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© Christophe Raynaud de Lage
© Christophe Raynaud de Lage
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Les Démons dans la lumière noire du Crystal Palace

décembre 2021

Guy Cassiers propose une adaptation théâtrale grandiose du roman de Dostoïevski. La mise en scène, qui allie théâtre et vidéo, souligne toute l’actualité de l’écrivain russe, en montrant les dangers de notre obsession pour la transparence, qui fait passer pour évident ce qui n’est que le fruit d’un montage.

La scène se présente avec en arrière-plan une grande architecture de verre, comme une immense serre, et en surplomb, trois grands écrans vidéo. On en comprend bientôt le sens : l’un des personnages, de retour de Londres, évoque la vision fascinante du Crystal Palace, édifié pour la première Exposition universelle de 1851. De fait, cette construction avait marqué les esprits, surtout dans une Russie déchirée entre la volonté de préserver son identité spirituelle et celle d’entrer dans la modernité industrielle européenne qui venait secouer l’ordre aristocratique de l’empire. En 1863, dans son roman Que faire ? Nikolaï Tchernychevski, socialiste utopique, en avait fait le modèle du monde parfait dont il rêvait, monde de transparence où chacun pourrait s’accomplir. Ce roman allait marquer si profondément l’intelligentsia russe que Lénine lui emprunterait son titre en 1902 pour le traité politique dans lequel il plaiderait le rôle d’une avant-garde appelée à forcer l’avènement de la révolution puisque le peuple n’en était pas capable. La naissance de la fraction bolchevique au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie viendrait, un an plus tard. On connaît la suite.

Dès 1864, Fiodor Dostoïevski, dans ses Carnets du sous-sol, avait exprimé toutes les craintes que lui inspirait la perspective dessinée par Tchernychevski, y voyant le germe de ce qu’on n’appelait pas encore le totalitarisme. Les Démons, son roman-fleuve (publié en feuilleton en 1871 et 1872 dans Le Messager russe), met en scène dans une ville de province un groupe d’individus hantés par la paralysie du pays, persuadés que les débats sans fin de la génération précédente sur la transformation et la vocation de la Russie sont vains, certains qu’il faut faire advenir la révolution et qu’il n’y a pour cela d’autre chemin que la violence. Celle-ci n’est pas seulement un moyen, mais presque une fin. C’est donc très légitimement que Guy Cassiers propose de lire Les Démons au prisme du Crystal Palace. C’est-à-dire à partir de cette idée qu’une vérité pourrait s’imposer à tous par sa supposée limpidité, et surtout par le jeu d’une transparence sans limites à laquelle nul ne devrait pouvoir se soustraire.

Adapter l’œuvre de Dostoïevski n’est pas nouveau. Camus l’avait fait en 1959 (sous le titre Les Possédés), et depuis bien d’autres s’y sont essayés. Aujourd’hui, l’actualité de l’œuvre de Dostoïevski est évidente. Le petit monde de la pièce, à bien des égards, nous ressemble : conflits de générations et de valeurs, inquiétude profonde quant à l’avenir, radicalisation des esprits d’un côté, avachissement de l’autre, manipulation des émotions, des idées et des opinions…

Le dispositif visuel que met en place Cassiers dans la salle Richelieu de la Comédie-Française, avec ses grands écrans sur lesquels, par le jeu des caméras, nous voyons les personnages s’adresser les uns aux autres, fascine au point que le spectateur est vite tenté de perdre de vue la scène elle-même. Certains y ont vu une faiblesse dans cette tentative d’allier théâtre et vidéo. En réalité, il y a là une parabole de ce que nous fait l’obsession de la transparence, où ceux qui prétendent la mettre en œuvre sélectionnent dans la diversité qui compose le réel ce qu’ils jugent décisif et le recomposent pour nous en donner une lecture à laquelle il est difficile de résister.

Déjà, les écrans translucides où est projetée une partie du décor – végétation, neige, ruissellement d’eaux, flammes – donnent le climat dans lequel est pris, ou se comprend, ce qui s’offre à nos yeux. L’incendie criminel du quartier de Zarétchié (situé sur l’autre rive du fleuve) prend ainsi une dimension cataclysmique, enveloppant toute la scène. Mais plus encore, les personnages qui semblent se parler, se toucher, tels qu’on les voit sur les écrans vidéo, sont sur le plateau de la salle Richelieu loin les uns des autres, seuls, et le plus souvent se tournant le dos. Les angles de prises de vues et le montage les rapprochent virtuellement. La main de l’un qui vient se poser sur le bras de l’autre est en réalité celle d’un manipulateur en noir, présent sur la scène pour assurer l’illusion. Telle est la première leçon des Démons, le cristal de la transparence diffracte et reconstruit la réalité pour en livrer un récit duquel il est difficile de se détacher, au point de ne plus voir ce qui se joue. Il faut saluer la performance extraordinaire des comédiens du Français. Ils parviennent à faire croire qu’ils sont en vis-à-vis lorsqu’ils jouent, alors même qu’ils n’ont personne en face d’eux, qu’ils ne voient ni regard, ni bouche, ni corps qui traduiraient l’effet de leur propos sur le ou les personnages auxquels ils sont censés s’adresser. On touche là à la perfection du métier, où le jeu consiste à faire éprouver comme vrai ce qui n’est qu’artifice.

Mais Cassiers ne se contente pas de démonter le mécanisme de la fascination qui s’exerce par le jeu des images, il insiste sur sa puissance mortelle. Dans la scène de l’incendie, Liza (Jennifer Decker) ne périt pas sous les coups de la foule révoltée, mais lentement écrasée par le dispositif qui bascule sur elle. C’est la deuxième leçon. La troisième, qui s’impose sur la scène, est la dissociation dont sont frappés les personnages. Cassiers nous montre que tout en vivant en société, ils sont seuls, sans point d’appui, livrés à eux-mêmes, ce qui les rend éminemment fragiles et manipulables. Ils se bernent eux-mêmes, croient à leurs vérités, et sont à la merci des plus déterminés, des plus malins – au sens diabolique du terme.

Tous se perdent. Comme Dacha (Claïna Clavaron) qui ne peut résister aux calculs « matrimoniaux » de la riche Varvara Stavroguina (Dominique Blanc), laquelle au début de la pièce règne encore sur le petit monde qu’elle accueille chez elle. Comme l’étudiant Chatov (Stéphane Varupenne) tombé sous l’emprise de Nikolaï Stavroguine (Christophe Montenez) qui retourne à son profit le profond mysticisme du jeune homme. Comme la petite clique révolutionnaire de la ville que domine Piotr Verkhovenski (Jérémy Lopez) en leur faisant croire qu’ils participent à un complot grandiose et libérateur. Fils du vieux Stépane, ami intime de Varvara, universitaire retraité et socialiste « réformiste » plutôt décati, Piotr n’est mû que par un seul désir, celui de tuer le père sous toutes ses hypostases – Dieu, l’État, papa – c’est-à-dire tout ce qui vient s’opposer à l’assouvissement du fantasme de toute-puissance.

Car la volonté de puissance mène le bal, sous couvert de grands idéaux. Une volonté déchaînée, lorsqu’elle est à l’œuvre en la personne du jeune Stavroguine qui ne croit à rien, pas même en lui, et qui se débat dans des affres abyssales vers lesquelles il attire les autres, comme un trou noir où ils vont s’engouffrer. Le dissocié par excellence, c’est lui. Si bien qu’il ne s’appartient pas. S’il y a du démoniaque, il se tient dans cette fracture interne que rien ne vient réparer, pas même l’amour et encore moins la transparence. Au moins, la folie de Stavroguine s’avoue-t-elle pour ce qu’elle est et l’on peut éprouver envers lui quelque compassion, tandis que le cynisme glaçant, calculateur, vengeur de Verkhovenski semble étranger à toute humanité.

Dostoïevski, à la fin de son roman, raconte la conversion et le retour à l’Évangile du vieux Stépane qui va mourir. Elle se joue autour du récit que fait Luc de la guérison du démoniaque gérasénien (Luc 8, 26-42), un homme habité de folie qu’aucune chaîne ne pouvait contenir et qui vivait au milieu des tombes. Le démon qui le possède est multiple, son nom est « Légion ». Jésus accède à sa/leur demande de l’expulser dans un troupeau de cochons du voisinage. Les bêtes, devenues folles, vont alors se jeter du haut de la falaise dans les eaux du lac de Génésareth. Cette mort des démons qui rejoignent l’abîme, Stépane (qui se compte parmi eux) la voit comme la condition du salut de la Russie qu’il aime. Elle ne pourra accéder à elle-même, pense-t-il, que libérée de la folie que propagent ceux qui se laissent emporter par la fascination de ce qu’ils prennent pour la vérité du monde – leurs propres discours.

La manière dont Guy Cassiers conclut sa mise en scène, avec ses personnages plongés dans la nuit dont les visages en noir et blanc se confondent et se déforment sur les écrans tandis que leurs paroles s’entremêlent, figure cette noyade finale et générale dans l’abîme. Point d’orgue lugubre d’une œuvre au prophétisme apocalyptique. L’histoire nous a appris combien Dostoïevski avait justement pressenti les drames qui s’annonçaient, et pas simplement en Russie. Mais pourrions-nous encore faire nôtre l’espérance ultime de Stépane – celle de Dostoïevski lui-même ? – d’une rédemption par la catastrophe ? Nous voyons sous nos yeux que le monde qui a pourtant traversé les nuits les plus tragiques au xxe siècle n’est pas débarrassé de ses démons. Les horreurs du passé ne nous délivrent pas de notre responsabilité présente, celle de ne pas céder aux rêves de perfection et de salut derrière lesquelles œuvre l’inusable en même temps qu’illusoire volonté de puissance.


Les Démons

D’après Fiodor Dostoïevski, mise en scène Guy Cassiers, à la Comédie-Française jusqu’au 16 janvier 2022.

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…

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