
Préhistoire, une énigme moderne
Exposition au Centre Pompidou, jusqu'au 16 septembre 2019
Le vis-à-vis inhabituel entre des œuvres qu’on croit connaître et ces objets préhistoriques qu’on connaît si peu produit des éclairages extraordinaires.
Il y a cent cinquante ans, la préhistoire n’existait pas. Et ce miroir tendu bouscule le présent. L’exposition Préhistoire, une énigme moderne[1] est exceptionnelle par ce qu’elle donne à voir, plus encore que par ce qu’on y apprend. Le vis-à-vis est inhabituel, dans chaque salle, entre des œuvres qu’on croit connaître (Picasso, Miró, Giacometti, Arp, etc.) et ces objets préhistoriques qu’on connaît si peu. Et pour cause, dispersés dans des musées d’histoire naturelle ou d’archéologie, ils échappent aux circuits artistiques habituels, leur petite taille requiert aussi une attention toute particulière. Or cette mise en présence d’objets, anachroniques les uns aux autres, produit des éclairages extraordinaires. Le propos historique est passionnant[2], mais le titre et la densité touffue du parcours peuvent faire obstacle à l’expérience de visite. À l’œil nu, en revanche, le jeu de pistes devient chasse aux trésors. Il ne transforme pas seulement le regard, il décape notre rapport à l’art et au temps, révélant un autre rapport au monde.
On trébuche d’abord, dans le noir, sur un os iconique : ce fameux crâne fossile, découvert en 1868 à Cro-Magnon. Toute distance temporelle ou scientifique est abolie, la chair s’est faite pierre, vingt-huit mille ans nous séparent et c’est un autre nous-même qui nous regarde depuis ces orbites creuses. Changement d’échelle, nouveau saisissement dès la salle suivante : un tableau de Cézanne nous immerge au creux des carrières de Bibémus. La terre fait bloc, solide et compacte, autour d’un minuscule personnage. Est-il lové ou englouti dans la masse rougeoyante ? La percée du ciel au-dessus de la falaise et les taches au ras du tableau sont bien timides ; le sol se dérobe sous nos yeux. La terre, elle, triomphe de plénitude, absorbant l’air et la lumière, irradiante de démesure. Elle palpite dans l’agencement des tons et respire d’une lenteur pénétrante.
Cézanne n’invente certes pas cette expérience humaine du vertige face à l’épaisseur du temps, mais la sienne est contemporaine d’une conscience émergente à la fin du xixe siècle. Un ami d’enfance l’initie à la géologie, qui commence à compter en millions d’années. Publiée en 1859, l’hypothèse darwinienne de l’évolution est consolidée de nouveaux arguments. Les sciences naturelles se structurent, l’ethnologie explore la pluralité des sociétés humaines, les trouvailles archéologiques s’accélèrent à partir des années 1860. L’homme se découvre des ancêtres antédiluviens, soit antérieurs à quatre mille ans. Le récit biblique ne suffit plus : la Terre n’a pas été faite pour l’homme, elle l’a de loin précédé. Un « récit moderne » de la préhistoire s’invente en même temps que la discipline elle-même, comme pour conjurer l’effroi de la stupéfaction. Il se veut scientifique. L’idée de progrès permet alors de penser une évolution linéaire depuis la préhistoire humaine. La modernité projette sur ces débuts l’inauguration du règne technique. Les artefacts sortis de terre sont de facto attribués à « homo sapiens » et classés selon une chronologie d’améliorations fonctionnelles. Paléolithique et néolithique deviennent ainsi les préludes fondateurs des fiertés du siècle industriel.
À dire vrai, la préhistoire bute sur l’écriture d’une histoire naturelle de l’homme qui tienne debout. La difficulté est extrême : les fragments archéologiques ont beau s’accumuler, leur éparpillement dans le temps comme dans l’espace ne permet pas d’articuler une trame cohérente. Et il y a plus grave. Dès les années 1860, des incongruités surgissent des terrains de fouille : des objets irréductibles à l’outil, à l’efficacité opérationnelle. Cro-Magnon fait figure, au mieux, d’un chasseur nomade assujetti à son environnement et accaparé par sa propre survie. L’idée que cet ancêtre soit capable de production symbolique ou artistique paraît incompatible avec celle du progrès. Que faire alors de ces objets qui excèdent l’usage ? Comment les penser ? Une vitrine splendide éclaire côte à côte un biface symétrique, un silex translucide en forme de « feuille de laurier », des baguettes de bois de rennes sculptées de spirales, des galets peints de signes rouges. Aujourd’hui datés entre cinq cent mille et dix mille ans avant notre ère, ces objets fascinent comme autant d’échappées belles à l’utilitaire. Quel rêve les a précédés ? Une intention les a-t-elle débordés ?
Nouveau coup de théâtre à mi-parcours : la découverte de l’art pariétal. Le tout premier relevé de la grotte d’Altamira en 1879 rappelle qu’elle fut taxée de « faux moderne » jusqu’en 1902. C’est en 1940 seulement, avec celle de Lascaux, que le paléolithique impose, à échelle monumentale, une évidence jusqu’alors évitée des savants : virtuosité figurative, prédilection pour le sujet animal, dynamisme tridimensionnel du dessin et motifs abstraits traduisent un mode d’être au monde tout autre, avec un savoir-faire qui ne s’improvise pas. Picasso dit ce que Lascaux donne à voir : « En art, il n’y a ni passé ni avenir. »
Après 1945, le discrédit du progressisme technique est sans appel, le récit moderne se fissure. Georges Bataille oppose au « désastre atomique » le « miracle de Lascaux ». En 1955, il y célèbre la naissance de l’humanité à elle-même, sa différenciation consciente d’avec l’animal[3]. Las, la préhistoire ne cesse de faire trembler nos certitudes : découverte de Chauvet (1994), de l’art chez Néandertal, brouillage de l’espèce biologique, etc. L’homme n’est plus ce qu’il était, un « sapiens » qui aurait le monopole de la culture symbolique. C’est dire si, plus que jamais, nous sommes mis à l’épreuve de nous-mêmes face à ces objets préhistoriques : l’énigme semble impénétrable. L’enquête scientifique se poursuit à tâtons, échafaude de nouveaux scénarios, sans consensus à ce jour. Notre monde « abîmé [4] », lui, reste sous la menace nucléaire, l’anthropocène renverse le « progrès » néolithique, mais innovation et croissance continuent de résister à l’obsolescence d’une modernité révolue. L’exposition renvoie aussi à ce dilemme contemporain.
Pour les artistes, ces découvertes sont un choc immédiat. Nul besoin d’interprétation, le terrain vierge libère les imaginaires. Rebelles aux « cailloux de l’indigeste savoir[5] », ils suivent plutôt ces cailloux préhistoriques comme des pépites improbables parvenues jusqu’à eux, jusqu’à nous. Dans leurs ateliers, le jeu du faire prime sur le résultat, la liberté s’envole, l’enthousiasme est fécond : empreintes de corps (Klein) ou de mains (Kandinsky), galets incisés (Picasso), graffitis urbains (Brassaï). L’accrochage fait gronder ce séisme formel.
Dans les juxtapositions temporelles, nos repères se brouillent les uns après les autres. Trois fossiles marins ont été saisis par la pierre, le temps et le hasard… et pourtant ils vibrent ! Qu’ont-ils à voir, à leurs côtés, avec ce bloc de terre malaxée (Fontana), ce panneau en papier mâché (Dubuffet), ces inquiétants mécanos (Chirico, Ernst), ces aquarelles d’un « non-artiste » (Gabritschevsky) ? Que se (et nous) racontent ces objets ? Faut-il vraiment distinguer ce que le temps a façonné et le geste expert de quelque artiste ? Que ressentons-nous à voir, ici, l’empreinte du hasard et, là, une intention adressée ? Retournant l’histoire et la notion d’art, la préhistoire empêche toute lecture univoque des formes. Nos savoirs s’effondrent.
Autre choc, au cœur de l’exposition : quatre statuettes préhistoriques, découvertes entre 1861 et 1922, côtoient des œuvres du xxe siècle. Ces figurines, taillées dans la pierre ou l’ivoire il y a entre quinze et vingt-trois mille ans avant notre ère, ne dépassent pas quelques centimètres de haut. Le soin porté à ces objets est déjà bouleversant. Leurs corps n’ont ni bras, ni jambes, pas même de visage. Réduits à des troncs, ils présentent d’intrigants points communs : rondeurs du ventre et/ou des seins, des cuisses, des fesses. Les préhistoriens les baptisent « Vénus » par habitude analogique et par projection rétrospective. L’altérité formelle reste radicale avec les représentations humaines communes. Le carambolage avec les œuvres plus récentes et familières est fécond. D’une vitrine à l’autre, le regard s’égare entre forme, informe, difforme : assemblages de Miró et Beuys, minuscules silhouettes de Giacometti, buste lisse et phallique de Matisse, jeux de formes sexuées de Picasso ou de Bourgeois. La chronologie devient superflue, incongrue. Les yeux s’écarquillent, déroutés. Nos propres projections et analogies s’animent, l’imaginaire s’ouvre grand.
Les artistes contemporains activent, plus encore que leurs prédécesseurs, ce désir du regard à l’affût. Miquel Barceló, par exemple, offre une fresque éphémère sur une verrière de Beaubourg. Il s’était mis à l’écoute des gestes paléolithiques pour réaliser le fac-similé de la grotte Chauvet en 2015. Ici, dans la transparence de la lumière extérieure, c’est un étrange Triomphe de la mort qu’il fait surgir, avec les fantômes de cavaliers squelettiques, armés de faux, et de silhouettes féminines. Dans l’avant-dernière salle, plus discrètes, les images de Dove Allouche retiennent. Dessins, gravures ou photographies ? Spéléologie, astronomie, microbiologie ? Du noir et blanc à la grisaille, du grand au petit format, de fines strates sinueuses émergent. Leur incertitude à apparaître est sobre, lente, douce. Pas de prise de vue, l’artiste ne travaille que des empreintes révélées par l’alchimie de matériaux choisis. Indirectes, ces images rapportent depuis le fond des grottes des objets obscurs, inaccessibles, vertigineux : stalagmites, sol de Chauvet, « perles des cavernes ». C’est l’incertitude et la fragilité extrêmes qui saisissent dans ses œuvres les plus récentes.
Face à la préhistoire comme face à notre présent, l’élucidation semble vaine. « L’énigme moderne » suspend notre soif de compréhension. Les objets sous nos yeux restent les traces vivantes d’absents qui les ont imaginés, les preuves tangibles d’une attention aux choses, les empreintes fragiles de gestes disparus. Ces formes nous font signe depuis l’inconnu qui manque à les interpréter, comme la condition même de notre émerveillement. Telle la rose du poète, elles sont « sans pourquoi [6] ».
[1] - Exposition au centre Pompidou, Paris, jusqu’au 16 septembre 2019.
[2] - Outre le catalogue de l’exposition publié par les éditions du centre Pompidou, voir, de deux des commissaires : Maria Stavrinaki, Saisis par la préhistoire. Enquête sur l’art et le temps des modernes, Dijon, Presses du réel, 2019 et Rémi Labrusse, Préhistoire. L’envers du temps, Vanves, Hazan, 2019.
[3] - Georges Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art [1955], dans Œuvres complètes, t. IX, Paris, Gallimard, 1979.
[4] - Marielle Macé, Nos cabanes, Lagrasse, Verdier, 2019.
[5] - Friedrich Nietzsche, De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie [1874], dans Œuvres philosophiques complètes, t. II, Paris, -Gallimard, 2000.
[6] - Angelus Silesisus, Le Voyageur chérubinique [1657], trad. par Maël Renouard, Paris, Rivages, 2004.