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Crédits photo : Canva
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Le retour du risque géopolitique. Effets économiques de la guerre en Ukraine

L’usage militaire que Poutine a fait de la dépendance économique marque le retour du risque géopolitique en économie. Il s’agit d’un changement majeur : très largement ignoré par les investisseurs depuis 1991, ce risque est difficile à modéliser et à circonscrire. Il rendra impérative la diversification des sources d’approvisionnement et des chaînes de valeur.

La nuit du 24 février 2022 a fait basculer l’Europe dans une autre dimension. L’invasion de la Crimée et du Donbass, en 2014, aurait dû servir d’avertissement ultime, venant après la guerre de quelques jours en Géorgie six ans plus tôt. Tout était déjà visible : la dérive autoritaire et répressive du régime russe, l’idéologie de la pureté qu’il aurait pour mission d’apporter à un monde en dégénérescence, l’expression d’une hiérarchie des souverainetés (celle de la Russie ayant besoin, pour se protéger, de piétiner celle de ses voisins), le refus d’accepter que l’Ukraine puisse choisir son chemin. « Il ne serait pas exagéré de considérer que la création d’une Ukraine unie, hostile à la Russie, aurait les mêmes conséquences que l’emploi d’armes de destruction massive sur notre pays1 », écrivait le président Poutine en 2021, offrant une justification à son invasion. On peut légitimement se demander pourquoi il a fallu si longtemps pour identifier la menace. Sans nul doute, les historiens des décennies prochaines décortiqueront la stratégie d’influence déployée par le régime russe, sa corruption, la fascination que son modèle social conservateur et son régime autoritaire ont exercée. Mais la place de l’économie dans cet endormissement collectif n’est pas négligeable.

Codépendance

L’investissement étranger en Russie était beaucoup plus important qu’en Ukraine, créant un intérêt objectif des investisseurs à être « compréhensifs » avec la Russie. La Russie ne pourrait, disait-on, lancer une guerre qui menace l’Union européenne, partenaire commercial si important. L’Union achetait du gaz et du pétrole, mais la Russie achetait des produits de luxe, des automobiles, des composants électroniques, des machines-outils… Tout cela s’équilibrait et plaidait pour une coopération respectueuse. Les liens économiques entre la Russie et ses voisins européens s’opposeraient à la guerre, qui n’était dans l’intérêt de personne. L’élite russe était trop occidentalisée ; ses enfants étudiaient en Angleterre ; ses dirigeants se faisaient soigner en Allemagne ; ils allaient à Davos chaque janvier.

Une leçon de l’histoire est que la politique (et sa « continuation par d’autres moyens », pour reprendre la célèbre définition que Clausewitz donne de la guerre) l’emporte sur les liens commerciaux. Ceci n’est pas nouveau : en 1913, les importations de l’Allemagne provenaient des États-Unis pour 15 %, de l’Empire russe (13 %), du Royaume-Uni (9, 7 %), d’Autriche-Hongrie (7, 6 %) et de France (5, 2 %). Ses exportations se dirigeaient vers les mêmes puissances, dans un ordre différent : Royaume-Uni (14, 3 %), Autriche-Hongrie (11 %), Empire russe (8, 7 %), France (7, 8 %) et États-Unis (7 %)2. Quatre de ces cinq partenaires commerciaux sont entrés en guerre contre elle. En 1940, le Japon dépendait des États-Unis pour le cuivre et le carburant, essentiels à son industrie.

La stratégie de création de dépendances économiques n’est pas non plus nouvelle. Le régime de Staline en avait fait l’une des pierres angulaires de l’architecture de l’Union des Républiques socialistes soviétiques. Après la dissolution de l’Union soviétique, l’influence économique s’est principalement perpétuée autour de l’énergie. Tel pays ne pouvait payer son gaz : on lui faisait crédit quelques années. Mais il fallait ensuite payer une note devenue insurmontable, souvent en acceptant de céder son infrastructure pétrolière ou gazière. C’est ainsi que Moldavie ou Biélorussie ont vendu leur réseau de pipelines. Lorsqu’un pays ne se comportait pas comme il fallait, ses produits devenaient impropres à la consommation sur le marché russe. Tour à tour, le vin géorgien, la viande moldave (à l’exception notable de celle produite en Gagaouzie, une région qui avait « bien » voté lors du référendum sur l’accord d’association et de libre-échange avec l’Union européenne), et les couches-culottes ukrainiennes (y compris celles produites par un leader mondial avec les mêmes normes de qualité que partout ailleurs) ont connu ce sort.

Avec l’Occident, la codépendance était en apparence plus équilibrée. Mais la dépendance russe vis-à-vis des produits de l’Union européenne était diversifiée et pouvait ne se faire sentir que sur le moyen terme. On peut remettre l’achat d’une machine-outil, d’un sac de luxe ou d’une grosse berline. La dépendance européenne vis-à-vis de la Russie était bien plus immédiate. Sans gaz, on ferme les usines, on a froid. On ne peut pas remettre l’hiver à plus tard. On se souvient de l’inquiétude, à l’automne 2021, provoquée par le niveau anormalement bas des stocks de gaz européens3.

Lorsque la guerre à grande échelle s’est déclenchée, l’Europe s’est trouvée dans une situation très difficile, dont elle s’est tirée contre toute attente grâce à une forte mobilisation de sa société, et avec l’aide d’un début d’hiver particulièrement doux. Un phénomène plutôt nouveau, en revanche : c’est la première guerre de haute intensité que l’on peut suivre quasiment en direct sur les réseaux sociaux. Cela rend la conduite de la guerre bien plus visible et diffuse les inquiétudes économiques bien plus rapidement. Les conséquences sont profondes sur le moral de la population et donc sur la volonté de poursuivre le combat ou le soutien. Encore une illustration de la nécessité d’avoir une stratégie associant force économique et militaire avec une stratégie d’influence bien pensée, pour pouvoir s’imposer.

L’économie des belligérants

L’économie des belligérants est fondamentalement transformée ; elle devient une arme au service de la guerre. C’est particulièrement vrai pour l’Ukraine. Rappelons qu’en 2021, son économie représentait le dixième de celle de la Russie. Elle a été bien plus fortement touchée par les destructions et l’invasion, même si les prévisions initiales d’une chute de 45 % du produit intérieur brut étaient sans doute pessimistes. L’industrie fournit missiles, armes, munitions et blindés. L’agriculture attire les devises qui sont nécessaires pour soutenir l’effort de guerre. Toute la société s’est mobilisée pour la défense du pays et la réparation des destructions. La résilience des Ukrainiens est absolument admirable. Sans le soutien financier du monde occidental, ils n’auraient pas pu prolonger la guerre. La poursuite de la contribution financière (32 milliards de dollars en 2022, dont 12 des États-Unis et 12, 5 des pays de l’Union européenne), ainsi que celle de l’assistance militaire sont essentielles à l’effort de guerre.

En Russie, les autorités ont à cœur de montrer que leur économie n’est pas touchée, mais certaines productions ont largement souffert, notamment l’automobile dont la production est en baisse des deux tiers. La mobilisation partielle a conduit de nombreux Russes à l’exil, vidant le pays d’une partie de ses talents et désorganisant l’économie. On est encore loin, cependant, de la « guerre totale », prônée par Joseph Goebbels dans son célèbre discours du Sportpalast, le 18 février 1943 après la chute de Stalingrad. Sous une grande banderole qui proclamait « Guerre totale, la plus courte des guerres », il exhortait la population à se mettre totalement au service de la guerre, à travailler dix, douze, quatorze heures par jour, exclusivement pour l’effort de guerre.

L’économie est aussi visée par la guerre. Une économie forte est le meilleur soutien d’une armée puissante. Éteindre la volonté de combattre de l’ennemi, c’est aussi le mettre à genoux économiquement. Au Moyen Âge, cela passait par la dévastation des campagnes et de longs sièges. Depuis l’avènement du bombardement aérien, l’infrastructure économique est ciblée bien au-delà de la ligne de front. C’est ce que le régime russe tente de faire, en ciblant les infrastructures de production et de transmission d’énergie à coups de missiles antinavires. Il faut noter le caractère asymétrique de ces actions. Si la Russie peut viser l’infrastructure de l’Ukraine, l’Ukraine n’a pas les moyens de répliquer. Une réplique indirecte provient des sanctions. C’est un autre outil ancien : le blocus continental napoléonien en est un exemple. On peut douter de leur efficacité à provoquer un changement radical de direction du régime sanctionné : les régimes cubain, vénézuélien et iranien font l’objet de sanctions depuis plusieurs décennies. S’ils n’ont pas rompu, leur potentiel de croissance a plié : la richesse de ces pays aurait pu être beaucoup plus importante, leur vitalité économique beaucoup plus forte, sans les sanctions. Le comportement des acteurs de secteur privé en augmente la portée. Ainsi de nombreuses banques ont-elles choisi de fermer les comptes de leurs clients russes, alors que rien ne les y oblige dès lors que ces derniers ne sont pas sanctionnés : elles estiment simplement que cette clientèle est devenue trop risquée.

Le retour du risque géopolitique

La guerre semble malheureusement devoir continuer de longs mois. Elle apporte des transformations de l’économie mondiale, accélérant des tendances préexistantes. Le monde d’après la guerre aura une architecture différente.

Le retour du risque géopolitique va peser. Très largement ignoré par les investisseurs depuis 1991, c’est, d’après une étude récente, la première préoccupation des dirigeants de grandes entreprises dans le monde4. C’est un changement majeur pour deux raisons. Premièrement, on ne sait pas bien le modéliser : il ne rentre pas dans les tableurs des banquiers et des analystes ; il n’obéit pas aux règles des économistes. Deuxièmement, les instruments financiers nécessaires pour l’appréhender et le circonscrire n’existent pas ou peu. Les assureurs ne couvrent pas le risque de guerre. La couverture du risque politique est très partielle : par exemple, la nationalisation n’est généralement couverte que si elle est spécifique, c’est-à-dire que seule l’entreprise assurée est nationalisée. Si un pays décidait de confisquer les biens détenus par les étrangers sur son sol, ce risque ne serait donc pas couvert.

Cela pourrait amener les investisseurs à se replier sur des géographies qu’ils estiment plus sûres ou à redistribuer leurs investissements. Par exemple, au lieu de transformer la matière première extraite dans un pays risqué (il faut bien aller chercher la ressource ou la terre fertile là où elle se trouve), ils vont choisir de la transporter et transformer dans un pays moins risqué. C’est ce qui se passait en Ukraine avant la guerre : la Turquie s’était fait une spécialité de la production de farine à partir de blé ukrainien. Et cela pourrait renchérir les financements dans les pays jugés risqués, à un moment où les besoins, notamment pour la transition énergétique, sont en forte hausse.

On peut penser que le retour du risque géopolitique n’est pas transitoire. Il va rendre impératives une meilleure diversification et une plus grande résilience des chaînes de valeur complexes, concentrées et à flux tendus que le monde avait construites dans les dernières décennies. La pandémie de Covid avait déjà mis en évidence le danger de dépendre d’une seule source d’approvisionnement et d’avoir des stocks trop faibles. La guerre ajoute une dimension politique : il est devenu dangereux de trop acheter d’un pays dont les valeurs sont incompatibles avec celles de son pays.

La diversification des sources devient impérative, même si la concentration de certaines productions agricoles ou minières impose des limites.

Va-t-on pour autant vers un monde constitué de blocs concurrents, étanches les uns aux autres par leurs normes, leurs équipements et leurs valeurs, en perpétuel frottement les uns avec les autres, et constitués uniquement de pays alliés ou amis (friendshoring) ? On peut en douter. Même à l’époque de la guerre froide, les blocs soviétique et occidental n’étaient pas complètement étanches et tous commerçaient avec les pays « non alignés ». La concurrence conduira à maintenir des relations avec des pays à faible coût de main-d’œuvre. Et l’attrait de grands marchés, même potentiellement hostiles, va demeurer. Mais la diversification des sources devient impérative, même si la concentration de certaines productions agricoles ou minières impose des limites. On ne peut plus se permettre de tout fabriquer dans un seul pays. La diversification des circuits logistiques va elle aussi se poursuivre. La Chine a lancé il y a déjà longtemps son initiative des « nouvelles routes de la Soie » : une série d’investissements logistiques et de transport de grande ampleur. Ces projets n’ont pas pour but explicite d’éviter de dépendre de détroits surveillés par la puissance maritime dominante (les États-Unis) ou de passer par le territoire de la Russie, mais force est de constater que c’est bien leur effet. Dans l’économie qui s’annonce, on ne pourra plus compter sur des délais et des coûts de transport toujours stables et fiables, et il faut donc accepter des redondances, des stocks tampons. À la recherche de l’optimisation des coûts va succéder une recherche beaucoup plus subtile, celle de l’optimisation du triptyque coût-résilience-risque.

Enfin, la guerre n’est pas sans influence sur la transition énergétique. À court terme, avec le retour du risque géopolitique, la question de l’indépendance énergétique revient au premier plan. La réouverture des centrales à charbon encourage les pays émergents à revendiquer le droit de continuer, eux aussi, à utiliser cette énergie. Le débat de plus en plus vif sur le financement par les pays anciennement développés du coût d’adaptation des pays émergents, qui a dominé la Cop27 en Égypte, va enfler et devenir de plus en plus brûlant. En même temps, l’Europe a pris conscience de sa dangereuse dépendance aux énergies fossiles et accélère sa transition. L’Agence internationale de l’énergie estime que les capacités de production européennes augmenteront de 343 GW sur la période 2022-2027, 30 % de plus qu’estimé précédemment. Cela va contribuer à l’affaiblissement durable de la Russie, notamment parce que ses gisements sont parmi les plus chers à exploiter.


La guerre en Ukraine oppose un régime redoutable – parce qu’autocratique, messianique et disposant de l’arme nucléaire, à la puissance économique déclinante –, à un pays dix fois plus petit, mais soutenu par les démocraties libérales, dont les économies dominent encore collectivement et pour longtemps la scène mondiale. La détermination des Ukrainiens reste sans faille. Si les démocraties libérales demeurent unies dans leur soutien économique et militaire, leur puissance fera la différence.

  • 1. Vladimir Poutine, « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » [en ligne], Ambassade de la Fédération de Russie en France, 12 juillet 2021.
  • 2. Wolf-Fabian Hungerland et Nikolaus Wolf, “The panopticon of Germany’s foreign trade, 1880-1913: New facts on the first globalization”, European Review of Economic History, vol. 26, no 4, novembre 2022, p. 479-507.
  • 3. C’était en grande partie dû au faible remplissage des capacités de stockage que Gazprom avait achetées (et qui ont depuis été nationalisées par le gouvernement allemand). Au 15 janvier 2022, à la veille de la guerre, ces capacités étaient à moins de 20 % de remplissage, alors que la moyenne européenne était à plus du double. Voir les données fournies par le site internet Gas Infrastructure Europe – Aggregated Gas Storage Inventory à cette date.
  • 4. Alan FitzGerald, Vivien Singer et Sven Smit, Economic conditions outlook during turbulent times [en ligne], McKinsey & Cie, 21 décembre 2022. De son côté, le Forum économique mondial note le retour de risques anciens, dont les confrontations géoéconomiques, dans son Global Risks Report de 2023.

Francis Malige

Diplômé de l'ESCP Europe, Francis Malige est le directeur général des institutions financières de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement.

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