L’autre 1968 vu aujourd’hui de Prague et de Varsovie. (Table ronde)
Pour la première fois dans les anciens pays de l’Est, 68 constitue un véritable objet de commémoration officielle. C’est une occasion pour ces pays de revenir sur l’interprétation de l’échec des tentatives de sortie du communisme à l’époque mais aussi des conditions de la transition de 1989 qui s’est faite par un alignement sur l’Ouest plus que par une réinvention démocratique.
Jacques Rupnik – On écrit trop souvent l’histoire franco-française de Mai 68. Pour ceux à l’Est qui ont vécu les aspects tragiques de 68, l’autocélébration de cette génération qui a le pouvoir dans les médias et les élites françaises est parfois irritante. On oublie que 1968 était une grande année d’effervescence en Europe et mérite par conséquent une lecture transeuropéenne. Nous allons donc ici nous consacrer à l’autre printemps, celui de Prague et de mars 68 en Pologne. Comment 68 est-il perçu là-bas aujourd’hui ? Quel est le débat sur 68 dans les deux pays concernés ? Après 68, on a souvent comparé Paris et Prague, unis dans la défaite, dans leur tentative d’inventer un autre socialisme, unis aussi dans leur tentative, différente mais complémentaire à certains égards, de remettre en cause le statu quo européen, unis enfin dans le phénomène générationnel. C’était une révolte de la jeunesse, à travers le mouvement étudiant en particulier. Bref, l’accent était mis sur les similitudes.
On oubliait en revanche parfois de souligner des différences profondes, entre ceux qui contestaient l’économie de marché et la société de consommation à l’Ouest et ceux, à l’Est, qui ne trouvaient pas que le mot de « consommation » fût particulièrement péjoratif après vingt années de pénurie stalinienne. De même, le mépris pour la démocratie bourgeoise – les « élections piège à cons » – n’était pas de mise dans des pays qui sortaient du totalitarisme et qui, au contraire, essayaient de reconquérir des libertés dites bourgeoises et trop facilement dévaluées par ceux qui en jouissaient au Quartier latin. L’Europe était une autre source de confusion : vue de l’Ouest, elle était assimilée au « marché commun » ou au passé colonial. La France notamment sortait à peine de la guerre d’Algérie et restait aux prises avec ce passé colonial. À Prague, au contraire, il s’agissait de renouer avec l’identité européenne après vingt années de bloc soviétique. Je vous renvoie à la très belle préface de Milan Kundera au roman de Josef Škvorecký, Un miracle en Bohême1, dans laquelle il montre la différence d’inspiration entre les deux printemps : le retour à la pureté révolutionnaire à Paris et le désenchantement postrévolutionnaire à Prague. Telle est la source principale du malentendu de 1968.
Prague et Varsovie : des voies originales à redécouvrir ?
L’hebdomadaire Literární Noviny était le journal emblématique des intellectuels tchèques en 1968. Cette revue se vendait à 250000 exemplaires dans un pays de 15 millions d’habitants pendant le Printemps de Prague et était quasiment épuisée le jour de sa sortie dans les kiosques. Jakub Patocka, qui la dirige aujourd’hui, a commencé l’année en republiant le débat entre Václav Havel et Milan Kundera paru au lendemain de l’invasion soviétique sur la signification des événements de 1968. Le débat entre Kundera et Havel vient de paraître en allemand dans la revue Lettre International publiée à Berlin. Cette publication a déclenché un large débat et il a maintenant publié une quinzaine de textes en réaction à ceux-là. Dans chaque numéro paraît donc une suite à ce débat. Pourquoi republier ces textes quarante ans après ?
Jakub Patocka – N’étant pas encore né en 1968, mes observations ne sont pas un témoignage mais plutôt le fruit de réflexions historiques. La réception de 68 dans ce qui est devenu la République tchèque est largement tributaire de l’interprétation de la « révolution » de 1989. En 1989, on considérait généralement qu’il n’y avait rien à tirer de 1968, interprété comme un conflit interne entre diverses factions communistes, ayant amené la nation à un nouveau désastre. Après quelques années de voyage, j’ai pu acquérir une vision différente. Lors d’un séminaire en Malaisie, un juriste malais d’une association de consommateurs est venu me voir en disant que, pour lui, la Tchécoslovaquie de 1968 était la tentative la plus inspirante de créer une société juste de tout le xxe siècle. Je me suis alors dit que, si en Malaisie des personnes ordinaires pensent cela de la Tchécoslovaquie de 1968, je ferais mieux de m’informer un peu mieux sur cette période…
Une raison pour laquelle les courants néoconservateurs ou néolibéraux prédominants depuis 1989 ont réinterprété avec succès 1968 de cette manière fut la posture stérile des élites politiques de 1968 après 1989. Elles essayèrent de se justifier et de présenter les politiques de 1968 comme si elles étaient encore des alternatives viables pour la société d’après 1989. Or, la société tchécoslovaque nourrissait de profondes réserves envers la représentation politique de 1968. Ces réserves n’étaient pas infondées car c’est seulement après l’invasion soviétique que le débat politique à propos de ce que serait un régime viable a commencé. C’est une partie du débat sur laquelle nous ne nous sommes pas encore assez interrogés en République tchèque. Le gouvernement Dubcek représentait une impasse et a commis beaucoup d’erreurs qui l’ont discrédité auprès de la société et ont rendu impossible pour la Tchécoslovaquie d’après-1989 de reconsidérer l’héritage de ce gouvernement. Au lieu de comprendre la responsabilité majeure de la société qui s’est unie derrière eux en chantant leurs noms, les membres du gouvernement ont essayé de négocier avec les forces d’occupation du Pacte de Varsovie pour regagner leur confiance, ce qui était bien sûr impossible et très naïf. Ils ont sacrifié ce qu’il était peut-être encore possible de préserver des changements du Printemps de Prague.
Cette approche qui était l’approche dominante des soixante-huitards fut sentimentalement et politiquement improductive, spécialement pour les jeunes générations. Je tends à penser qu’il peut y avoir une troisième approche, « idéaliste ». Personne ne m’a jamais exposé ce qu’il est advenu de la part d’idéalisme du printemps et 68 est impossible à expliquer sans tenir compte des spécificités de la tradition tchécoslovaque dans l’entre-deux-guerres. Tout le monde sait ce que le rêve américain représente ; je crois qu’il existe aussi quelque chose comme un « rêve tchécoslovaque » depuis la formation du pays en 1918. Ce rêve, très simplement, est l’idée que le socialisme et la démocratie peuvent aller ensemble. Masaryk et Benes le partageaient à leur façon. Et je crois que les hommes politiques socialistes avaient foi en l’avènement, jusqu’au lendemain de la guerre, de leur projet dans la démocratie. Cela a pris vingt ans, après 1948 et les débuts du régime communiste, pour que ce rêve tchécoslovaque refasse surface, ou pour que s’établisse une vision renouvelée pour le développement futur de la société.
Je pense que ce rêve apparaît dans le débat fascinant entre Milan Kundera et Václav Havel sur le sens du printemps tchécoslovaque. Ce débat a commencé par un essai très provocateur de Kundera publié dans Literární Noviny en décembre 1968, intitulé « Le destin tchèque ». Sa thèse la plus provocatrice était que les politiques d’avant l’invasion pouvaient survivre à l’occupation, que les principes de base de l’alternative tchécoslovaque persistaient et pouvaient être défendus. Havel a répondu en ridiculisant Kundera, d’une manière cruelle mais très amusante, dans la revue progressiste Tvár (La Figure) qui, comme toutes les revues progressistes de l’époque, fut interdite pour les vingt ans suivants. La logique de la normalisation fut implacable et ces deux textes sont une sorte de mythe. Presque tout le monde en République tchèque connaissait ce débat et le mythe va si loin que tout le monde sait quelle en fut l’issue. L’opinion générale est que Milan Kundera a fait l’erreur de sa vie en exprimant des opinions « nationalistes » romantiques resurgies d’un lointain xixe siècle. Václav Havel, avec le réalisme politique de ses positions libérales, l’a simplement brisé.
Ce qui est moins connu est que Kundera a répondu à la critique de Havel dans un texte que je considère être de loin le meilleur du débat. Il explique d’une manière très détaillée ce qu’il appelle la « possibilité tchécoslovaque » qui, selon lui, tient toujours. Même si elle a connu une défaite politique, elle demeurera l’objectif séduisant et inspirant pour la politique future. Il faisait aussi cette observation ambitieuse que le projet du printemps tchécoslovaque était à la base de fonder une société d’un type nouveau. C’est ce que m’avait dit mon juriste malais vingt-cinq ans plus tard. Pour illustrer cette spécificité, Kundera évoque notamment la liberté d’expression pendant le Printemps tchécoslovaque. Il la distingue de la liberté d’expression intoxiquée par les forces écrasantes de l’économie de marché. Et Kundera expliquait comment 1968 avait préservé la liberté d’expression en lui conférant plus de sens, en créant l’espace pour le débat public sur les besoins d’une société démocratique et en incluant autant de sphères de la société civile que possible.
Le débat a continué, mais comme les espaces de liberté étaient engloutis, la discussion aussi finit par être enterrée. Elle fut enterrée non pas jusqu’en 1989 mais réellement jusqu’à la fin de l’année dernière, lorsque notre journal, qui se considère comme l’héritier du Literární Noviny de 1968, a décidé que tout ce débat est si important qu’il fait partie de notre mythologie nationale, que nous avions l’obligation de le republier. Il nous fallait recommencer le débat au point où ces deux intellectuels de premier ordre l’avaient laissé en 1968. Depuis lors, quatorze numéros sont sortis et chacun d’eux lui a consacré une page. À chaque fois un intellectuel tchèque réfléchit non seulement à la discussion de cette époque, mais aussi aux quarante ans qui se sont écoulés depuis et aux questions du destin et de l’identité tchèques, ce qui, spécialement aujourd’hui, constitue des questions délicates. En effet, nous avons passé vingt ans dans un nouveau régime sans avoir la possibilité de déterminer ce que nous voulions faire de notre liberté.
Aleksander Smolar – Les événements du mois de mars 68 sont peu connus en dehors de la Pologne. Ce fut un grand mouvement de protestation d’étudiants et de jeunes intellectuels. Il fut déclenché par la décision des autorités d’annuler la représentation des Aïeux, une pièce classique de Mickiewicz, à cause de ce qui fut considéré comme des allusions antisoviétiques. Cette pièce est vraiment au centre de la culture et de l’identité polonaises. C’est pourquoi des mouvements de protestation se sont développés à travers presque tous les centres universitaires polonais regroupant des dizaines de milliers d’étudiants, d’intellectuels et d’écrivains. Des centaines de gens ont été arrêtés et condamnés, plusieurs milliers furent expulsés des universités. Simultanément, les autorités lancent une campagne antisémite prétendant que les sionistes étaient à l’origine de ce mouvement. Le résultat fut le départ de la quasi-totalité des juifs polonais, environ 15000 qui restaient en Pologne. La troisième dimension de ces événements est la lutte pour le pouvoir entre les générations. À l’intérieur de l’appareil communiste, les jeunes qui montaient, plutôt pragmatiques opportunistes voire cyniques, affrontaient la génération des idéologues communistes d’avant-guerre.
Quelle était la particularité de ce mouvement par rapport à ce qui se passait en Occident ? Il s’agissait des revendications libérales ; on parlait du respect de la loi, du droit à la parole, de la liberté de réunion, de l’abolition de la censure, etc. On assistait, en solidarité avec ceux qui étaient arrêtés, à la formulation avant la lettre de l’idéologie des mouvements dissidents des années 1970 et 1980 dans les pays postcommunistes. Pour la première fois, on utilisait un langage antipolitique, ni idéologique, ni religieux, ni un langage dissident se référant à Marx et Gramsci mais aux valeurs universelles des droits de l’homme. La Constitution était le document fondamental pour revendiquer des droits en Pologne. Je n’ai pas besoin de souligner combien cela était éloigné des mouvements qu’ont connus l’Allemagne, la France, l’Italie. Ces mouvements, dans une large mesure antisoviétiques et libertaires, restaient prisonniers d’un langage qui, vu de Pologne, était un langage de bourreaux, de ceux qui gouvernaient et supprimaient la liberté. Donc la possibilité de communication à l’époque était extrêmement réduite.
Aujourd’hui, on célèbre en grande pompe ces événements vieux de quarante ans, de manière très officielle. Pourquoi ? C’est un mouvement qui a été brisé. Cependant une partie des dissidents des années 1970 et de la classe politique d’après-1989 a été formée par les événements de 1968. Il s’agit d’ailleurs non seulement de gens de gauche ou de libéraux, mais aussi de gens de droite ou d’extrême droite. En outre, la Pologne, comme d’autres pays de la région, se tourne vers le passé par peur de la transition. Avec l’entrée dans l’Union européenne, on ressent une énorme fatigue de la transition qui se manifeste, entre autres, par le développement des mouvements populistes. On évoque donc la grande histoire de la Pologne : l’anniversaire de la révolte de Varsovie en 1944 était vraiment un événement national, de même que le 25e anniversaire du syndicat Solidarité. Dans la protestation de mars 68, il y a quelque chose de pur qu’on ne peut pas résumer à une lutte de pouvoir. Le langage est compréhensible, c’est un langage élémentaire des droits de l’homme qui n’a pas été contaminé par celui des officiels.
À la différence de mars 68, le Printemps de Prague signa la fin de l’espoir d’une réforme du système communiste de l’intérieur, dont on a vu certains éléments dans le gorbatchévisme. En Pologne, cet espoir n’était pas en vue. Le langage n’était pas du tout celui de la dissidence. Cela explique cette popularité du 40e anniversaire du mois de mars. Je pense que la difficulté des Polonais à parler de la question juive joue aussi un grand rôle. C’est devenu un sujet de débat à partir de 1989. En retrouvant leur liberté, les Polonais ont découvert qu’à Auschwitz les Juifs étaient assassinés. Selon la version communiste officielle, ce sont en effet les Polonais qui y étaient victimes. Cette histoire était largement méconnue. À partir de 1989 a commencé un réapprentissage des rapports judéo-polonais, notamment avec la publication de deux livres de Jan Gross. Les Voisins2 analyse un pogrom, l’assassinat par des Polonais d’une communauté juive en 1941, et Fear3 traite de l’antisémitisme après la guerre. Or les deux livres ont provoqué un débat d’une très grande intensité.
Sur cette toile de fond, mars 68 est vu aujourd’hui comme un événement positif. Les Juifs étaient expulsés, c’était ignoble, mais il est plus facile d’en parler car ils étaient expulsés par eux, les communistes. Le problème et la faute sont extériorisés. Nous avons eu trois discours de présidents de la République sur les événements de mars 68, plusieurs colloques, conférences, films, etc. La commémoration se déroule dans une forme d’unanimisme un peu étouffant : le mouvement des étudiants était positif, l’expulsion des Juifs était ignoble. Tout le monde, de la droite à la gauche, partage le même discours, même si de subtiles différences se maintiennent : la droite par exemple a des difficultés avec la génération de 68 qui était en majorité de gauche ou libérale. Elle essaie donc de délégitimer cette formation en montrant la diversité des mouvements. On cherche également à mettre en valeur le mouvement de masse et à ne pas focaliser l’attention sur le sort héroïque de quelques personnes. En effet, des milliers de personnes ont risqué leur sort alors qu’il était très difficile, en Pologne, d’espérer sortir indemne de cette protestation. On ne pouvait pas avoir le même espoir qu’en Tchécoslovaquie. Je pense que cela montre les différences entre le discours officiel et la perception de mars 68 au sein de la population, ainsi que l’ambiguïté du débat en Pologne aujourd’hui.
Jacques Rupnik – À la fin de 1968, Kundera pense que cet espoir du printemps n’est pas irrémédiablement vaincu, qu’il y a une grandeur dans la défaite tchécoslovaque car elle montre la possibilité d’un socialisme dans la liberté, différent des deux systèmes qui ont imposé une fermeture sur l’Europe. Havel considère cela comme une vision messianique et naïve de la contribution tchécoslovaque à l’humanité. Surtout, on peut difficilement présenter comme une grande nouveauté les principales avancées du Printemps de Prague – l’abolition de la censure, la liberté de mouvement ou d’association, les droits civiques – qui allaient de soi pour la génération précédente et que la majorité des pays démocratiques considèrent comme « acquis ». En attendant, la Tchécoslovaquie est dans un tunnel dont elle ne sait pas quand elle sortira…
Entre imitation et critique de l’Occident
Jakub Patocka – Dans Literární Noviny, j’introduis le débat Havel-Kundera par un questionnement sur le développement des positions de Václav Havel. En effet, dans ce débat, il se confronte à Kundera d’une manière conservatrice, disant que nous n’avons pas besoin d’inventer, qu’il suffit d’utiliser ce qui est disponible et qu’il ne sert à rien de s’enthousiasmer de nos succès lorsqu’on tente d’introduire ce que la moitié de l’humanité considère comme normal. Telles étaient les positions de Havel en 1968, mais elles ne l’étaient plus en 1978 quand il a écrit l’essai « Le pouvoir des sans pouvoirs4 ». Il y présente le bloc de l’Est comme un avatar, une caricature des défauts de l’Ouest. À ce moment-là, sa critique des démocraties occidentales est radicale et il recherche donc une manière de les dépasser. Au sujet des alternatives aux sociétés industrielles, il se réfère à un penseur écologiste radical peu connu en Tchécoslovaquie à l’époque, Edward Goldsmith5. Goldsmith était au centre du débat écologique et il a inspiré Havel pour sa critique des sociétés occidentales. Après cela, Havel est, après 1989, de retour sur ses positions « conservatrices », oubliant l’essentiel de ce qu’il avait écrit en 1978 sur l’Occident. Il défend alors une construction néolibérale de la Tchécoslovaquie postcommuniste.
À la fin des années 1990, Havel, à nouveau, revient sur des positions critiques lorsqu’il s’oppose à l’idéologie populiste, nationaliste, néoconservatrice de Václav Klaus6. Dans les discours qu’il donne à travers le monde, il formule à ce moment-là une critique du monde moderne tel qu’il se développe et essaye par la discussion de trouver de nouvelles réponses. Cependant, aujourd’hui, je pense que l’accord de Havel avec la majeure partie de la politique américaine le replace dans la filiation de ses positions de 1968 et 1989 mais qui n’étaient pas les siennes en 1978 ni en 1998. Alors quelles sont précisément les nuances de sa personnalité intellectuelle qui lui permettent de se déplacer entre ces positions antagonistes ? C’est la question à laquelle mon essai tente de répondre parce que, pour moi, cet éclectisme rend le développement intellectuel de Václav Havel passionnant au cours des quarante dernières années.
Nous avons sollicité les contributions de Václav Havel et de Milan Kundera. J’espère que le débat évoluera suffisamment au long de l’année pour les persuader d’en signer la conclusion, quarante ans après qu’il fut ouvert. Les sujets qui sont débattus dans cette discussion méritent d’être davantage présents dans le débat public tchèque. Vingt ans après 1989 notre discours politique est construit autour de l’anticommunisme. Je l’ai mentionné de nombreuses fois, c’est comme si le sujet principal de l’intelligentsia, en 1937, était de savoir qui avait quels liens avec les Autrichiens avant 1918. C’est fascinant de voir à quel point le débat public est devenu limité. Il y a des commémorations et des articles, mais en général le débat sur là où nous nous tenons et où nous voulons aller – comme il y eut en 1968 dans Literární Noviny – est inexistant. Il n’y a rien de tel aujourd’hui.
Jacques Rupnik – On peut voir, bien entendu, une évolution chez Václav Havel, mais il me semble qu’il s’agit de changements d’accentuation, dans différents contextes historiques, d’une pensée qui reste fidèle à elle-même. Les positions de Havel à travers le temps ne sont pas antagonistes mais gardent une cohérence. Il y a dix ans, Havel contestait l’interprétation de 1968 comme une querelle entre communistes, même si c’était la vision de certains anciens communistes et anti-communistes. Pour lui, il s’agissait d’un réveil du civisme, de la société civile et de l’esprit démocratique du pays et dans ce sens 1968 trouva des prolongements importants pour la génération dissidente. En effet, dans sa période dissidente, il affirmait d’une manière très critique que les systèmes totalitaires étaient un « miroir convexe » de la civilisation occidentale. Ils ne furent pas simplement importés de l’Est avec les chars ; ils reflétaient aussi la crise de la civilisation moderne.
Au lendemain de 1989, il n’oublie pas cela, mais pense que les priorités sont de fonder une démocratie libérale et de l’ancrer à l’Ouest, y compris dans ses institutions : l’Union européenne et l’Otan. Ainsi, il est un libéral politique, opposé au libéral économique qu’est Václav Klaus. Ce conflit devint apparent en 1998, comme vous l’avez mentionné, mais ça ne veut pas dire qu’il n’existait pas avant. En 1989, les libéraux politiques et économiques travaillaient ensemble pour démonter l’ancien régime. Après cela, leurs différences se firent sentir. Havel parlait de société civile, de culture démocratique, d’environnement. Et Klaus dédaignait cela, dénonçait le « droit de l’hommisme » de Havel sur la Bosnie ou le Kosovo et préférait, sur toutes les grandes questions, s’en remettre au marché. Donc je pense qu’il y a une continuité dans l’engagement de Havel, qui se retrouve aujourd’hui encore dans sa critique de la globalisation. Il parle même du « totalitarisme de la société de consommation » ! Je pense que Havel est inclassable car il se trouve au carrefour de plusieurs mondes intellectuels et politiques différents.
Aleksander Smolar – Des perceptions de 68 on arrive à celles de 1989. En Occident c’était évident, on a vu l’évolution de l’euphorie autour de « l’automne des peuples » pour ensuite aller très vite vers une interprétation géopolitique selon laquelle Reagan et Gorbatchev avaient pratiquement arrangé le sort de l’humanité. Cela m’a choqué : il n’y eut que deux fêtes organisées pour le dixième anniversaire de 1989, à Berlin et à Prague. À Berlin, Bush-père, Mme Thatcher et Helmut Kohl étaient les seuls invités. On n’a pas jugé utile d’inviter quelqu’un de l’Allemagne de l’Est. Donc ce qui se passait à l’Est était considéré purement comme l’objet de grands processus géopolitiques ! À Prague ça n’était pas très différent, bien sûr la sensibilité de Havel a fait inviter Lech Walesa, mais c’était la seule exception. En Occident cette évolution vers l’interprétation géopolitique était très claire. L’interprétation révolutionnaire fut aussi invalidée par les développements imitatifs qu’on a vus ensuite. Comment parler de révolution quand on a simplement imité l’Occident, ses institutions, ses procès, ses objectifs ? Les pays qui ont connu de grands succès sont ceux qui furent les meilleurs imitateurs.
Jacques Rupnik – À propos du rapport du communisme à l’antisémitisme qui a abouti à l’expulsion de ce qui restait des Juifs de Pologne, quels étaient les ressorts historiques de cet antisémitisme et quelles furent les modalités de l’expulsion ? On a parfois parlé d’antisémitisme sans juifs. L’antisémitisme révélé à l’occasion de la crise de 1968 était-il une résurgence ? Et dans quelles mesure le départ des Juifs a-t-il été imposé ou volontaire ?
Aleksander Smolar – Plusieurs facteurs contribuaient à l’antisémitisme en 1968. D’abord, il ne faut pas oublier que six mois plus tôt, l’Urss a indirectement perdu la guerre entre les pays arabes et Israël. C’était très humiliant pour Moscou qui a commencé une campagne antisémite à ce moment-là. Moscou a rompu les relations avec Israël et la vague antisémite s’est répercutée en Pologne. Gomulka a fait un discours célèbre en juin 1967 dans lequel il parlait de la « cinquième colonne » en Pologne, en faisant allusion aux Juifs qui se réjouissaient du triomphe de l’armée israélienne. Cette dimension était sans doute très importante mais elle n’explique pas tout le phénomène. En effet, les autres pays d’Europe de l’Est – la Hongrie et la Roumanie par exemple – n’ont pas mené des politiques antisémites. Il faut chercher les sources de l’antisémitisme communiste en Pologne aussi dans la tradition d’avant la guerre. La Pologne, un pays sous-développé, était le seul pays avec un tel nombre de Juifs, 10% de la population. L’antisémitisme était, en quelque sorte, à la hauteur de cette importance numérique de la minorité juive. Avant-guerre, l’antisémitisme était très répandu et devenait assez dur dans les années 1930. Paradoxalement, le pouvoir polonais en 68, à la recherche d’une légitimité nationale, utilise le stéréotype judéo-communiste de l’extrême droite pour attaquer les camarades d’hier. En effet, le nombre de Juifs au sein de l’appareil du pouvoir après la guerre était élevé. Ce phénomène est connu dans tous les empires : les minorités sont utilisées, manipulées par le pouvoir impérial contre la majorité locale. Cela a confirmé les stéréotypes antisémites d’avant la guerre. La rhétorique antisémite a aussi été utilisée dans la lutte pour le pouvoir entre générations. Elle fut utilisée pour se battre contre les anciens communistes, par exemple contre Gomulka dont la femme était juive.
En somme, les Juifs n’étaient pas forcés de partir, mais les conditions de vie qui ont été créées pour ces milliers de gens étaient humiliantes, ils étaient privés de travail, entourés par la propagande antisémite, etc. Après l’holocauste, partir était le plus naturel. D’ailleurs il y eut des vagues de départs immédiatement après la guerre à cause du pogrom de Kielce7 en 1946. En 1956 vint la deuxième vague et en 1968 on en était déjà à la troisième vague de départs. Cependant on ne peut pas dire que les Juifs étaient forcés de partir.
La querelle interminable du communisme
Jakub Patocka – À propos des références aux empires austro-hongrois, soviétique et nazi, c’est assez symptomatique et étrange lorsque le passé, a fortiori le passé lointain, devient le sujet principal du débat intellectuel. Il y a pourtant nombre de défis actuels dans nos sociétés : le système de santé est démonté, le système social se fracture, la situation environnementale se détériore, les médias sont de moins en moins capables de nous informer de tout cela. Si vous venez à Prague et que vous vous demandez pourquoi les journaux ne discutent pas de cela, vous découvrirez que vous êtes dans le seul pays au monde pour lequel, officiellement, le changement climatique n’existe pas. Pendant ce temps, le principal sujet de débat au sein de l’intelligentsia tchèque porte toujours sur les liens que les uns et les autres entretenaient avec le régime communiste il y a plus de vingt ans. On dit souvent chez nous : après la chute du communisme, nous avons deux sortes de communisme dans nos pays, le communisme et l’anticommunisme. Nous n’en sommes pas sortis.
Aleksander Smolar – Pourquoi le passé pré-1989 joue-t-il un rôle si important ? Je ne crois pas qu’on puisse comparer le problème d’aujourd’hui aux attitudes d’après-1918. De la même manière pour l’Allemagne, son passé nazi pèse toujours après soixante ans. La République tchèque faisait partie d’un empire, certains sont nostalgiques de l’Empire austro-hongrois. On ne peut quand même pas dire la même chose sur l’Empire et à propos du passé communiste. Je trouve donc naturel que le passé communiste soit toujours présent. Cela est parfois exploité de manière excessive, par exemple avec les deux dernières années de gouvernement en Pologne des frères Kaczynski. Ils ont pratiquement réduit tous les problèmes polonais à une dimension historique, anticommuniste.
Jacques Rupnik – Comment les sociétés polonaises et tchèques voient-elles les printemps 1968 de l’Europe occidentale ?
Aleksander Smolar – Moi-même je suivais Mai 68 en prison, donc à travers la presse officielle polonaise. C’était très intéressant, notamment la dimension générationnelle qui était très proche, de même pour les demandes de liberté. En revanche, ce qui était choquant, c’était la volonté de révolution. À nos oreilles, le langage utilisé par les étudiants à l’Ouest était celui de Brejnev et de Gomulka ! Bien sûr, les jeunes, avec Marcuse, revêtaient ce langage d’une signification libertaire et égalitaire, mais c’était très éloigné de l’expérience de la population polonaise. La Pologne n’a jamais été marxisée, même dans la classe intellectuelle et politique. En quittant la Pologne pour l’Italie en 1971, j’ai été surpris de voir combien il y avait de marxistes dans la seule ville de Bologne, plus que j’en ai rencontrés de ma vie en Pologne communiste. D’ailleurs, on n’utilisait pas en Pologne le mot communiste, on disait le « membre du parti ». Les seuls qui prononçaient le mot étaient les anciens communistes d’avant-guerre. C’était un mot obscène. Quand je suis venu en France au début des années 1970, ce langage marxiste, léniniste, maoïste, situationniste, etc. était pour moi non seulement incompréhensible mais moralement et intellectuellement condamnable.
Jakub Patocka – Malheureusement, la République tchèque connaît peu de choses sur 1968 dans les autres pays. Les événements en Tchécoslovaquie furent si absorbants et le temps si court que l’on n’y a accordé que peu d’attention. Cependant, il y avait certainement de la sympathie pour ceux qui défiaient l’autorité ailleurs.
Aleksander Smolar – Les pays d’Europe de l’Est ne vivaient pas dans l’univers politique et social des Occidentaux. Ils ne pouvaient pas épouser le même objectif et, pour des raisons politiques, les élites d’opposition de ces pays étaient franchement hostiles à tous ces projets utopiques. Maintenant, sur la perception, pourquoi de tels événements sont-ils oubliés dans une large mesure ? Pourquoi 1956, qui était bien plus important en Pologne que 1968, est totalement oublié ? Parce qu’on connaît la suite, c’est-à-dire la fin des régimes. La libéralisation et la démocratisation de 1956 font partie de la Pologne communiste, qui n’est plus là. Donc il est difficile de parler comme si cette histoire avait eu une suite. Nous savons déjà qu’elle n’a pas eu de suite. Deux choses différencient 1968 : d’abord ce langage élémentaire des droits de l’homme qui apparaît et la question juive qui est toujours présente.
Jacques Rupnik – Il n’est pas si difficile de comprendre pourquoi les Tchèques ne se sont pas intéressés à 1968 pendant quarante ans. Il n’est pas facile de commémorer une défaite, même si en Europe de l’Est il existe aussi une propension masochiste à vénérer ses défaites historiques : Mohacs 1526 pour les Hongois ou la bataille de Kosovo Polje de 1389 pour les Serbes… 1968 c’est très récent, c’est une bataille perdue qui s’est soldée par des traumatismes personnels. À la différence de la génération française qui a conquis sinon le pouvoir du moins l’influence, la génération 1968 en Tchécoslovaquie a été une génération sacrifiée. Ceux qui avaient 20-30 ans à l’époque ont été chassés de leurs postes, pendant vingt ans ils ont fait des choses improbables. Lorsqu’ils se sont réveillés en 1989 ils avaient la cinquantaine et la liberté retrouvée mais, entre-temps, leur vie a été brisée personnellement, professionnellement, politiquement. En Tchécoslovaquie, 1968 n’est pas seulement l’échec d’un utopique « socialisme à visage humain », c’est un traumatisme social et individuel profond. Cela explique peut-être les réticences à se replonger dans une utopie qui paraît désuète. Après 1989, une nouvelle génération née sous la « normalisation » a connu une ascension sociale formidable sous l’égide du très klausien : « Enrichissez-vous ! ». La « construction du capitalisme » a été un brillant succès, mais elle laisse une société qui aujourd’hui s’interroge sur le sens de tout ça. On devine à l’Est aussi que la phase heureuse de la mondialisation et de la construction du capitalisme est peut-être derrière nous. La démocratie prématurément fatiguée ne peut plus s’en remettre au rejet du communisme pour se légitimer et doit faire face à des poussées populistes. Pas vraiment la « fin de l’histoire ». C’est pour cela que l’on revisite 1968. Toutes les questions de 1968 reviennent dans un contexte autre et sous une forme différente : le marché ? Oui, mais alors lequel et pour quelle société ? La démocratie ? Oui, mais avec quelles formes « participatives » et quelle citoyenneté ? L’Europe ? Oui, mais quelle est notre place dedans et peut-elle, au-delà de ses divisions et ses malentendus, trouver une identité, une mémoire, un projet de société partagés ? Cet héritage-là du débat de 1968, il ne faut pas le commémorer, mais le perpétuer.
Propos recueillis par Rémi Durel
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Jakub Patocka est rédacteur en chef de la revue Literární Noviny à Prague. Jacques Rupnik est directeur de recherche au Centre de recherches sur les relations internationales (Ceri, Sciences Po Paris). Aleksander Smolar préside la fondation Batory à Varsovie. Cette discussion a eu lieu à Paris le 31 mars 2008 dans le cadre du « Club Grande Europe » présidé par Jacques Rupnik.
- 1.
Josef Škvorecký, Un miracle en Bohême, Paris, Gallimard, 1978.
- 2.
Jan T. Gross, les Voisins. 10 juillet 1941, un massacre de Juifs en Pologne, Paris, Fayard, 2002.
- 3.
Id., Fear. Anti-semitism in Poland After Auschwitz, Princeton University Press, 2006.
- 4.
Publié en français dans Václav Havel, Essais politiques, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Liberté de l’esprit », 1989, chap. 5 (rééd. Paris, Le Seuil, coll. « Points politique », 1991).
- 5.
Fondateur en 1970 de la revue The Ecologist. Auteur de Can Britain Survive ?, Londres, Tom Stacey Ltd, 1971 ; avec Robert Allen, Michael Allaby, John Davull et al., Changer ou disparaître, Paris, Fayard, 1972 ; et de nombreux autres ouvrages portant sur l’écologie.
- 6.
Ministre des Finances en 1989, membre puis président (1990) du Forum civique, Premier ministre (1992, 1996), président de la République tchèque depuis 2003, réélu en 2008.
- 7.
À la suite d’une rumeur, plus de quarante Juifs ont été massacrés à Kielce en juillet 1946, déclenchant l’exode de ceux qui, parmi les membres de la communauté juive polonaise, autrefois prospère, avaient survécu à la Shoah.