
Banlieues et Gilets jaunes
L’opposition entre les quartiers et les pavillons doit être nuancée par une commune division territoriale et une convergence des conditions de travail. Faute d’une croyance commune, c’est le lieu qui fait l’identité, et la base de la lutte.
Les révoltes politiques qui ont ébranlé la France ces dernières années ont toutes été territoriales : émeutes des banlieues en 2005, mouvement des Bonnets rouges en 2013, révolte des Gilets jaunes en 2018-2019. Certaines (comme les Bonnets rouges) ont obtenu immédiatement gain de cause, mais d’autres non. D’où leur amertume durable : lorsqu’on lui demandait pourquoi les banlieues n’avaient pas rejoint le mouvement des Gilets jaunes, Mohamed Mechmache, animateur social qui avait tenté de politiser l’insurrection des banlieues après 2005, ne pouvait que tonner : « Ils étaient où tous ces gens en 2005 ? »
Un peuple divisé
Pourquoi cette succession de luttes parcellisées, sans continuité ni liant ? La France serait-elle redevenue cet « agrégat inconstitué de peuples désunis » que déplorait Mirabeau ? Un archipel de communautés sans destin commun ? Dans cette vision, la politique aurait unifié le pays à partir de la Révolution, après quoi la lente désinstitutionalisation, l’affaiblissement juridique et financier, puis l’effondrement symbolique de l’État auraient décousu le tissu social, dessinant un pays dorénavant construit sur des formes de liens souples, constituant des solidarités que l’on pourrait qualifier de « labiles », c’est-à-dire informelles, précaires, plastiques… Les révoltes elles-mêmes en deviendraient labiles, insaisissables, comme celle des Gilets jaunes en témoigne. Elles seraient à l’image d’une société individualiste, voire anomique.
Les Français ne se vivent plus comme un « peuple ». Le pays gronde mais ne se soude pas. Serait-ce que « l’union fait la force mais [que] la misère la divise » et que, « en période de crise chacun mise sur son biz [1] » ? Si l’on compare les mouvements les plus véhéments de ces dernières années (émeutes des banlieues et Gilets jaunes), ils semblent à première vue animés par deux catégories très distinctes, mais appartenant toutes deux aux classes populaires : les habitants des grands ensembles et ceux des quartiers pavillonnaires. Ou, pour reprendre la désormais célèbre typologie de Christophe Guilluy, les « banlieues » et les « périphéries ». Jeunes adolescents désœuvrés contre travailleurs précaires. Français métissés contre Français blancs. Métropoles contre villes moyennes et petites, voire zones rurales. Familles souvent monoparentales mais encastrées dans des solidarités de voisinage, voire communautaires d’un côté ; familles monoparentales et éclatées plongées dans des environnements sociaux aux liens beaucoup plus ténus de l’autre.
Or cette division a des effets pratiques : elle agit en profondeur sur les imaginaires, tant ceux des élites que des couches populaires, qui ressentent que leurs destins se sont progressivement découplés.
Les plus radicaux des militants des banlieues le clament : « Le traitement colonial et postcolonial des populations indigènes a créé une scission entre les Indigènes et les Blancs, et il ne suffit pas d’avoir quelques intérêts communs pour la voir disparaître. […] Tout effort vers une convergence sera forcément vain tant que seront ignorées la frontière raciale qui persiste entre les deux ainsi que la surreprésentation des Indigènes dans les populations pauvres [2]. » Et les éléments qui poussent à la révolte étant essentiellement des atteintes circonstancielles à la dignité d’un groupe précarisé économiquement, ils ne sont pas forcément réunis au même moment pour deux groupes différents. Pour les banlieues, l’étincelle aura été la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré en 2005, et le manque de considération des interventions du ministre de l’Intérieur d’alors. Pour les Gilets jaunes, la taxation des carburants et le dédain des décideurs d’aujourd’hui. « Les Indigènes développent un type d’économie morale bien distinct vis-à-vis de l’État, dans laquelle la question raciale prime. Cette différence implique que les facteurs d’une révolte ou d’une participation à une manifestation ne sont pas identiques et que, dans les cas des Indigènes dans le contexte actuel, quand bien même leur situation socio-économique est précaire, les responsables n’ont pas, de leur point de vue et vis-à-vis d’eux, dépassé la ligne rouge au-delà de laquelle ils se révolteraient [3]. »
Une séparation forcée
Christophe Guilluy et les Indigènes de la République tomberaient donc presque d’accord sur la question du séparatisme social et de ses conséquences. Pourtant, on peut relever de nombreux traits communs entre ces populations, dans leur situation objective comme dans leur expérience ressentie : la domination ou l’exclusion économique, l’isolement social et le « subalternat », le sentiment d’abandon, le fort capital d’autochtonie, l’importance des cultures populaires…
Il conviendrait donc de ne pas céder à une vision opposant les populations (et révoltes) des grands ensembles métissés et celles des pavillons blancs : cette dichotomie est partiellement inexacte, parce que les zones pavillonnaires sont de plus en plus prisées, y compris par les élites issues des quartiers (bien que la politique de la ville ait freiné leur départ, en fixant ceux qui s’enrichissaient quelque peu et en leur permettant d’accéder à la propriété près de leur cité d’origine, dans des nouvelles cités résidentialisées et rénovées). Qui plus est, les jeunes des zones rurales et « périurbaines » ou « périphériques » sont tout autant déclassés socialement que leurs congénères des banlieues de grands ensembles, bien plus encore que leurs parents ; et pourtant, ils n’ont que peu pris part au mouvement des Gilets jaunes.
Cette opposition entre militants des quartiers et « pavillonnaires » est donc forcée car au-delà des questions « raciales » prédominent à la fois la division territoriale, et une progressive convergence des conditions de travail et des conditions sociales.
Les inégalités territoriales frappent autant les zones rurales que les villes, alors que les instruments de la péréquation financière des territoires riches en direction des territoires pauvres (Dsq puis Dgf, qui baisse de 20 % entre 2013 et 2017) sont mis à mal, que la Datar a disparu et que le Commissariat à l’égalité des territoires, ancêtre d’un organisme dédié à l’immigration (le Fas), peine à se redéployer vers l’ensemble des territoires (avec un budget limité à environ 500 millions d’euros).
La pauvreté frappe le cœur des petites villes, dévitalisées de leurs commerces et où se replient les plus pauvres, aussi bien que les banlieues de grands ensembles redéfinies en « quartiers prioritaires de la politique de la ville » (Qpv), ces quartiers disposant globalement de moins d’investissements publics (moins de moyens pour l’Éducation nationale, moins de policiers et moins de transports en commun).
Qui plus est, l’individualisation du monde du travail est réelle, jusque et y compris dans le monde ouvrier. Les enfants des ouvriers des banlieues se vouent de plus en plus aux métiers de services dépendant de l’économie des plateformes (comme Uber), de nouveaux métiers qui sont autant de facteurs de dislocation des solidarités de travail.
Les caractéristiques sociales convergent aussi : même consommation de masse (disparition des petits commerces au profit des grandes surfaces et des grandes zones commerciales, contre laquelle d’autres mouvements se sont naguère dressés, comme le poujadisme du début des années 1950) ; même culture mainstream (où dominent vidéo, pop, réseaux sociaux, achats de biens de consommation courante et d’habillement à bas coût, tourisme low cost à l’étranger).
Par conséquent, si tous ces territoires peuvent être animés de mouvements de protestation parce qu’une certaine « économie morale » est bafouée, les révoltes émergent dans des contextes temporels et surtout des lieux différents.
Des révoltes semblables
On se trouve donc face à une pluralité de phénomènes à la fois enfants (orphelins) de l’effondrement des grandes idéologies et engagements politiques, et précurseurs de nouvelles formes d’engagement, populiste et insurrectionnel. Spontanés, sans programme, sans représentant ni leader, sans structuration, sans média, sans relais organisé dans la société…
Ils utilisent les moyens de lutte décriés depuis l’émergence de la gauche syndicale puis partisane à la fin du xixe siècle et son encadrement des couches populaires dans le mouvement ouvrier, qui mirent fin à la grande peur des « classes dangereuses » : de nombreuses mobilisations récentes ont remis à l’honneur le « luddisme » (ou sabotage), la destruction, le boycott. Ces moyens de lutte ont remplacé les pétitions, les grèves et les manifestations « tranquilles », bien réglées et conformes à l’ordre public.
En particulier, ces insurrections ont pour carburant une forme de « capital d’autochtonie », c’est-à-dire une capacité à s’approprier son environnement immédiat pour le transformer en base de lutte. À l’heure des combats « zadistes », ces formes de contestation enracinées dessinent une nouvelle carte politique, qui s’appuie enfin sur le territoire. Comment s’en étonner, alors que les hôpitaux, les bureaux de poste, les gares et les écoles ferment, que les cœurs de villes moyennes se désertifient ? Que les aires urbaines se segmentent et se spécialisent entre zones commerciales aussi laides qu’étalées, centre-villes touristiques désertés de leurs habitants, zones pavillonnaires sans âme ? Que donc le tissu économique, puis institutionnel, puis social, se délite ? Les Français, qui plébiscitent un mode de vie à l’américaine (voiture, pavillon-piscine, centre commercial, pop culture, consommation de masse), semblaient se satisfaire de leur vie privée tout en se désespérant de leur vie sociale et de leurs villes, et ne plus se reconnaître dans leur pays… Selon toute apparence, c’en est fini de cette résignation.
Ces insurrections ont une capacité à s’approprier son environnement immédiat pour le transformer en base de lutte.
On le voit : si les couches populaires se sont bien séparées géographiquement ces dernières décennies, leurs caractéristiques sociales convergent partiellement. Ce phénomène n’est pas nouveau : au xxe siècle, les paysans ne se sont pas révoltés au même moment que les petits commerçants et artisans en voie de disparition, pas plus que les ouvriers (juin 1936 ou mai 1968). Les couches populaires n’ont jamais été unies : ceux qui lisaient L’Humanité ne lisaient pas France-Soir ! Mais la force structurante de l’État, de la redistribution, du plein emploi, qui égalisait leur condition, n’est plus là pour cimenter ces parties disjointes du tout national ; et la classe ouvrière n’est plus là non plus pour porter une voix majoritaire. Si bien que les territoires, zones de repli social et finalement identitaire (car seule l’identité réelle ou fantasmée reste quand le lien social se fissure), se fragmentent, et que de nouvelles oppositions apparaissent.
Dans L’Illusion économique, Emmanuel Todd explique : « N’étant plus défini par une foi [catholique, communiste, nationaliste…], l’homme devient le produit d’un lieu [4]. » Et l’on peut suivre sur ce point Christophe Guilluy lorsqu’il assure que « la question universelle du village raconte, à l’heure de la mondialisation, la nécessité pour les plus modestes, de préserver un capital social et culturel à l’heure où l’État ne protège plus [5]. » Ainsi, « les classes populaires retrouvent un environnement social et culturel, un capital d’autochtonie susceptible de redéfinir un rapport de force avec les classes dominantes [6] ». Le tout avec un fort potentiel de développement économique qui serait cependant basé sur une offre et une demande locales (circuits courts, économie de la réparation/restauration, etc).
C’est dans ce retour au local, au petit, au slow (food, démocratie…), au low (tech), aux mobilités douces ; dans le retour à une économie de marchés locaux ; dans le développement d’une économie de la réparation, du recyclage, de la restauration locale, que l’on pourra sortir par le haut des conflits de plus en plus durs qui travaillent la société.
Cette perspective peut offrir une alternative constructive qui corresponde aux profils des protagonistes des insurrections populaires du xxie siècle. Mais elle n’est pas exempte de dangers, car elle peut tout aussi bien accélérer un repli, un délitement, une fracturation de la nation, une « archipélisation » pathogène et source de possibles conflits.
[1] - Ntm et Nas dans Affirmative Action, 1996.
[2] - Wissam Xelka, « Quartiers populaires et gilets jaunes même combat », www.indigènes -républiques.fr. Une analyse des plus lucides qui vient en contrepoint des prises de position fondamentalement dangereuses de ce parti.
[3] - Ibid.
[4] - Emmanuel Todd, L’Illusion économique, Paris, Gallimard, 1997, p. 324.
[5] - Christophe Guilluy, La France périphérique, Paris, Flammarion, 2014, p. 144.
[6] - Ibid., p. 158.