
Le tour du propriétaire
De Métropolis à Parasite, le cinéma façonne nos représentations de la ville et du logement. S’il jette souvent un regard acéré sur la ségrégation spatiale et les divisions inscrites dans l’habitat, il peut aussi envisager une réconciliation entre les classes sociales, ou donner à voir les vestiges d’architectures disparues.
Le cinéma ne cesse d’exploiter les potentialités symboliques des lieux de vie des personnages. Extension d’eux-mêmes, interface entre l’individuel et le collectif, la demeure concentre tout un réseau de problématiques familiales, sociales ou existentielles. Habiter le monde, c’est d’abord être ancré dans un foyer – urbain ou rural – qui implique un rapport à l’espace et au cadre, et une certaine façon de concevoir le lien à autrui. Tributaire des époques, le type de logement détermine des modes de vie et de socialisation. Il manifeste, à la fois concrètement et métaphoriquement, une ligne de partage sociale et politique : d’où voit-on le monde ? Dans quel contexte et sous quel angle ?
Le burlesque poétique de Mon oncle (1958) de Jacques Tati est un cas d’école : il confronte le charme désuet du vieux quartier de M. Hulot, débordant de bruits, de couleurs, d’interactions joyeuses, à la froideur de la maison cubique hyperfonctionnelle, saturée de décorations ridicules, de meubles inconfortables, d’objets de consommation qui se retournent contre l’humain. Par ailleurs, de l’après-guerre à nos jours, la représentation des taudis, des bidonvilles ou des cités a occupé le cinéma, pour offrir de la visibilité aux déclassés ou penser d’autres organisations urbaines. Deux ou trois choses que je sais d’elle (1966) s’ouvre sur des vues de Paris et plonge dans la réalité des grands ensembles – le « elle » du titre renvoyant à la banlieue parisienne. Jean-Luc Godard y fustige la société de consommation, le capitalisme et la publicité qui envahissent les habitats modestes et poussent à la marchandisation des corps. Aux États-Unis, la banlieue des classes moyennes a donné corps à maints récits, pour en magnifier la féerie (Steven Spielberg, E.T., 1982) ou révéler les pathologies refoulées derrière le vernis des pavillons immaculés (David Lynch, Blue Velvet, 1986 et Twin Peaks, 1990-1992). En fonction de leurs choix formels – réalisme, stylisation, futurisme –, des réalisateurs mués en architectes des imaginaires sociopolitiques incarnent la question du logement et du vivre-ensemble dans des expérimentations fictionnelles, riches de réflexions nichées dans les coins et recoins des habitations.
Partition spatiale et sociale
Qu’elle soit verticale ou horizontale, la ségrégation spatiale engendre une partition sociale, qui assigne à résidence les personnages, sans élévation ni franchissement possible. Fichés dès la naissance, pris dans la gangue de la reproduction des inégalités, ils sont condamnés à vivre dans des lieux insalubres ou déshumanisants.
Chef-d’œuvre de l’expressionnisme allemand, Metropolis (1929) de Fritz Lang opposait déjà les villes haute et basse, le surplomb oisif des élites dirigeantes et les travailleurs de l’ombre, condamnés à faire tourner la machine dans les entrailles de la terre. Une scission réitérée dans l’esthétique rétro-futur de Blade Runner (Ridley Scott, 1982) : les humains déclassés, ainsi que les replicants, grouillent dans des bas-fonds multiculturels, saturés de néons publicitaires. Agglutinés les uns aux autres, ils sont dominés par quelques « maîtres du monde » nichés dans des tours d’ivoire aux allures de pyramides égyptiennes, qui tutoient un ciel rendu crépusculaire par la lutte à mort des classes et des espèces (hommes versus robots). Plus largement, le gratte-ciel s’est imposé comme symbole hollywoodien dès l’après-guerre. Avec sa figure d’architecte génial inspirée par Frank Lloyd Wright, d’après un roman d’Ayn Rand, Le Rebelle (1949) de King Vidor opposait déjà l’harmonie des maisons de style prairie – horizontales, à taille humaine, calquées sur le vivant et la nature – au gigantisme des bâtiments en béton, symbole de modernisme et de prospérité économique. Devenu vitreux au fil des décennies, le gratte-ciel offre une vue surplombante de la ville aux traders qui détiennent les clefs du royaume (Oliver Stone, Wall Street, 1987) et signe la démesure du néolibéralisme, qui est aussi une question d’architecture et d’occupation de l’espace (J. C. Chandor, Margin Call, 2011, sur la crise économique de 2008).
Dans ses dystopies, qui ont pour cœur battant des habitations dysfonctionnelles, le romancier britannique James G. Ballard ausculte la décomposition urbaine et les liens entre urbanité, socialité et violence. Des friches – vieux cinéma, abri antimissile – réinvesties en refuges de fortune dans L’Île de béton (1973) jusqu’aux luxueuses résidences ultra-sécurisées de Super-Cannes (2000) et de Sauvagerie (2002), l’auteur scrute les pathologies mentales et sociopolitiques induites par les types d’habitat, sur lesquels se projette la folie humaine. La tour de quarante étages et mille logements dans I.G.H.1 (1975), censée ériger une microsociété pacifique et autonome, devient le théâtre d’une guerre de territoires, en fonction de la répartition verticale. L’utopie se transforme en contre-utopie. Alors même que le complexe en copropriété est réservé aux professions libérales aisées – manière de déjouer le cliché entre les riches et les pauvres –, la surpopulation, les pannes d’ascenseur, les violentes querelles exacerbent les hiérarchies entre « faubourgs prolétaires » dans les strates inférieures, « quartiers chics » au milieu et « oligarchie » au firmament de cette nouvelle tour de Babel. La civilité s’écroule comme un château de cartes et l’aliénation architecturale provoque émeutes, viols et meurtres. Le contrat social fantasmé est rompu et l’on retourne à l’état de nature hobbesien.
Sortir du décor
Le cinéaste coréen Bong Joon-ho jette un regard acéré sur les divisions sociales transcrites dans l’habitat : villes connectées contre villages anachroniques (Memories of Murder, 2003 ; Mother, 2009), échoppes des petits boutiquiers ou logements précaires des chômeurs vampirisés par les gratte-ciel des gagnants de la mondialisation (The Host, 2006). Film post-apocalyptique adapté d’une bande dessinée française, Le Transperceneige (2013) est une fable écologique et un apologue sur la ségrégation. Après que la Terre a subi une glaciation intégrale, résultat d’une expérimentation folle destinée à lutter contre le réchauffement climatique, un train de survivants tourne inlassablement au cœur d’espaces désertiques. Le réalisateur enferme alors toutes les classes de la société dans des compartiments : des pauvres parqués dans les wagons de queue aux allures de cachots, aux élites occupant des attelages colorés, jusqu’au créateur dans le wagon de tête. Il se verra renversé par la révolte des derniers de cordée, qui franchissent une à une toutes les voitures et découvrent, ébahis, dans l’aménagement de plus en plus luxueux, les rouages de la division sociale. Une sorte de condensé architectural visité au galop par les personnages – et le spectateur. Jusqu’à la révélation finale, qui dévoile la cannibalisation des dominés par les dominants.
Palme d’or en 2019, Parasite s’ouvre et se ferme sur l’entresol où vit la famille Kim, le nez au ras du bitume de Séoul. Microscopique, situé à hauteur de caniveau, ce « trou à rat » est tour à tour inondé ou désinfecté par des produits polluants. Tirant des plans sur la comète, les Kim pénètrent la maison d’architecte – au design minéral – d’une riche famille en se faisant passer, l’un après l’autre, pour ce qu’ils ne sont pas (professeur de cours particuliers, chauffeur, gouvernante). Ils aspirent à s’extraire de leur quartier, ou plutôt à dépasser le niveau du sol qui les assimile à des cafards, dans l’espoir de franchir la ligne qui sépare les nantis des déclassés, contre le maître des lieux qui ne cesse de rappeler à ses employés de rester sagement à leur place. Si le jeu de rôles fonctionne d’abord assez bien, les membres de la famille sont trahis par leur odeur, « l’odeur des gens du métro » comme l’assènent avec mépris les bourgeois. Malgré leurs efforts, ils n’arrivent pas réellement à se fondre dans le décor, caractérisé par le minimalisme, la symétrie des pièces, les baies vitrées fusionnant avec une nature verdoyante. Comme le dit Mme Kim en l’absence des propriétaires, « l’argent est un bon fer à repasser, il efface tous les plis ». Les mouvements et les angles de prises de vues traduisent les hiérarchies sociales, puisque la maison se situe sur les hauteurs de la capitale. Les plongées et les contre-plongées soulignent les efforts désespérés des Kim pour transgresser les assignations identitaires. Mais leur cambriolage social tourne à la descente aux enfers. En lieu et place d’une élévation, ils découvrent dans le cellier une volée de marches qui conduit à un bunker caché, investi par un couple encore plus misérable qu’eux. Dans ce décor-personnage créé de toutes pièces pour le film, véritable dédale dramaturgique, les rôles s’entremêlent, la mue achoppe. Les tentatives d’appropriation de l’espace se soldent par des massacres primitifs et un retour à la case départ, en pire : l’entresol, le bunker ou la tombe. Comme si, dans la société coréenne inégalitaire, l’accession à la propriété était interdite aux pauvres.
L’entresol, le bunker ou la tombe. Comme si, dans la société coréenne inégalitaire, l’accession à la propriété était interdite aux pauvres.
À rebours, certaines œuvres portent un regard plus optimiste sur la manière de lutter contre la ségrégation spatiale, grâce au pouvoir judiciaire s’il le faut, contre l’impuissance ou le fatum. Conduire une politique volontariste pour briser les murs invisibles entre les ghettos noirs et les quartiers blancs est au cœur de la mini-série Show Me a Hero (2015) de David Simon. D’après une histoire vraie, cette chronique sociale porte à l’écran une expérimentation qui a eu lieu dans la ville de Yonkers (État de New York) au cours des années 1980-1990. Portée par la volonté farouche d’un juge fédéral prêt à mettre la municipalité en faillite si elle n’obtempère pas, cette utopie concrète de mixité sociale a fini par permettre la construction de logements à bas prix dans les quartiers résidentiels. Cette révolution urbaine a cependant nécessité un combat titanesque pour décloisonner les lieux et les consciences. Polyphonique, la série entremêle des tranches de vie. D’un côté, les mères de famille esseulées de la cité de Schlobohm font face à l’insécurité, aux ordures non ramassées, à la drogue qui s’échange dans les cages d’escalier, autant de fléaux engendrés par la ghettoïsation. De l’autre, les citoyens blancs, qui n’entendent pas renoncer à leur paisible cadre de vie, s’insurgent contre la décision de la Cour, égrenant publiquement leurs préjugés : « Ces gens de la cité vont faire venir la criminalité dans nos quartiers et faire chuter la valeur de nos maisons. » Au milieu, les politiciens passent leur temps à marchander et versent dans le populisme électoral. In fine, le bras de fer judiciaire mène à l’intégration progressive des familles moins aisées. S’appuyant sur la théorie de l’« espace défendable2 » de l’urbaniste Oscar Newman, réellement engagé pour l’occasion, Yonkers bâtit de petites maisons individuelles, dotées d’un jardin ouvert sur la rue, pour prévenir la violence inhérente à l’aménagement des grandes barres d’immeubles. Après la condescendance, le racisme, les regards en chien de faïence, le brassage social advient, la vie de quartier se déploie et une communauté – désormais mixte – prend corps. Contre tout déterminisme, Show Me a Hero, porté par le regard sociologique de David Simon, créateur de The Wire, envisage une réconciliation entre les classes sociales. L’urbanisme permet le décloisonnement et l’inclusion, symbole d’une politique de la ville volontariste. Gérer la pierre inaugure des conversions concrètes – et douloureuses – qui contreviennent aux ségrégationnismes d’hier.
Maisons témoins
Outre le morcellement socio-économique de l’espace, la « surmodernité » urbaine porte un autre écueil : l’amnésie engendrée par le « présentisme3 », selon l’expression de François Hartog désignant un présent monstre qui abrase le passé et le futur. Placée sous le patronage du « conte de l’homme amnésique », la narration fragmentée et elliptique de Night of Cups (2015) de Terrence Malick parcourt l’architecture déshumanisée de Los Angeles. Structuré autour du hasard et des cartes de tarot, le film adopte le flux de conscience d’un être fantomatique incarné par Christian Bale, sans ancrage, véritable somnambule qui se noie dans le luxe et le divertissement : « Le monde l’a absorbé. » Il est un non-sujet errant dans les « non-lieux4 » du contemporain. L’absence à soi se projette dans ce décor évidé, dépourvu de vie, si ce n’est un mouvement perpétuel absurde. Trait de style du cinéaste, la caméra voltige à travers le cadre froid des centres urbains et propose un catalogue publicitaire d’habitations : tours dans les nuages, maisons de plage épurées, résidences arborées, lofts minimalistes, villas de milliardaires. En contrepoint, apparaissent fugitivement des pauvres à l’hôpital ou des sans-abri, mais aussi des espaces naturels antédiluviens, témoins cosmologiques de ce qui préexistait à la civilisation. Les manières d’habiter le monde et les matériaux privilégiés au fil du temps en viennent à refléter les psychés et les imaginaires sociopolitiques. Ici, le gratte-ciel de verre, matériau analysé dès 1933 par Walter Benjamin sous l’angle de la disparition du secret et de la perte d’intériorité5, ne reflète plus qu’une évanescence, qui renvoie l’homme à son vide existentiel.
La déambulation labyrinthique de Night of Cups souligne l’éradication d’une mémoire que portait encore l’habitat traditionnel, avant les booms économiques, la modernisation à outrance ou les destructions dues aux guerres. Si la demeure est un espace à la lisière du privé et du public, elle est aussi un témoin mémoriel et historique. En marge du système d’État et de la propagande, la « sixième génération » du cinéma chinois a documenté la brutalité des mutations socio-économiques. Beijing Bicycle (2001) de Wang Xiaoshuai passe de la vie de quartier dans les hutongs, ces petites ruelles parsemées d’habitations regroupées autour d’une cour, qui sont aujourd’hui détruites, aux gigantesques avenues et aux bâtiments impersonnels de Pékin. À travers une esthétique de la ruine, Still Life (2006) de Jia Zhangke traite de l’engloutissement des villages et du déplacement forcé de populations suite à la construction du barrage des Trois-Gorges. Quant à Tsai Ming-liang, il n’a cessé de mettre en scène les appartements dépersonnalisés de la capitale taïwanaise, qui prennent l’eau de toute part, à l’image de la désolation ambiante et de la « modernité liquide » décrite par Zygmunt Bauman6. Dans Les Chiens errants (2013), son acteur fétiche Lee Kang-sheng découvre, pétrifié, une fresque du vieux Taipei dans une maison délabrée. Comme si le cinéma avait le pouvoir de garder trace de survivances architecturales et d’enregistrer ce qui est voué à disparaître.
Film d’animation de Mats Grorud, Wardi (2018) fait des habitats de fortune d’un camp de réfugiés palestiniens à Beyrouth une puissante métaphore de l’encroûtement de la situation géopolitique au Moyen-Orient, après la création d’Israël en mai 1948 qui les a chassés de leurs terres de Galilée. Avec le passage du temps, l’installation provisoire – des tentes au milieu de nulle part – a cédé la place à une ville dans la ville, constituée de bric et de broc. Au centre de la fiction, la tour brinquebalante de la famille de Wardi, où chaque génération a dû construire un étage supplémentaire. Alors que son arrière-grand-père lui transmet la clef de la maison natale, la jeune fille de 11 ans, qui connaît mal ses origines, gravit un à un les paliers de cette tour de la mémoire, dépositaire des histoires traumatiques et des strates temporelles de la guerre. Mélangeant l’animation en volume et des dessins en deux dimensions pour les flashbacks, insérant quelques images d’archives, Wardi noue un lien indéfectible entre la demeure, la mémoire et l’identité. Comme si le temps pouvait se condenser entre quatre planches qui font le lien entre les générations et expriment la capacité à envisager un futur. Contre les complexes désincarnés, le lieu réellement habité, porteur de passé et d’avenir, de singularités et de liens collectifs, ne renvoie plus aux assignations identitaires ou au fatum social, mais devient le socle d’une communauté effective, indissociable de la circulation entre les espaces que le politique a la charge d’assurer.
- 1.Soit « Immeuble de grande hauteur », une architecture brutaliste inspirée par la Trellick Tower de Londres inaugurée en 1972 et rebaptisée Tower of terror en raison des violences et dégradations subies.
- 2.Oscar Newman, Defensible Space: Crime Prevention Trough Urban Design, Londres/New York, Architectural Press/Collier Books, 1973.
- 3.François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
- 4.Marc Augé, Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.
- 5.Voir Walter Benjamin, Expérience et pauvreté [1933], trad. par Cédric Cohen Skalli, postface d’Élise Pestre, Paris, Payot, 2018.
- 6.Zygmunt Bauman, La Vie liquide, trad. par Christophe Rosson, Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2006.