
L’avenir est un long passé. 2046 de Wong Kar-wai
Par le truchement des intrigues amoureuses de M. Chow, 2046 aborde les angoisses suscitées par la rétrocession de Hong Kong à la Chine. L’impression d’anachronisme produite par l’esthétique du film entre en écho avec le sentiment de latence éprouvé par les habitants de la ville, entre souvenir de l’unité chinoise et anticipation de ce qui pourrait advenir.
Sous couvert de mélodrame dédié aux amours d’un écrivain de science-fiction, 2046 (2004) est en réalité une profonde méditation sur le déphasage historique et l’enchevêtrement des temporalités, pétrie d’imaginaires antagonistes. Situé dans le Hong Kong des années 1960, le film de Wong Kar-wai traite indirectement des angoisses suscitées par la rétrocession de la colonie britannique à la Chine en 1997. À travers les romans du protagoniste, il met également en fiction la promesse chinoise de ne pas toucher aux institutions politiques – relativement démocratiques – pendant une durée de cinquante ans, soit jusqu’en 2047 (« un pays, deux systèmes »). Or, depuis la répression des manifestations en faveur de la démocratie de 2019, l’adoption de la loi sur la sécurité nationale en juin 2020 et la réforme du système électoral en mars 2021, il est accablant de constater combien les craintes d’une reprise en main musclée de Hong Kong par Pékin étaient fondées1. Des prémonitions qui avaient infusé le cinéma hongkongais dès la nouvelle vague des années 1980, de John Woo à Tsui Hark en passant par Ringo Lam, et que Wong Kar-wai a discrètement distillées dans Les Cendres du temps (1994), Happy Together (1997) et, surtout, 2046.
Retissant certains des fils d’In the Mood for Love (2000), dédié à l’amour impossible entre M. Chow et Mme Chan, 2046 voit revenir M. Chow hanté par le nombre 2046, soit le numéro de la chambre où les deux âmes en peine, mariées chacune de leur côté, ont pu s’aimer à l’abri des regards indiscrets dans le premier opus. Ce numéro, M. Chow le recroise par hasard dans la pension où il vit désormais en séducteur impénitent. Désireux d’habiter cet espace mémoriel, il est cependant contraint de se déplacer dans la chambre n° 2047. Mais la propagation de ces nombres, aux multiples références, ne s’arrête pas là. 2046 et 2047 sont également les titres des romans de science-fiction écrits par le personnage, dont certains fragments sont mis en images dans le film. Le roman 2047 prend encore pour cadre la ville 2046, en 2046, où l’on pourrait « retrouver ses souvenirs perdus. Car on dit que rien ne change jamais, à 2046. Mais nul ne sait au juste, car nul n’en est jamais revenu. Sauf moi ». Les voyageurs en partance pour ce futur bizarrement anachronique, lieu potentiel de préservation de la mémoire, sont attirés par une promesse de non-changement, d’immuable, capable de terrasser l’amnésie. De plus, le train qui sillonne inlassablement une ville de gratte-ciel désertée est peuplé d’androïdes à émotions différées, dont il ne faut pas s’éprendre.
Une sourde mélancolie souffle sur ce futur qui ressemble à l’aporie des promesses non tenues.
On retrouve donc, codés et transposés dans l’imaginaire du passé, du présent et du futur, tous les éléments inédits qui caractérisent la rétrocession. Celle-ci engendre la crainte – ou l’espoir, c’est selon – d’un retour au passé d’une Chine non morcelée par les guerres qui l’ont contrainte à abandonner certains de ses territoires (Hong Kong, Taïwan, Macao…). Toutefois, pour rassurer la communauté internationale et les investisseurs qui ont érigé Hong Kong en plaque tournante du capitalisme, la superpuissance s’engage à différer l’effectivité de l’événement historique et à ne pas toucher au cadre politique sur une durée limitée. S’ouvre dès lors une étrange période de latence, où les temps sortent de leurs gonds, peuplés de réminiscences et de projections fantasmatiques, sur ce qui a jadis eu lieu et ce qui pourrait advenir. Une sourde mélancolie souffle sur ce futur qui ressemble à l’aporie des promesses non tenues.
Wong Kar-wai incarne ces réflexions temporelles dans la sphère du sentiment amoureux, tout en laissant entendre la dimension politique de sa fable par la répétition obsessionnelle (plus de trente occurrences) des dates fatidiques de 2046 et 2047. Le générique de fin contient d’ailleurs une référence précise à ce devenir sous condition, bien que diluée dans un magma sonore : « Hong Kong will maintain its economic system as a way of life for fifty years. » Comme si les belles intentions de 1997 étaient d’ores et déjà parasitées, si ce n’est condamnées.
Cet entrechoc des imaginaires du temps est encore retranscrit dans l’esthétique hybride du long métrage. L’intrigue principale, dédiée aux aventures érotiques de M. Chow, advient dans l’ambiance glamour des années 1960, idéalisées par le maniérisme de la mise en scène. Or c’est à cette période que Wong Kar-wai, âgé de 5 ans, a fui avec sa mère les troubles historiques du continent chinois. Une sorte d’âge d’or qu’il a souvent porté à l’écran, dans Nos années sauvages (1990), In the Mood for Love, ou « La main », l’un des segments du film collectif Eros (2004). 2046 contient encore quelques séquences d’archives en noir et blanc consacrées aux émeutes advenues sur l’île en 1967, alors que la Révolution culturelle battait son plein de l’autre côté de la mer de Chine. Pour tous ceux qui ont trouvé refuge à Hong Kong au cours du xxe siècle, la rétrocession fait rejaillir le spectre des violences totalitaires.
Enfin, l’univers de science-fiction est paradoxal, à la fois anachronique et futuriste. Si l’esthétique rétro-futur a largement été popularisée par Blade Runner (1982) de Ridley Scott, fusion entre le film noir et le genre du cyberpunk, Wong Kar-wai prend à rebours les codes hollywoodiens et porte le déphasage temporel au cœur de son imagerie. Dans cette ville-monde désespérément hermétique, où pas un rayon de soleil ne luit, il ne demeure que l’armature de gratte-ciel évidés, ramenés à de la pure infographie numérique. Les vieux moyens de transport, qui mèneraient aux souvenirs perdus, ne sont plus habités que par des androïdes, seules altérités pour le voyageur solitaire enfermé dans un trajet sans fin. Soit la conflagration de la modernité industrielle et du post-humain, dans un espace-temps historique flou, tiraillé entre le passé et l’avenir, dont les ultimes perdants sont l’homme, la communauté et la civilisation. Sorte de gigantesque compte à rebours sous forme de poupées gigognes, 2046 prend les traits d’une balade mélancolique dans un monde en sursis.
- 1. Voir Jean-Philippe Béja, « La fin de Hong Kong ? », Esprit, juillet-août 2020 et Sebastian Veg, « Le statut de Hong Kong et le néo-souverainisme en Chine », Esprit, décembre 2020.