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Dans le même numéro

Pierre Ivart. Surréaliste picard

mai 2018

Il y a dans l’espace poétique hexagonal contemporain plusieurs œuvres qui, par choix et donc par effet, cherchent à se libérer des canons de la langue française traditionnelle. Il serait temps, nous semble-t-il, de commencer à prendre ce phénomène en considération. On nous fera peut-être remarquer que la tendance n’est pas encore assez clairement dessinée pour mériter une attention plus précise. Ce n’est pas notre avis. L’un des grands intérêts de la langue poétique nationale actuelle est son tropisme centrifuge, son éloignement des centres de réflexion et de décision parisiens, son rapprochement des frontières et des idiomes étrangers. L’observateur de sensibilité européenne que nous sommes, dénué de tout optimisme béat, se contentera de souligner le dynamisme de ce mouvement. Héritière, par son histoire monarchique puis républicaine, d’une double concentration sur sa ville capitale, la France moderne s’efforce de se réinventer au plus près de ses frontières et de ses langues originelles. À cet égard, l’absence actuelle d’une critique de la scène poétique nationale digne de ce nom est un symptôme flagrant de l’effondrement central. Qu’on ne s’en soit pas encore aperçu est d’ailleurs inhérent au mouvement lui-même. Obsédée comme elle l’est par l’essai politique au jour le jour ou par la santé commerciale du roman, la scène nationale ne prête pas la moindre attention à cette marginale naturelle, la poésie. Erreur extrême !

C’est dans ce contexte que nous paraît s’inscrire l’œuvre singulière du Picard Pierre Ivart. La Picardie, récemment fusionnée de force à la région Nord et imprudemment affublée d’un nom de baptême absurde, s’avère depuis des siècles un lieu de contestation profonde. Il faut y prêter attention, les poètes œuvrant dans cet espace possèdent une distance d’ironie atavique vis-à-vis du pouvoir central. Après s’être dissocié de l’aventure engagée par la revue in’hui, fondée par nous-même, en 1977 à Amiens, Pierre Ivart a successivement créé l’Invention de la Picardie (1985) puis Le Jardin ouvrier (1995), revue dont les trente-neuf livraisons ont été reprises sous forme d’anthologie[1]. Or, bien mieux qu’une suite de revues anthologisables, Ivart – aussi dit Ch’Vavar – s’est créé un univers fait tout à la fois de familiarité, d’intimité et d’étrangeté. L’ingrédient principal en est la langue picarde. Loin d’être un simple «  picardisant  », Ivart est pratiquant actif et inventif d’un picard moderne, irrigué par une réflexion exploitant les résultats de la recherche linguistique des dernières décennies. Il y eut certes au xiiie siècle, particulièrement autour du foyer décisif de la ville d’Arras, une littérature qu’on peut qualifier de picarde, en raison de l’originalité de son lexique et des formes graphiques utilisées par ses copistes. Mais c’est surtout à la fin du xixe siècle, dans la période post- romantique, que fut réveillé par quelques érudits le picard sous forme d’une production littéraire à la fois populaire et savante. Ivart s’inscrit dans leur lignée. Son originalité est d’avoir conçu son travail non pas de manière exclusivement individuelle, mais en suscitant un réseau d’amis et de correspondants autour de lui, autrement dit une «  société  » d’écrivains-lecteurs unis par le même intérêt.

Sans doute l’inconvénient d’une telle démarche tient-il, aux yeux de ceux qui ne font pas partie du cercle des intimes ou jettent un regard sceptique sur la valeur d’une langue ainsi retravaillée, à l’impression d’une «  secte  » qui se refermerait sur elle-même – d’une «  secte littéraire  », convient-il de nuancer. Pierre Ivart n’en fait pas mystère ; il a pour modèle, depuis ses jeunes années collégiennes, le surréalisme et les surréalistes. Avec beaucoup de ténacité et de vertu économique, il a, tel un pasteur antique, conduit son groupe à travers les vicissitudes de l’existence, y agrégeant d’autres écrivains nordiques comme Lucien Suel ou accueillant, l’espace d’un numéro de revue, tel ou tel visiteur étranger, Christophe Tarkos ou Nathalie Quintane par exemple. Cela pour ce qui concerne la partie «  mouvement de groupe  » et «  recherche théorique  ». C’est d’ailleurs dans ce cadre d’échanges avec Lucien Suel, en particulier, qu’Ivart a élaboré et promu la notion de « justification », au sens typographique du terme, suscitant selon ses dires une nouvelle prosodie : « J’appelle vers justifié, celui qui, sur la page, trouve sa régularité dans une exacte similitude de mesure avec ses voisins, c’est-à-dire atteignant (par le comptage des signes, blancs compris) le même nombre de millimètres; de sorte que ces vers, rangés normalement à gauche selon la marge, trouvent une autre marge, aussi stricte, sur la droite (ce que les imprimeurs appellent la justification). De tels vers abolissent évidemment cette définition de la poésie qui dit qu’elle se distingue de la prose par l’inégalité de ses lignes. »

Ce débat qui occupe environ les quinze premiers numéros du Jardin ouvrier a le mérite, bien qu’il semble ne pas s’en réclamer, de poursuivre la réflexion d’un Denis Roche, lequel, dans son manifeste insolent et quelque peu désespéré, avait soumis le poème à la question de la typographie[2]. Renversant et désagrégeant littéralement, c’est-à-dire lettre par lettre, les rimes terminales de son poème qu’il reversait au vers suivant, Roche donnait le sentiment de conduire le poème dans une impasse. Mariant Mallarmé avec Cummings, il signait là la fin de sa propre aventure poétique avant de passer à la photographie. Ivart et Suel récupéreront vingt ans plus tard «  l’échec  » de Roche et, écoutant l’appel subliminal d’un Jacques Roubaud à de nouvelles contraintes[3], poseront la notion de « justification ».

Là n’est finalement pas, on le voit bien, l’originalité du travail d’Ivart. Elle se situe, selon nous, dans deux autres champs bien distincts. Le premier est tout entièrement contenu dans un travail regroupant une bonne centaine de biographies de poètes imaginaires, parmi lesquels se sont glissés quelques membres réels de la «  famille poétique  » du poète, dont Ivart lui-même. Il s’agit d’une sorte d’exploit désigné par un titre pour le moins spectaculaire : Cadavre grand m’a raconté. Anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France[4]. Tous les textes de cette «  fausse  » anthologie sont de la main de l’auteur. L’autre domaine, beaucoup plus précieux à notre sens, où le poète cesse enfin de se déguiser sous une multitude de masques plus ou moins convaincants, est un poème d’une petite centaine de pages nommé Titre, de compréhension beaucoup plus restreinte mais d’effet nettement plus durable. Le Berckois qu’est, par la naissance, Pierre Ivart y convoque dans un paysage de plage, de mer et de prés intérieurs un peuple élu d’ombres adolescentes avec lesquelles il dialogue en de longues « laisses » (sa propre expression) souvent émouvantes.

La mer ulule et glapit ; les amis

                        écartent les bras, se cherchent.

                                                Ne faut pas que nous disperse

la rafale ; le lieu est par trop fatal,

                        dangereux ; minuit claquemuré, creux,

                                                s’ouvre et se convexifie. – Avidement

dans l’arène en tourbillon, en folie,

                        nous cherchons sous la clameur, les lazzi,

                                                gladiateurs titubants, les amis.

Quand même on arrive à trottiner

                        les uns vers les autres, on se prend

                                                par les épaules ; spontanément

on fait cercle, on resserre encor

                        le cercle, filles, garçons. Quel ballon

                                                va gicler, ovale, de sous

le pack d’Opale ? Nous nous étrei

                        gnons (ovation) et avec de grandes claques

                                                dans le dos nous congratulons ;

pleurnichant de rire, tout ce fichu poivre

                        de plage, aussi, plein les yeux,

                                                voilà que retombent nos cheveux

par devant. Ah ! on se sent mieux,

                        non ? même avec les sclérotiques

                                                qui piquent… Bon, on est bien

tous là[5] ?

C’est le thème le plus poignant de la poésie d’Ivart, cette vision de l’amitié d’un groupe d’adolescents sur une plage de la côte d’Opale dans les tourbillons puissants de la mer et du vent. Pour qui a déjà arpenté ces grandes étendues de sable, il aura certainement éprouvé la fragilité de la petite bande humaine aux frontières de l’espace et du temps, à quelques mètres de la dispersion. Ivart, à sa manière, est un grand rassembleur d’enfance.

Jacques Darras

[1] - Ivar Ch’Vavar & camarades, Le Jardin ouvrier (1995-2003), préface de Philippe Blondeau, Paris, Flammarion, 2008.

[2] - Denis Roche, le Mécrit [1972], dans La poésie est inadmissible. Œuvres poétiques complètes, Paris, Seuil, 1995.

[3] - Jacques Roubaud, la Vieillesse d’Alexandre. Essai sur quelques états récents du vers français [1978], Paris, Ivrea, 2000.

[4] - Ivar Ch’Vavar et camarades, Cadavre grand m’a raconté. Anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France, Le Corridor bleu & Lurlure, Saint-Pierre de la Réunion, 2015.

[5] - Ivar Ch’Vavar, Titre, Bordeaux, Éditions des Vanneaux, 2011.

Jacques Darras

Poète, essayiste et traducteur français, Jacques Darras est né en Picardie maritime dans les régions du Marquenterre et du Ponthieu (Bernay-en-Ponthieu). Fils d’un couple d’instituteurs il fréquente le Lycée d’Abbeville puis est élève d’hypokhâgne et khâgne au lycée Henri IV à Paris. Il est admis à l’ENS rue d’Ulm en 1960, hésite sur quelle voie suivre, lettres classiques ou philosophie,…

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