du régime, et un symbole de la corruption économique et de l’opportunisme politique qui ont marqué la normalisation de la vie politique iranienne à partir des années 1990, après une première décennie de fondamentalisme révolutionnaire et de guerre. Même si le soutien des Iraniens au mouvement réformiste était présenté comme un choix pragmatique et rationnel vers un moindre mal dans l’horizon étroit de la vie politique iranienne, les obsèques de Hachemi Rafsandjani ont donné lieu à un vaste mouvement national, qui signalait une adhésion et un rapport affectif tissés dans la trame de l’obéissance. Cette position paradoxale, entre obéissance et adhésion, s’est nouée à travers la violence postrévolutionnaire des années 1980 et la guerre, qui a créé un sentiment d’adhésion nationale fort en s’appuyant notamment sur deux figures : le martyr et l’ennemi intérieur.
La figure de martyr, essentielle dans la grammaire politique et affective de la révolution de 1979, a été refaçonnée selon les termes de l’islam politique et djihadiste de Khomeiny, et s’est imposée comme un élément central de propagande et de subjectivation politique à la faveur de la guerre contre l’Irak. Elle est devenue l’idéal-type de l’homme nouveau issu de la révolution islamique et le ciment d’une communauté politique assise sur des affects, des valeurs et une identité collective. C’est cette opération qui permet notamment de comprendre pourquoi et comment les familles des centaines de milliers (entre 250 000 et 500 000) de jeunes hommes morts dans la guerre Iran-Irak sont devenues le socle et le soutien d’un gouvernement qui a envoyé les leurs au carnage, en refusant plus de six fois les propositions irakiennes de cessez-le-feu à partir de 1981, pour des considérations de politique intérieure. À travers la loyauté envers ces vies fauchées s’est construit un respect pour l’idéologie du régime.
La figure de l’ennemi intérieur, qui s’oppose à celle du martyr, apparaît au début des années 1980, au moment où la guerre devient un instrument de politique intérieure, pour traiter les opposants politiques en ennemis de l’État. Mohareb (« ennemi de Dieu ») est une qualification juridique, forgée dans les tribunaux révolutionnaires, qui est encore utilisée aujourd’hui pour justifier l’exécution des manifestants. Cette figure de l’ennemi intérieur s’est également forgée à travers les politiques antiterroristes utilisées par l’État iranien à la même époque pour instituer sa violence d’État.
Au terme des années 1980, la société a adopté le récit fondateur de la République islamique et la légitimité « républicaine » d’un pouvoir qui revendique l’héritage de la révolution de 1979, tout en la vidant de sa puissance subversive et contestataire, notamment par l’atomisation de la société propre aux sociétés totalitaires2. À la fin de la guerre, au début des années 1990, s’installe une adéquation entre identité iranienne et République islamique. Celles et ceux qui n’ont pas vécu la guerre, qui se sont exilés l’étranger, ont été considérés comme moins « iraniens » que celles et ceux qui sont restés. L’expérience commune de la guerre, mais aussi d’un pouvoir contre lequel se mettent en place des pratiques subversives communes, fonde les traits d’une iranité partagée qui se vit à l’intérieur de la République islamique comme espace de référence politique, social et culturel. Ainsi, le refus du drapeau iranien au moment de la coupe du monde de football manifeste le lieu « géologique » de la rupture à laquelle on assiste : la déconnexion de ce que la République islamique était parvenue à superposer, à savoir l’identité iranienne et l’identité révolutionnaire islamique, à l’exclusion de tout ce qui était « autre », supprimé par les exécutions ou par l’exil.
De l’électeur à un nouveau sujet politique
À partir des années 1990 apparaît la figure du sujet-électeur. Elle s’est réalisée avec l’élection massive de Mohammad Khatami en 1997, mais elle n’a cessé de réapparaître sous plusieurs formes. Les Iraniens se sont vécus comme un électorat. L’État iranien a longtemps utilisé cet argument pour se présenter comme un régime démocratique, issu de la souveraineté populaire de la révolution de 1979 et approuvé par des élections, avec des taux de participation supérieurs à ceux observés en Occident. Avec l’élection d’Ebrahim Raïssi en 2021, qui était le candidat du non-choix, élu avec un taux de participation historiquement faible, la figure du sujet-électeur s’est désagrégée. Or l’atout (au moins discursif) incontestable de la participation politique a été révoqué non par le bas, mais par le haut : le Guide suprême a escamoté l’élection présidentielle de 2021 par un verrouillage strict au profit du candidat de son choix, défaisant la figure, pourtant fort utile au pouvoir lui-même et à son emprise sur le corps social, du sujet-électeur. Nous vivons aujourd’hui l’une des conséquences à moyen terme de cette rupture du pacte électoral, maintenu avec beaucoup de finesse, de ruse et d’intelligence durant plusieurs décennies.
La délégitimation de l’institution républicaine islamique s’opère aussi par le bas, avec la multiplication des mouvements de demande de justice. De nombreux mouvements de mères demandant justice se sont stratifiés par une transmission des savoir-faire militants et une solidarité entre générations, acquérant progressivement une visibilité dans l’espace public : les « mères de Khavaran » en demande de vérité sur les exécutions et lieux de sépulture de leurs enfants tués dans les années 1980, les « mères du parc Laleh » à la recherche de leurs enfants disparus en 2009, les « mères en demande de justice » (madaran daadkhaa) suite à l’assassinat de leurs enfants dans les rues durant la répression des insurrections de 2019, les familles du Boeing du vol PS752 de Téhéran à Kiev, abattu en janvier 2020 par les gardiens de la révolution peu après son départ de Téhéran, lors de la crise ouverte par l’assassinat par les services américains de Qassem Soleimani en Irak. Le vol PS752, qui transportait surtout des Iraniens binationaux résidant au Canada, et dont les familles ont présenté des demandes de justice à l’étranger (au Canada et en Ukraine), a révélé à quel point la société iranienne est transnationale. Ces mouvements de demande de justice ont connu un premier aboutissement avec le procès devant la cour de Stockholm, au nom de la compétence universelle, de Hamid Noury, un petit fonctionnaire responsable des massacres de prisonniers politiques en 1988, dont la condamnation à perpétuité a indirectement reconnu Raïssi coupable de crimes de guerre3. Le mouvement qui fait suite à l’assassinat de Jina Mahsa Amini est nourri entre autres d’une re-subjectivation politique qui se négocie à la marge depuis plusieurs décennies, opérant des changements au long cours, que l’insurrection de l’automne 2022 a rendu visibles aux Iraniens eux-mêmes. La souveraineté populaire existe désormais en dehors du cadre politique national, à la fois parce qu’elle remet en question le cadre constitutionnel de la République islamique (voir le slogan « La République islamique, nous n’en voulons pas », qui pose la volonté collective d’un « nous ») et parce qu’elle se vit comme transnationale.
Les mouvements féministes iraniens ont produit une analyse critique précise de la ségrégation juridique, spatiale et sociale de la République islamique.
Ensuite, le mouvement « Femme, vie, liberté » remet particulièrement en cause la misogynie et la xénophobie d’État. Judith Butler et, avant elle, Nicole Loraux ont montré comment la pensée féministe fournit des outils pour penser politiquement la mobilisation du deuil par les proches, notamment par des mères, en ce qu’elle mobilise des passions politiques4, une politique des affects et une demande démocratique de justice ancrées dans la valeur des vies5. Le féminisme comme pensée et grille de lecture permet aussi de faire une contre-proposition à la misogynie et à la xénophobie d’État. Les mouvements féministes iraniens ont produit une analyse critique précise de la ségrégation juridique, spatiale et sociale de la République islamique, qui crée des citoyens et des citoyennes de seconde zone. Ainsi, la campagne « Un million de signatures pour l’abolition des lois discriminatoires » mettait, dès 2006, l’accent sur la manière dont des femmes des classes populaires et des provinces marginalisées sont nettement plus susceptibles de souffrir de la misogynie d’État que les femmes des classes moyennes urbaines : elle associait déjà les oppressions de genre, ethnico-nationales et économiques. Ces mouvements féministes iraniens ont permis d’identifier la République islamique comme productrice d’exclusions stratifiées, à partir de discriminations juridiques et économiques. C’est cette façon de poser le problème des violences et des inégalités qui permet de formuler, en riposte, une demande radicale de changement de régime. La clarté de cette demande commune a permis, dès septembre 2022, d’unifier des franges très différentes de la société iranienne dans un mouvement qui est révolutionnaire par l’ampleur de la transformation des rapports entre société et État qu’il réclame, et par l’exigence de changement de pouvoir qui en émerge.
La phase insurrectionnelle du mouvement « Femme, vie, liberté » a produit un sujet révolutionnaire, un « nous » du peuple qui ne veut plus de l’ordre établi par la République islamique. Personne ne peut prédire ce qui va se passer, mais un objectif est posé, et ses modalités d’accomplissement relèvent directement des Iraniens et des Iraniennes. Ce « nous », qui s’affirme comme protagoniste de la « révolution de 1401 » comme la nomment les Iraniennes6, prend corps à travers l’activité insurrectionnelle, qu’on y participe de l’intérieur, ou qu’on la regarde et qu’on la relaie sur les réseaux sociaux. Les rythmes de l’insurrection sont essentiels pour en comprendre la pratique. Dans sa première phase, elle n’a connu ni de jours ni de nuits : de 17 heures jusqu’à tard dans la nuit, elle se déroulait dans la rue, souvent autour de feux de quartiers ; dès le petit matin avaient lieu les cérémonies de deuil du quarantième jour (chehlom) de manifestants tués ; en fin de matinée étaient organisées des manifestations d’associations de médecins et d’avocats (qui étaient souvent collectivement arrêtés par les forces de l’ordre) ; à partir de midi commençaient les manifestations, les flashmobs et les sit-in dans les universités… À ce rythme se superpose un réinvestissement cyclique des dates : cérémonies de deuil, commémoration des révoltes de 2019, commémoration de la journée de l’étudiant iranien (le 16 Azar, en mémoire de la mort de trois étudiants iraniens qui s’étaient opposés à la visite de Nixon après le coup d’État de 1963). Ainsi, les Iraniens mobilisent et écrivent une certaine histoire des luttes dans la rue.
Par la créativité et les formes d’action (marches blanches en décembre, regroupements spontanés comme cela s’est passé après l’incendie de la prison d’Evin en novembre ou pour empêcher l’exécution des manifestants devant la prison de Gohar Dasht en janvier), la société iranienne travaille ses émotions collectives. Elle développe une nouvelle économie morale, dans laquelle les vertus politiques de courage et de solidarité (entre les femmes, entre les ethnies) remplacent la prudence, qui prédominait pendant l’hégémonie idéologique du réformisme. Cette nouvelle économie morale est en train de reconfigurer l’espace de significations dans lequel toute action de l’État et toute action contestataire vont désormais être reçues et comprises.
Propos retranscrits par Jonathan Chalier
- 1. Hannah Arendt, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial » [1964], dans Responsabilité et jugement, trad. par Jean-Luc Fidel, préface de Jerome Kohn, Paris, Payot, 2005.
- 2. Voir Chowra Makaremi, Le Cahier d’Aziz. Au cœur de la révolution iranienne, Paris, Gallimard, coll. « Témoins », 2011.
- 3. Voir l’entretien d’Éric Landel avec C. Makaremi, « Procès de Hamid Noury : “Les massacres des années 80 sortent du vase clos de l’Iran” », Libération, 2 août 2021.
- 4. Nicole Loraux, Les Mères en deuil, Paris, Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1990.
- 5. Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, trad. par Joëlle Marelli, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2010.
- 6. Nous sommes en 1401 dans le calendrier iranien, qui commence le 21 mars 622 dans le calendrier julien.