L’anti-impérialisme a-t-il un sens à l’heure de la mondialisation ?
Coup de sonde
L’anti-impérialisme a-t-il un sens à l’heure de la mondialisation ?
À propos de…
Henry Laurens, l’Empire et ses ennemis. La question impériale dans l’histoire, Paris, Le Seuil, 2009, 244 p.
Benedict Anderson, les Bannières de la révolte. Anarchisme, littérature et imaginaire colonial, Paris, La Découverte, coll. « Texte à l’appui/Laboratoire des sciences sociales », 2009, 260 p.
Penser l’empire au début du xxie siècle ? Si les empires coloniaux ont disparu au cours des décolonisations entre 1945 et 1975 et si leur étude n’intéresse sans doute plus que les historiens, la question impériale en revanche demeure d’actualité aussi bien dans les pays du Nord que dans ceux des Sud. L’effondrement de l’empire soviétique en 1991, la puissance de l’empire américain grâce à ses formidables capacités militaires, l’élaboration doctrinale puis militaire du Grand Moyen-Orient américain, la question en suspens depuis au moins 1947 de la Palestine, l’accélération du processus de la mondialisation, la globalisation des revendications mémorielles comme l’avait montré en 2001 la conférence de Durban : tous ces sujets ont remis la question impériale au premier plan des interrogations.
Mais ces mutations ont déplacé, de façon parallèle, la question. Elle ne se pose plus, en effet, dans les termes des revendications nationales des peuples colonisés, de constitution d’État-nations et des stratégies de développement, comme lors des décolonisations. La question impériale se pose désormais en termes d’étape – souvent malheureuse pour les peuples du Sud – dans le processus de mondialisation : il s’agit en particulier de comprendre la nature de cette étape. C’est dans cette perspective qu’on peut lire deux ouvrages très différents l’un de l’autre par leur façon d’aborder ces questions aussi bien sur le fond – la question impériale et, par opposition, la question nationale chez les peuples dominés – que sur la forme, c’est-à-dire la façon d’écrire l’histoire.
L’essai l’Empire et ses ennemis de l’historien Henry Laurens, spécialiste du monde arabe, propose une vision panoramique déroulant un grand travelling de la Question impériale dans l’histoire de l’Antiquité gréco-romaine jusqu’à l’empire américain. Le livre de l’historien britannique Benedict Anderson est une enquête historique, à la trame très serrée, où se croisent plusieurs thèmes – la littérature, l’anarchisme, l’anti-impérialisme, le nationalisme – à travers le fil biographique de trois grandes figures des luttes anticoloniales aux Philippines à la fin du xixe siècle, quand les puissances impériales et coloniales se partagent le monde et quand le monde connaît une nouvelle étape de la globalisation.
Impérialisme : une notion qui traverse les âges ?
Naguère appréhendée à travers les termes de métropole et de colonies, de partage du monde, de mise en valeur pour les uns ou d’exploitation pour les autres, la notion d’Empire peut faire l’objet, selon Henry Laurens, d’une approche plus large. Il étire ainsi au maximum l’observation de cette formation politique, économique et idéologique, depuis l’Athènes de la Ligue de Délos au ve siècle jusqu’à la politique américaine actuelle, en passant par l’empire romain, les empires ultramarins des xvie-xviiie siècles, les empires coloniaux européens des xixe-xxe siècles, « la République impériale » américaine – ainsi que Raymond Aron qualifiait les États-Unis d’après 1945 – et les contestations des dominations impériales.
Trois idées sous-tendent la synthèse d’Henry Laurens. Thucydide avait déjà formulé la première lors des guerres du Péloponnèse. La puissance n’a de limites que celles que lui impose une autre puissance. Tant qu’elle ne l’a pas rencontrée, une puissance étend son empire sur terre, sur mer et dans les esprits. L’histoire de Rome le prouve. La deuxième idée est que l’empire fut l’une des formes essentielles, du moins entre le xvie et le xxe siècle, qu’a pris le processus de mondialisation. Paul Bairoch, Bouda Etemad, Jacques Frémeaux l’ont aussi montré, données quantitatives à l’appui. La troisième idée, Laurens excelle à la démontrer, est que le monde fut, du xviie au début du xxe siècle, un terrain de projection des rivalités entre les États européens. Ce fut ce qui entraîna, après la constitution des empires ibériques, les conquêtes coloniales des puissances européennes. C’est pourquoi, Henry Laurens choisit de placer sa réflexion sous l’influence de Schumpeter plutôt que sous celle d’Hobson, qui inspira Lénine, c’est-à-dire d’une lecture de l’impérialisme colonial du xixe siècle comme expression du capitalisme. Plus que le « stade suprême du capitalisme », l’impérialisme colonial européen fut le résultat des rivalités entre des États européens, déjà puissamment constitués, luttant pour leur domination depuis la guerre de Trente Ans (1618-1648), et entre les nations européennes (de 1792 à 1914). Sans États puissants, en particulier au plan militaire, pas d’Empire.
Le raisonnement peut s’étendre aux États-Unis et au Japon. Ils constituèrent des aires de puissance, en particulier dans le Pacifique, dont le déploiement aboutit à la guerre en 1941. S’étendra-t-il demain à la Chine si le protectionnisme et la raréfaction des ressources tendaient les relations du duopole américano-chinois ? La première mondialisation, commencée à la fin du xixe siècle, fut brusquement arrêtée par l’effondrement des échanges dû, à la suite de la crise de 1929, aux réactions protectionnistes des États pendant les années 1930. La Chine pourrait-elle adopter aujourd’hui le même comportement que celui du Japon dans les années 1930 ? Une politique de puissance pour s’assurer le contrôle des ressources. Pour Henry Laurens, les États-Unis sont bien un empire global et universel. Sur les pas de Arnold Toynbee, il montre que, de même que Rome n’était plus seulement dans Rome, Los Angeles ou New York ne sont plus seulement aux États-Unis mais à peu près partout et chez chacun, suscitant attraction et répulsion dans un même mouvement.
En forçant le trait, on pourrait dire que l’exceptionnalité de l’Empire américain dans l’histoire réside dans le paradoxe d’une métropole pluraliste alimentée par toutes les immigrations du monde, et d’un système impérialiste unilatéraliste1.
Les échanges des périphéries entre elles
L’historien britannique Benedict Anderson dépasse la réflexion de la formation des nationalismes que l’on sait ne rien devoir à de soudaines montées de sève (« le printemps des peuples », « l’éclosion des nationalismes », ici européens, là ultramarins) depuis son dernier livre2 et depuis les travaux de Gérard Noiriel3. Il s’interroge sur le rôle de la circulation des idées, des livres, des imaginaires, des hommes, souvent imprégnés par l’anarchisme, entre l’Europe, l’Asie et l’Amérique, dans la formation des nationalismes et dans la préparation des révoltes des peuples colonisés et dominés. Il accorde une place capitale aux rencontres et aux imaginaires, et donc au romanesque, dans les processus de l’élaboration des nationalismes.
B. Anderson suit la vie, les voyages (partout en Europe, en Amérique du Nord, en Chine, au Japon), les engagements de trois nationalistes philippins. Au centre, on trouve José Rizal. Né en 1861, Rizal est le héros national philippin. Ce médecin et romancier n’écrivait pas en tagalog – la langue de l’île du centre des Philippines – mais en espagnol (Noli me tangere4 et El Filibusterismo5). Cet anarchiste intégra le nationalisme philippin dans un anti-impérialisme. Il fut exécuté à Manille en 1896. Sa mort fit de lui un martyr, renforça l’insurrection du Kapitunan avec laquelle il s’était pourtant désolidarisé, et signa la fin de l’empire espagnol. Séparatiste au début de son engagement, il évolua vers des positions plus assimilationnistes. Autour de la figure de Rizal, B. Anderson entrecroise les fils biographiques de deux autres nationalistes. Le premier, Isabello de los Reyes, fit le chemin inverse de celui de Rizal. Le folkloriste ilocano, né en 1864, fait partie de ce courant intellectuel recherchant les origines de la nation dans les langues et les traditions, mais en les étudiant dans la langue du conquérant espagnol que parlaient seulement 5 % de ses compatriotes philippins – l’espagnol ne fut jamais la langue d’une mondialisation comme le devint l’anglais après 1945. Franchement assimilationniste au début, Reyes devint indépendantiste au contact des anarchistes catalans en révolte. Il fut enfermé à Montjuïc avec eux. De retour aux Philippines en 1901, désormais sous domination américaine, il introduisit les penseurs marxistes et anarchistes, organisa la classe ouvrière de Manille et développa le syndicalisme dans l’archipel sur le modèle qu’il avait connu à Barcelone. Quant à Marianno Ponce, figure un peu en retrait dans l’ouvrage d’Anderson, il fut l’organisateur du mouvement national philippin sous domination américaine.
B. Anderson se place à la périphérie du système mondial de la fin du xixe siècle, aux Philippines mais aussi à Cuba, quand sombre définitivement l’empire espagnol devant les révoltes cubaines et philippines (1898) avec le soutien et pour le plus grand bénéfice des États-Unis. Ces derniers sortent alors de leur isolationnisme, deviennent une puissance impériale et le principal acteur de la mondialisation au xxe siècle. B. Anderson se situe donc à la croisée de deux empires. Il se place aussi au moment où commencent le déclin de l’anarchisme implanté dans les paysanneries de la périphérie de l’Europe industrielle (Espagne, Italie) et l’essor du marxisme qui structure les prolétariats du cœur du système-monde (l’Europe industrielle).
Ce n’est pas seulement une expérience de décentrement historique que nous propose B. Anderson : voir une métropole – l’Espagne impériale moribonde et marginalisée en Europe par la faiblesse de sa monarchie, son caciquisme, et son sous-développement – depuis sa colonie, Manille et les Philippines aux mains de gouverneurs autoritaires et répressifs, Weyler et Primo de la Rivera, l’oncle du futur dictateur, confrontés aux mouvements nationalistes. Il propose aussi au lecteur de regarder la circulation des hommes et des idées non seulement entre le centre (l’Europe) et la périphérie (les pays dominés), mais entre les périphéries elles-mêmes en particulier à travers les allers-retours entre Cuba et les Philippines. Rizal connaissait Marti, le dirigeant cubain qui organisa la révolte contre l’Espagne et dans ce dessein sollicita l’aide de Theodore Roosevelt, le président américain, qui fit payer bien cher son soutien aux indépendantistes cubains. Il fréquenta aussi Sun Yat-sen à Hong Kong et à Canton, peut-être R. Tagore. À lire B. Anderson, en effet, Manille fut tout autant un centre de l’anti-impérialisme, à la fin du xixe siècle, que La Havane.
En ayant pour but de « cartographier l’anarchisme et la force de gravitation qu’il exerça sur des nationalismes militants aux quatre coins de la planète6 », le livre de Benedict Anderson semble se demander s’il n’y eut pas, en cette fin du xixe siècle et début du xxe siècle, entre la fin de l’empire ibérique, au moment de l’établissement des grands empires européens, et avant l’établissement des empires américains et japonais, une petite fenêtre historique pour qu’une mondialisation sur des bases libertaires advînt. Certes, l’anarchisme pouvait être une pensée rassemblant les ouvriers agricoles des campagnes espagnoles ou italiennes et les paysans des Sud dans un même mouvement sur la question agraire en particulier, quand le marxisme s’adressait aux prolétariats des pays accomplissant leur révolution industrielle. Faut-il pour autant suivre l’auteur dans l’idée que ce fut dans l’anarchisme que le rêve d’indépendance des peuples colonisés fit son premier lit ? Bien sûr, les bourgeoisies européennes ne laissèrent guère à ce mouvement qui précéda les partis socialistes à peu près partout la possibilité de s’installer. Les anarchistes furent durement réprimés en Russie, en France, en Italie, en Espagne dans les années 1890. Si cette possibilité historique exista, elle resta une possibilité inaccomplie. Parmi les peuples du Sud, les mouvements nationalistes et anti-impérialistes se constituèrent à la même époque avant tout sur des mouvements de renaissance culturelle. Ce fut le cas, à cette époque, de la maharanie indienne de Gandhi (le parti du Congrès fut fondé en 1885), de l’islam pour les rifains insurgés d’Abd el-Krim (1921-1926). Ces langages pénétrèrent beaucoup plus en profondeur les paysanneries que toutes les idéologies importées d’Europe, y compris le marxisme qui séduit les élites des Sud auxquelles la jeune Russie bolchevique sut s’adresser lors du Congrès des peuples d’Orient de Bakou en 1920 et donna parfois un cadre organisationnel aux mouvements nationaux naissants. On peut certes voir chez les jihadistes d’aujourd’hui l’ombre des anarchistes Jeronimo Casiero (l’assassin de Sadi Carnot en 1894) ou de Dmitri Bogrov (l’assassin de Stolypine en 1901) ou même de Princip, le nationaliste serbe bosniaque qui tua François Ferdinand. Benedict Anderson ne le dit pas. On peut voir aussi avec Henry Laurens dans la « base » (al-qa`ida), l’application de la théorie guevariste du foco. On pourrait tout aussi bien y voir la figure de l’assassin d’Henri III en 1589, le dominicain et ligueur Jacques Clément. Et, si l’on chanta et dansa en Palestine après le 11 septembre 2001, on chanta le Te Deum et l’on alluma des feux de joie à Rome après la Saint-Barthélemy du 23-24 août 1572. On peut toujours établir des filiations, mais les pères ne reconnaissent pas toujours les fils qu’on leur attribue.
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Derrière cette étude de l’anti-impérialisme au temps de la mondialisation de la fin du xixe siècle, on sent chez B. Anderson bien des interrogations sur notre fin et début de siècle. La disparition de l’Urss, l’effacement relatif de l’Europe, la prépondérance américaine, la montée en puissance de la Chine dans le système-monde redonneraient-ils une seconde chance à ces idées libertaires de la fin du xixe siècle que portent certains mouvements altermondialistes et que l’étatisme communiste et le capitalisme avaient étouffées chez les peuples du Sud par la répression et par les modèles de développement ? De Porto Alegre à Belém en passant par Bombay, les idées circulent. Des idées nouvelles y émergent, souvent d’ailleurs en langue anglaise. Mais elles circulaient aussi dans les années 1960 entre l’Alger de Boumediene, le Caire de Nasser, La Havane de Castro ! Il est vrai que le Mehdi Ben Barka de la Tricontinentale lisait plus volontiers Marx que le Rizal de la bi-continentale (Amérique-Asie) d’Anderson, qui préférait Proudhon, Kropotkine, Malatesta. Mais les deux étaient internationalistes et vivaient dans des périphéries plus ou moins dominées. C’était d’une certaine façon plus facile que d’être anti-impérialiste dans la Nouvelle Rome. Mais, il est vrai qu’on peut faire « un bon usage de la trahison ».
Jean-Pierre Peyroulou
Librairie
Reinaldo Arenas, LETTRES À MARGARITA ET JORGE CAMACHO (1967-1990), Paris, Actes Sud, 2009, 382 p., 28 €
Cent quarante-quatre lettres d’Arenas adressées au peintre cubain exilé, Jorge Camacho, et à sa femme, Margarita (le peintre Torgia) s’échelonnent de leur rencontre à La Havane, au Salon de mai en 1967, au suicide de l’écrivain très affaibli, en 1990, à New York. Il avait 47 ans. Il avait, écrivit-il à ses amis, « terminé son œuvre littéraire » et gardait l’espoir que Cuba serait bientôt libre. Il avait fait de la littérature sa propre vie. À un ami qui l’avait trahi (remettant le manuscrit du roman Encore une fois la mer au ministère de l’Intérieur), il écrivit :
Je ne suis que l’instrument de ce quelque chose qui me mène (la création) et, sans ce quelque chose, je meurs. Interprète ces mots littéralement…
En même temps, il rêvait d’une chose capitale : « Un endroit où je puisse crier » (28 juin 1970).
La première partie du volume va de la rencontre en 1967, à l’exil en 1980 : à Cuba, le courrier est peu sûr, il ne marche que si des amis sortent des lettres, comme les Camacho avaient sorti deux de ses manuscrits, ce qui avait été la base d’une amitié sans pareille. Dans ces lettres où il écrit : « Vous savez bien ce que je ne dis pas » (9 septembre 1969), il parle tout de même du travail « productif » (= forcé), de l’atmosphère de surveillance, de discrimination, de répression. Il se demande si ce qu’on écrit à Cuba peut être vraiment compris « ailleurs » :
Nous qui avons vécu cette expérience, qui lisons quotidiennement la presse qu’on nous impose, qui sommes tout bonnement obligés de vivre en regardant les affiches, en écoutant la radio (de gré ou de force), en écoutant les discours (de gré ou de force) en écoutant, en écoutant, en passant notre vie à écouter… sans avoir jamais le droit de rien dire.
Dans ce pays où chaque mot est contrôlé, une fois, deux fois, Arenas écrit, se cache, mais pas (encore) assez ; arrêté en 1973, il disparaît dans une prison. Après une accusation qui avait hésité entre activité contre-révolutionnaire, viol de mineurs, homosexualité, le tribunal le condamne à deux ans pour « menées lascives ». De février 1974 à janvier 1976, ses amis ne reçoivent aucune lettre. Quand il réapparaît, il est obsédé par une seule idée : quitter l’île. Il prend des risques fous, tandis que ses amis inventent des solutions qui, toutes, échouent.
Mais en mai 1980, « comme par magie » ainsi qu’il l’écrit (19 mai 1980), il se retrouve à Miami : des milliers de Cubains s’étaient réfugiés à l’ambassade du Pérou ; Castro, écumant de rage, envoya aux États-Unis 125 000 Cubains jugés « indésirables », des malades mentaux, des délinquants, des homosexuels. Arenas en profita, peut-on dire : il se déclara homosexuel « passif », alors que son nom figurait sur une longue liste de personnes ne devant pas quitter le pays7… Cette seconde partie est, bien sûr, la plus fournie sur l’œuvre et sur Cuba.
Quittant Miami, qu’il ne supporte pas, il rejoint New York. La vie est dure mais il peut « crier », il ne s’en privera jamais. Il écrit, il est obsédé par la publication de ses romans, par les traductions, par les petitesses de beaucoup d’éditeurs (mais il salue hautement Claude Durand). Il voyage, il découvre Paris, l’Italie, l’Espagne, et particulièrement Almonte, là où les Camacho vivent une partie de l’année. Certes il écrit sans répit, mais il lutte passionnément pour la liberté8 et pour « voir » la fin de Castro : apprenant la chute du gouvernement Ortega au Nicaragua, il exulte :
La perestroïka est arrivée jusqu’aux Amériques… Cette fois, Fidel n’en a plus pour longtemps […]. Il a déclaré qu’il ne quittera pas son poste tant qu’on ne lui aura pas troué la peau…, ce qui me paraît une excellente suggestion.
N’avait-il pas lancé avec Jorge Camacho une « Lettre ouverte à Castro » ? Celle-ci lui demandait, après trente ans de pouvoir, de suivre l’exemple du Chili, donc d’organiser un référendum : le peuple pourrait décider « par oui ou par non, au moyen d’un vote libre et secret, son accord ou son refus » de voir Castro exerçant les fonctions de « président de la République, de président du Conseil des ministres, de président du Conseil d’État et de commandant en chef des Forces armées9 ».
Arenas ne cesse dans ses lettres et dans la vie de rappeler la réalité de Cuba : « Un enfer policier et le silence absolu. » Il apprend la mort « soudaine » de la veuve de Lezama et la police rentrant immédiatement dans la maison « pour y poser les scellés », il en est alarmé. Son œuvre était interdite et les écrivains qui avaient tant de talent – comme Piñera, Lezama, etc. – étaient morts « dans un laps de temps si court. […] C’est tout un monde qui disparaît » (19 mars 1981).
Ce recueil fait éclater le courage de l’écrivain (mot bien faible ici), son extraordinaire vitalité, sa violence quand il décrit, par exemple, des intellectuels, « souvent sordides », des capitales démocratiques venant en touristes et qui se font photographier
donnant l’accolade au « Macho-Macho », et tournant le dos aux camps de concentration, aux cartes de rationnement, aux prisons surpeuplées et aux deux millions de Cubains en exil.
On y trouve aussi sa capacité de s’émerveiller devant la nature, devant l’Iliade ou devant Florence, et la puissance de son art.
Jeannine Verdès-Leroux
Timothy Findley, PASSAGERS CLANDESTINS, Paris, Actes Sud, 470 p., 23, 80 €
Cette traduction française de Not Wanted on the Voyage10, écrit en 1984 et cinquième des neuf romans publiés par Timothy Findley entre 1967 et 2001, permet d’apprécier la virtuosité de l’écrivain à mi-parcours de son œuvre.
Cette fable allégorique propose une variation surprenante sur l’épopée biblique du Déluge. De la première ligne du roman « Rien ne s’est passé comme on nous le raconte, tout le monde le sait11 », jusqu’à sa dernière phrase « Elle priait pour le retour de la pluie12 », Timothy Findley démystifie cet épisode de la Genèse, transformant Noé en un despote cruel et intraitable et son épouse en une alcoolique rebelle, alliée de tous les indésirables. Cette réécriture, plus ironique et joyeuse que blasphématoire, induit une réflexion sur le sens de l’histoire, l’écologie, le féminisme, le totalitarisme.
Timothy Findley, à côté d’autres écrivains comme Robertson Davies, Alice Munro, Mordecai Richler, Margaret Atwood ou Michael Ondaatje, témoigne de la vitalité de la littérature canadienne en langue anglaise.
Né à Toronto, Ontario, en 1930, Timothy Irving Frederick Findley a grandi dans le quartier huppé de Rosedale. Contraint d’abandonner pour raisons médicales une scolarité classique au pensionnat de Saint-Andrew’s College, il se tourne vers les arts, étudiant la danse puis le théâtre, notamment à Londres à la Central School for Speech and Drama. Les encouragements de l’acteur Alec Guinness, du dramaturge Thorton Wilder dont il a joué la pièce The Matchmaker en 1954 au festival d’Edimbourg, le décident à se consacrer à l’écriture dès son retour au Canada en 1958.
La popularité de ses adaptations pour la télévision, notamment Les Witheoak de Jalna13, sa notoriété dans le monde du théâtre – il est le premier dramaturge en résidence au Centre national des arts d’Ottawa – ne font pas oublier ses débuts difficiles de romancier au Canada. Ses deux premiers livres, The Last of the Crazy People14 et The Butterfly Plague15, sont refusés par les éditeurs locaux et ignorés tant par la presse que par le public canadiens après leur publication en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Il lui faut attendre la parution de son roman Wars16 en 1977, couronné par le prix du Governor General, pour obtenir la reconnaissance dans son propre pays et participer au rayonnement de la littérature canadienne.
Avec son compagnon, l’écrivain William Whitehead, rencontré en 1951, il partage son temps entre l’Ontario au Canada et la Provence en France où il meurt en juin 2002.
Passagers clandestins est un roman charnière dans l’œuvre de Timothy Findley. Les paramètres familiers de son univers y sont subtilement distillés et les analogies avec les livres précédents méritent d’être soulignées.
Timothy Findley situe l’action dans le passé, dans la préhistoire biblique, tout comme il se référait à la Première Guerre mondiale dans Guerres17. Il prend pour héros des personnages historiques et littéraires connus, Noé et sa famille de même que dans le Grand Elyseum Hotel18 il faisait raconter l’histoire par Hugh Selwyn Mauberley, tiré d’un poème d’Ezra Pound. Il explore le pouvoir démesuré de Noé en tant qu’incarnation de la croyance religieuse de la même manière qu’il dénonçait la puissance du système dominant hollywoodien dans The Butterfly Plague. Il dissèque la menace de l’enfermement qui pèse sur les membres de la famille de Noé à l’instar de celle qui rendait le jeune Hooker Winslow prisonnier du domaine familial et de ses secrets étouffants dans le Dernier des fous19.
Dans Passagers clandestins, en privilégiant pour ses protagonistes le statut de prototypes plutôt que de personnalités définies et réalistes, Timothy Findley s’éloigne de l’approche narrative de ses premiers textes et bouscule les notions de genre, de temps et de structure pour questionner la pertinence des valeurs occidentales.
Passagers clandestins est un roman étrangement envoûtant qui ne cesse de déranger le lecteur, de l’égarer dans ses repères et ses attentes, de spéculer sur sa vigilance ou sa complicité. Tout interpelle dans ce traitement irrévérencieux d’un récit inscrit dans la conscience collective.
Timothy Findley mêle le texte biblique à sa propre interprétation des faits par le truchement de références, d’allusions ou de paraphrases. Il reconnaît l’existence des principaux héros tout en les qualifiant autrement. Noé devient le docteur Noyes, un tyran familial, politique, religieux avec pour subalternes Sem qui personnifie la brutalité, Japhet qui incarne la haine et Hannah qui représente l’ambition. Madame Noyes se voit attribuer un rôle essentiel puisque, prenant le parti des opprimés, elle fait monter sur l’Arche les indésirables et anime le camp de la résistance aux côtés de Cham et de son épouse, Lucy alias un Lucifer bienfaisant et travesti.
Timothy Findley transforme le voyage en un affrontement sanglant entre les deux clans, refusant de voir en Noé le patriarche juste, choisi par Dieu pour sauver l’humanité. Les châtiments infligés aux animaux sont minutieusement précisés ; l’assassinat de Lotte, l’enfant singe débile, est raconté dans ses moindres détails ; le viol d’Emma, la femme de Japhet, est crûment décrit dans son déroulement et ses implications.
Tymothy Findley détourne la dimension poétique du texte initial par un recours récurrent à des tableaux comiques comme celui où Madame Noyes, passablement éméchée, écoute les chants interminables des moutons tandis que, pour détendre Yahvé déprimé, Noé exécute des tours de magie. Il y substitue une mise en scène plus théâtrale de l’histoire et fait osciller son texte entre une représentation fantastique des épisodes successifs et une perception des personnages plus proche d’un réalisme magique, comme en témoignent les deux tentatives de rébellion contre le pouvoir hégémonique de Noé.
L’orchestration ambiguë de ces décalages rend la lecture de Passagers clandestins délicate, parfois ardue : faut-il se laisser envahir par le foisonnement magique du récit ou chercher à décrypter les passages inventés ? Faut-il s’irriter des libertés prises avec les textes bibliques ou s’amuser de leur réécriture jubilatoire ? Faut-il laisser les événements dans leur contexte ou en actualiser les implications ?
Ces hésitations font basculer la réflexion dans un faisceau de références contemporaines et transforment souterrainement le roman en un réquisitoire indirect contre l’intégrisme religieux, la dictature ou toute forme de racisme et d’antisémitisme, en un plaidoyer obstiné en faveur du féminisme, de l’écologie et de la tolérance.
La force de Tomothy Findley est de ne pas se livrer à des discours politiques, de ne pas encombrer son récit de réflexions philosophiques et morales mais de multiplier les images explicites et de suggérer des correspondances.
Quand Hannah est acceptée pour son intelligence auprès de Noé, que la timide Emma, en dépit de sa fragilité, finit par sauver ceux qui s’opposent à l’exercice tyrannique du pouvoir ou que Madame Noyes est chassée par son époux pour avoir contesté sa parole, Timothy Findley évoque le statut des femmes. Quand les animaux s’entraident et se portent secours, que seule la solidarité permet la survie, il fait allusion à la notion d’écosystème et aux dangers encourus par une humanité qui se coupe des lois de la nature. Quand Madame Noyes croit voir sa maison en flammes pour se rendre compte par la suite que l’on brûlait des animaux indésirables, que la petite Lotte est sauvagement assassinée, que ceux qui ne répondent pas aux critères établis par Noé sont exclus, Timothy Findley fait référence aux camps d’extermination nazis. Quand, en dépit des blessures et des pertes infligées, le clan des opprimés réitère les actes de rébellion contre le dictateur Noé, il souligne la nécessité de la résistance à toute forme d’intégrisme.
Passagers clandestins exprime le refus de toute approche binaire du monde. Timothy Findley est un moraliste joyeux qui rêve de changer le monde à travers l’art mais sait aussi qu’il n’y a pas de vérité unique. Le choix de Noyes – No/Yes – comme patronyme de Noé, en avertit le lecteur.
Sylvie Bressler
John Le Carré, UN HOMME TRÈS RECHERCHÉ, Paris, Le Seuil, 2008, 361 p., 21, 80 €
Tout le monde connaît les lipizzans, ces chevaux qui ont fait la renommé de l’école espagnole d’équitation de Vienne. Moins nombreux sont ceux qui savent qu’ils naissent noirs avant de devenir progressivement blancs. Mais seules deux personnes de la banque Brue Frères SA, installée à Hambourg, Tonny Brue le directeur et Frau Elli sa confidente, sont au courant d’une chose : le terme sert, en interne, à désigner des comptes à numéros créés au moment de la dislocation de l’Union soviétique pour recevoir une partie de l’argent sale qui traversait le Rideau de fer par camions entiers.
Si c’est le père de Tonny, le vénérable Edward Amadeus Brue, qui avait imaginé ce système, c’est au fils d’en assumer les conséquences lorsqu’une jeune avocate spécialisée dans la défense des droits de l’homme, Annabel Richter, le contacte au nom d’un mystérieux client, Issa Karpov. Ce dernier prétend que son défunt père, le colonel Grigori Borissovitch Karpov, qui a participé à la guerre en Tchéchénie, a déposé d’importantes sommes sur un compte « lipizzan » dont il détient le code. Mais, fait en apparence troublant, ce jeune homme musulman d’origine russo-tchétchène, ne désire en aucun cas récupérer l’argent de son père. Enfant d’un viol, il a été emmené en Union soviétique à l’âge de sept ans et ne veut rien devoir à l’argent d’un père qu’il déteste. Il souhaite seulement se placer sous la protection de Tonny Brue afin de pouvoir s’installer en Allemagne pour y poursuivre des études de médecine. Arrivé clandestinement à Hambourg, il loge chez un jeune Turc en passe d’acquérir la citoyenneté allemande.
Mais dans la ville où ont vécu trois des terroristes du 11 septembre, toutes ces allers et venues vont attirer l’attention des services de renseignements allemands puis britanniques et américains qui, certes, luttent contre le terrorisme mais se livrent également entre eux une guerre sans merci. En se servant de son avocate, les agents allemands, dont le chef trouve qu’« il y a beaucoup trop d’Arabes qui aiment les Allemands pour de mauvaises raisons », vont persuader Issa d’accepter l’héritage douteux de son père afin de pouvoir le léguer au Dr Abdullah, personnage énigmatique qui représente officiellement de grandes organisations caritatives musulmanes mais que l’on soupçonne d’être également proche de groupes sensibles. Il s’agit de prendre ainsi contact avec lui puis, par une juste dose de pressions et de menaces, de l’amener à coopérer avec les Occidentaux.
Au-delà de l’affaire d’espionnage qu’il relate, Un homme très recherché est également un texte d’une grande subtilité sur les rapports entre père et fils. Un thème cher à Le Carré qui l’a abordé à de nombreuses reprises. Dans Single & Single bien sûr mais surtout dans Un pur espion, son roman le plus autobiographique. Sa mère étant partie alors qu’il était tout enfant, l’auteur de L’espion qui venait du froid a été élevé avec son frère par un père, escroc de haut vol, qui passait une bonne partie de sa vie derrière les barreaux mais qui envoyait néanmoins ses fils dans les collèges les plus huppés du Royaume-Uni. Avec bien sûr, apprise au préalable, une version de leur vie de famille destinée à ne pas éveiller les soupçons. Dans le roman, le père d’Issa comme celui de Tonny ont été des « frères criminels ». Que doivent faire leurs fils ? Accepter l’héritage moral et matériel ou le refuser, totalement ou en partie ?
À ces interrogations Le Carré n’apporte évidemment aucune réponse tranchée. Il met en scène de façon poignante des hommes aux prises avec des pères qui, par-delà la mort, conditionnent profondément leur vie.
Jean-Paul Maréchal
Jean-Claude Ameisen, DANS LA LUMIÈRE ET LES OMBRES. Darwin et le bouleversement du monde, Paris, Fayard, 2008, 489 p., 23 €
Il n’y a pas le plus souvent de chaîne de causalité simple et unidirectionnelle qui mène d’un gène à une protéine, d’un gène à une « fonction », ni à plus forte raison d’un gène au comportement d’une cellule, d’un organe, d’un organisme vivant… ou d’une personne…
Et la notion populaire, mais réductrice, de « programme génétique » est pour cette raison une notion profondément ambiguë… Ce qui est « programmé » – littéralement : « pré-écrit » – dans nos gènes, si tant est que l’emploi de tels mots ait un sens, ce n’est pas notre identité ni notre avenir, c’est un ensemble de possibilités et de contraintes dont l’actualisation dépend en permanence de notre histoire et de notre environnement. […]
Les chaînes de causalité sont multidirectionnelles, avec des effets de rétroaction, d’amplification ou d’inhibition, et des relations de causalité qu’on appelle aujourd’hui, en biologie, « en spirale ». Le plus souvent, l’extérieur compte autant que l’intérieur, l’environnement autant que les gènes, l’acquis autant que l’inné, et, dans l’espèce humaine et dans certaines espèces animales, la culture autant que la nature20.
À lire Jean-Claude Ameisen, les psychanalystes parviendront plus rapidement à partager une vision commune de l’être humain avec les biologistes, qu’avec certains médecins qui voudraient, comme leurs commanditaires administratifs, que leur art repose sur des certitudes scientifiques, dispensées, si possible, par ordinateur. La spécialité de ce médecin chercheur, la mort cellulaire, l’a conduit à s’intéresser à l’évolution. La mort cellulaire concourt à la construction des êtres vivants ; des cellules ont le pouvoir de se « sacrifier » au profit de la collectivité du corps, elle est donc partie prenante de l’auto-organisation du vivant. Mais loin de se cantonner à sa spécialité, J.-C. Ameisen analyse les intuitions de Darwin à travers l’histoire des idées, replacées dans leur contexte scientifique et historique, jusqu’aux dernières découvertes de la génétique qui confirment ou infirment certaines de ses hypothèses, et il n’hésite pas, à l’occasion, à se référer aux poètes et aux philosophes.
Au cours de son voyage autour du monde sur le Beagle, le jeune Darwin s’est émerveillé de l’exubérance et de la diversité des animaux et des plantes. Sa théorie germe en lui et, dès 35 ans, il rédige un long manuscrit, à ne lire que « au cas où je mourrais brutalement », précise-t-il, tant, à son époque, penser que les espèces ne sont pas immuables, telles qu’elles ont été créées, « c’est comme confesser un meurtre ». Ce n’est qu’à la cinquantaine, à la suite de la lecture d’un article de Wallace qui va dans le même sens, que, brutalement, il trouve que le temps presse et rédige De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle, ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie.
Le génie de Darwin a été d’élaborer les lois qui l’expliquent, non sans s’inspirer de Lamarck, Adam Smith ou Malthus. Étant donné que beaucoup plus d’individus d’une espèce naissent qu’il n’en peut survivre, chaque être, s’il varie aussi peu que ce soit d’une manière quelconque qui lui est profitable, aura une meilleure probabilité de survivre et sera ainsi sélectionné naturellement. Mais lorsqu’un territoire subit des changements (de climat, par exemple), les habitants originels cessent d’être parfaitement adaptés et les formes ancestrales s’évanouissent au profit de formes nouvelles. C’est ainsi que les étapes intermédiaires disparaissent au fil des divergences dans l’arbre de l’évolution. Darwin abandonne pour sa démonstration le recours à toute notion de finalité, telle que la construction d’un œil pour voir. Et c’est en cela que sa pensée est très moderne.
L’idée s’est en effet imposée qu’un processus aveugle de génération de la diversité et un processus aveugle de compétition et de confrontation à l’environnement pouvaient s’avérer plus riches en promesses d’invention, de nouveauté et de complexité…
Il y eut bien des dérives à partir de l’idée de sélection naturelle qui ont conduit au darwinisme social, à l’eugénisme. Bien avant le nazisme, on a cherché aux États-Unis et dans certains pays d’Europe à améliorer la race humaine comme les éleveurs amélioraient la race bovine. Ainsi, dans le premier tiers du xxe siècle, eurent lieu 60 000 stérilisations forcées aux États-Unis. Rien de tel dans les idées de Darwin, au contraire scandalisé, au cours de son voyage, par l’esclavage au profit de races qui se croyaient supérieures.
Bien des généticiens, et des idéologues de nos jours, voudraient trouver dans les gènes l’explication de toutes les différences entre les individus. Il faut déchanter ! Seuls 2 à 5 % de l’Adn de nos chromosomes sont constitués par des gènes ; la plupart d’entre eux sont communs à tous les êtres vivants, et jusqu’à 98 % communs au chimpanzé et à l’homme. Qu’en est-il alors du reste de ce qui nous est transmis par la recombinaison du spermatozoïde de notre père et de l’ovule de notre mère ? Il s’agit de régions régulatrices qui, comme des interrupteurs, donnent ou refusent à la cellule la capacité d’utiliser leurs gènes et, selon le moment où cela se produit, le résultat est très différent. C’est ainsi que se sculptent les différentes formes du vivant ou que se définit, dans l’espèce humaine, l’identité sexuelle qui demande de faire disparaître les ébauches d’organes génitaux non conformes au sexe génétique.
Lorsqu’on va plus avant dans la compréhension des causes des divergences évolutives, on est surpris d’apprendre que l’une d’entre elles est l’introduction, au fil des millions d’années, de parasites, de virus qui insèrent leurs gènes dans les chromosomes. On pourrait penser qu’il importe peu que les bactéries, les plantes, les animaux soient ainsi parasités ; mais du fait de la filiation qui nous relie à nos lointains ancêtres, la moitié de notre Adn provient de ces parasites. D’où l’idée que souligne J.-C. Ameisen : la notion d’identité est une notion floue, « Je » est toujours, pour partie, constitué d’autres.
Ainsi revient la question tellement controversée de l’hérédité des caractères acquis. L’environnement n’est pas seulement un filtre, il a des effets directs sur les variations des gènes et du reste de l’Adn, et donc sur la descendance.
Nous pouvons revenir au présent et à l’embryologie pour comprendre l’impact de l’environnement. Le système immunitaire se développe chez l’embryon ; chaque lymphocyte réarrange au hasard des gènes pour constituer une petite structure capable de répondre aux bactéries, aux virus et autres constituants du vivant qui pourraient se présenter à lui, celles qui répondent aux constituants de l’embryon étant éliminées pour qu’il ne s’autodétruise pas. Peut-être, un jour, le hasard encore donnera l’occasion à quelques-uns des milliards de cellules ainsi différenciées de répondre à un imprévu. Et ainsi, peu à peu, se constitue progressivement à l’intérieur de l’organisme une image en miroir de son environnement ; il en garde une mémoire durable.
Les psychanalystes ont inventé des théories similaires pour dire comment se structure à l’intérieur du psychisme une représentation du monde. Pour ce qui est des cellules du cerveau, le processus est un peu différent du système immunitaire. C’est la fonction qui modèle l’organe : comme toute cellule ne vit que par les interactions avec les autres cellules, une absence de circulation d’informations nerveuses à travers une synapse entraîne l’autodestruction des cellules qui l’ont constituée. La construction de notre cerveau résulte donc d’un phénomène d’auto-organisation qui dépend bien plus que de nos gènes, de la façon dont nous l’avons fait travailler, de ce que nous avons perçu, vécu, organisé, pensé dès notre plus jeune âge. Par voie de conséquence, notre monde intérieur se construit ainsi, même s’il y a loin de la connaissance de circuits neuronaux, à celle de notre vie psychique.
L’épigénétique, en plein développement, est l’exploration de la complexité des interactions entre gènes et environnement. Deux jumeaux vrais – génétiquement identiques – acquièrent ainsi au cours de leur vie, des modalités de plus en plus différentes d’utilisation de leurs gènes. Des hypothèses disent même que, dans la durée de vie en bonne santé, les gènes eux-mêmes interviennent seulement pour 25 %, tandis que l’environnement joue pour 75 % de leur utilisation. Lorsqu’il tente d’expliquer le déclenchement et l’évolution des maladies, le psychosomaticien peut être conforté dans ses intuitions sur l’impact des relations affectives et des événements de vie !
Plus alléchantes encore pour le psychanalyste sont des études expérimentales de lignées de souris. Dans l’une, les souris sont calmes, dans l’autre, elles sont plus anxieuses. Si l’on confie un nouveau-né à une mère de l’autre lignée, à l’âge adulte son comportement et son cerveau – qui comporte des degrés différents d’expression de certains récepteurs hormonaux – seront identiques à ceux de la mère d’adoption et non pas de ses parents génétiques ; et ils pourront transmettre à leurs descendants ces nouvelles spécificités. On a même pu montrer que les « mères porteuses » souris transmettent ainsi leurs caractéristiques.
Ne croyons pourtant pas trouver la réponse à toutes nos interrogations au terme – provisoire – de ce parcours sur les gènes, l’histoire et l’environnement. Il nous faut, dit J. C. Ameisen
plonger dans le récit tumultueux de nos origines, non pour nous y enfermer, nous appauvrir et nous dessécher, mais pour essayer de ressentir à quel point nous sommes faits d’absence. De la présence de l’absence. De l’empreinte, en nous, de ce qui a disparu. Et tenter, chaque jour, de reconstruire notre commune humanité. Dans le respect de l’extraordinaire vulnérabilité de ceux qui nous ont fait naître, de ceux qui nous entourent, et de ceux qui nous survivront21.
Son livre se conclut donc sur la nécessité de penser le manque, manque fondamental aussi pour la science : il existe, dit-il, en chacun de nous une part qui dépasse tout ce que l’on peut percevoir, analyser, mesurer…, la lumière à jamais invisible de la vie intérieure. La lumière de la science nous éclaire, mais elle ne doit jamais noyer cette flamme. Et sa recherche semble conduite par le principe du physicien Richard Feynman, « ce qui n’est pas entouré d’incertitude ne peut être la vérité ».
Les psychanalystes et autres spécialistes des sciences humaines gagneraient à s’en inspirer. Les premiers, dans leur façon de reconstruire notre commune humanité, de mettre en lumière l’empreinte de ce qui a disparu, de déchiffrer le poids des pulsions et des relations précoces, de ce qui revient au corps ou à la psyché, de ce qui est réalité ou fantasmes, ne devraient pas oublier la part de la vie intérieure qui leur restera à jamais inaccessible et aussi la vulnérabilité de ceux qui entourent leurs patients, de ceux qui les ont fait naître et de ceux qui en naîtront. Les médecins, eux qui aimeraient trouver des causalités linéaires aux maladies, ne devraient pas en oublier les interférences psychiques et relationnelles. Mais aussi les économistes et sociologues qui voudraient définir les lois qui gouvernent nos sociétés, oublieux de leur complexité et des incertitudes qu’elles entraînent, auraient à prendre en compte l’affectivité de ceux qui les composent qui rend aléatoire toute projection de leur comportement.
Exerçant leur art avec la modestie qu’implique la pertinence limitée de leurs savoirs, ils redonneraient ainsi toute sa valeur à leurs domaines respectifs, comme J.-C. Ameisen peut la donner à la biologie moléculaire.
Marie-Claire Célérier
Christophe Fourel (sous la dir. de), ANDRÉ GORZ UN PENSEUR POUR LE XXIe SIÈCLE, Paris, La Découverte, 2009, 240 p., 18 €
Gerhardt Hirsch est né à Vienne en 1923, d’un père juif, marchand de bois, et d’une mère catholique de quinze ans plus jeune, ambitieuse. En 1930, ils optent pour un nom moins juif, Horst. Le couple ne va pas bien et en 1938, c’est la séparation. Le jeune Gerhardt est scolarisé en Suisse et, en 1945, obtient son diplôme d’ingénieur chimiste. Depuis plusieurs années, il lit abondamment et s’intéresse de près à la philosophie, surtout après sa découverte de l’Être et le néant de Jean-Paul Sartre, en 1943. En 1947, à Lausanne, il rencontre une Anglaise, jeune fille au pair, Doreen Keir, qui sera Kay dans le Traître qu’il rédige alors, ils se mettent en ménage et, on le sait, ne se quitteront que pour mourir ensemble d’un commun accord, le 22 ou 23 septembre 2007. En 1949, ils emménagent à Paris. Après plusieurs petits boulots, Gerhardt devient journaliste économique à L’Express, fondé par Jean-Jacques Servan-Schreiber qui l’encourage à prendre un pseudonyme, ce sera André (à cause de Malraux) et Bosquet (traduction en français de l’allemand horst), qu’il conserve lorsqu’il entre à France-Observateur, ancêtre du Nouvel Observateur. Il usera également d’un autre pseudonyme, André Gorz, lorsqu’il devient un des piliers de la revue de Sartre, Les Temps Modernes. Michel Bosquet est le journaliste talentueux militant de la cause écologique et André Gorz, le théoricien existentialiste, le critique d’un marxisme économiciste et enfin l’analyste fin, et novateur, de l’après-capitalisme, de l’après-salariat, dans ce puissant ouvrage, insuffisamment étudié, qu’est l’Immatériel22. C’est là qu’il démontre que le capitalisme de l’immatériel est comme gêné par le salariat et qu’il préférerait n’avoir affaire qu’à des individu-en-mission, se formant tout au long de leur vie, disponible selon les carnets de commande, fonctionnant comme une petite entreprise sous-traitante. Cette analyse anticipe, sur bien des points, ce qu’on peut observer, non seulement aux États-Unis mais en Europe, là où le salariat (à l’ancienne) se cantonne dans les services à la personne et les tâches d’entretien (jardinage, ménage, gardiennage…). Thèse essentielle à confronter à d’autres données et à méditer. Dorine atteinte d’une maladie évolutive, le couple s’installe à Vosnon, dans l’Aube, à la fin des années 1970, mais André Gorz poursuit son étude des évolutions du capitalisme et publie des ouvrages largement discutés par « la nouvelle gauche », mais aussi par les écologistes, comme Adieux au prolétariat (1980), les Chemins du paradis. L’agonie du capital (1983), Métamorphoses du travail (1988), Misères du présent, richesse du possible (1997) et un texte plus intimiste, Lettre à D. Histoire d’un amour (2006).
Cet ouvrage regroupe des témoignages d’intellectuels qui ont tous connu et fréquenté André Gorz. Chacun s’évertue à démontrer en quoi son œuvre éclaire notre présent et contribue, non seulement à sa compréhension, mais surtout à son dépassement. Christophe Fourel relate son trajet intellectuel et insiste sur sa parenté avec Ivan Illich. Patrick Viveret souligne « l’aller et retour dialectique entre la posture personnelle existentielle du sujet et la question du sens de l’amour comme question politique au cœur des stratégies de transformation sociale ». Jean Zin commente la position d’André Gorz : « Nous naissons à nous-mêmes comme sujets, c’est-à-dire comme des êtres irréductibles à ce que les autres et la société nous demandent et permettent d’être. » Denis Clerc et Dominique Méda explicitent la conception de « l’emploi et du travail » dans son œuvre, Marie-Louis Duboin-Mon rend hommage à son père, Jacques Duboin (1878-1976), le théoricien de « l’économie distributive » et établit des passerelles entre les deux penseurs, etc. L’ouvrage se clôt avec la publication de trois textes passionnants d’André Gorz, « Un être est un être qui a à se faire ce qu’il est », « Kafka et le problème de la transcendance » et « Nous sommes moins vieux qu’il y a vingt ans ».
Thierry Paquot
Pierre Zaoui, SPINOZA. LA DÉCISION DE SOI, Paris, Bayard, 2008, 448 p., 24 €
Faire de la philosophie a-t-il quelque chose à voir avec la manière dont on mène sa vie ? Cette question est celle de toutes les « éthiques » qui cherchent dans la philosophie plus qu’un savoir d’école, un enseignement sur ce qu’il convient de faire et ce dont il vaut mieux s’abstenir. Lorsqu’elles s’institutionnalisent dans des « comités » ou prennent la forme de manuels pour une « vie réussie », ces éthiques sont néanmoins décevantes. Le plus souvent, elles ne parviennent pas à faire de la philosophie dont elles se réclament autre chose qu’un supplément d’âme dans un monde par ailleurs désenchanté.
Dans ce livre, Pierre Zaoui entreprend de renouveler l’éthique à partir de Spinoza, le seul philosophe à avoir donné ce titre à son œuvre principale. Bien sûr, ce n’est pas la première fois que se pose le problème de l’articulation, dans le système spinoziste, entre une ontologie austère et anonyme et une finalité éthique et personnelle. Mais rarement il l’a été avec autant d’originalité, comme l’atteste la comparaison, récurrente dans cet ouvrage, entre Spinoza et Kierkegaard. Zaoui part d’une exigence inattendue lorsqu’il s’agit d’un auteur métaphysique : « On ne peut laisser éternellement sans réponse le jeune homme naïf en attente d’une réponse pour sa vie propre » (p. 21). En d’autres termes, il n’est pas toujours souhaitable d’attendre : attendre de savoir pour agir, de connaître pour aimer, de maîtriser tous les paramètres pour « décider de soi ». Kierkegaard et Spinoza dessineraient les deux réponses possibles à cette impatience : celle de « l’éternel adolescent » pressé de choisir et condamné à rompre, contre celle de « l’adolescent devenu enfin adulte » qui s’élève patiemment de l’ignorance à la sagesse.
Puisque l’auteur nous y invite, tâchons de lire ce livre comme un « roman ». La première partie (« Avec Spinoza ») est tout entière consacrée à un personnage, Spinoza lui-même, narrateur d’une « vie conceptualisée » qui a encore beaucoup à nous apprendre. Zaoui commente avec beaucoup de finesse, et un luxe de détails, le fameux prologue du Traité de la réforme de l’entendement où Spinoza se remémore son chemin vers la philosophie : de la vaine quête des « biens apparents » à la décision de se consacrer au « bien véritable ». Le philosophe adulte qui se retourne vers son passé de jeune homme.
Quoi de plus banal, en apparence, que cette figure rhétorique de la conversion au vrai bien, déjà présente chez Augustin ? Pourtant, à suivre l’auteur, Spinoza ne nous enjoint pas de vivre une autre vie que celle que nous croyons illusoirement mener. Bien plutôt, il s’agit de vivre une vie que l’on puisse soi-même vivre, qui soit à la hauteur de ce que nous pouvons, c’est-à-dire de ce que nous sommes. Il s’agit donc de « décider de soi », mais sans recours à un Dieu transcendant ni à une raison autonome qui indiqueraient le chemin d’une vie réussie. Une éthique sans morale, qui n’oblige à aucun renoncement (à la richesse, à la sensualité ou à la gloire), mais envisage chacun de ces désirs depuis un désir plus haut, qui est celui de la connaissance.
L’auteur affronte avec une belle obstination les difficultés qui découlent de son parti pris de lecture. Pour Spinoza, il n’y a, en toute rigueur, aucun sens à parler de choix ou de rupture puisque les hommes ne sont que des « parties de la nature » et que tous leurs actes répondent à un strict déterminisme. Comment expliquer, alors, qu’il y ait place pour une « décision » dans un système philosophique qui privilégie toujours la nécessité ? En comprenant qu’on peut rompre avec ses habitudes sans rompre avec la nature. Il y a bien un « miracle » dans le fait de changer sa vie, mais ce miracle est naturaliste de part en part : un individu ne peut décider autre chose que ce que lui permet son essence singulière. Il s’agit, pour Spinoza, de « se faire nature humaine » (p. 155), pas de céder au fantasme de devenir Dieu (ou démon) en se séparant du monde. Aucun projet de sainteté, à la manière de Kierkegaard justement, mais une ferme décision en faveur de la vertu.
Cela n’exclut pas les moments de grâce, et l’une des forces de ce livre est de montrer comment un athéisme conséquent peut néanmoins réinvestir les catégories maîtresses de la religion. Le passage de la joie à la tristesse (effet de la sagesse spinoziste) est une sorte de miracle éthique, puisque nous n’en comprenons jamais les ressorts. Joie de posséder une idée vraie, de comprendre un énoncé mathématique, de saisir quelque chose de sa propre nature : ce sont là autant d’expériences éthiques miraculeuses qui ne requièrent ni volontarisme, ni intrusion de la transcendance. Surtout, la décision de soi est un « miracle qui doit s’oublier » (p. 207) pour éviter la vanité de celui qui croit savoir pourquoi il a réussi ou l’auto-accablement de celui qui échoue en croyant avoir été libre de choisir. L’éthique ne relève pas du projet cher à l’anthropologie abstraite de l’homme économique, ou alors d’un « projet sans projection » (p. 168) qui laisse plus de place à l’imaginaire qu’au calcul.
Pour décrire cette éthique sans volonté libre, Pierre Zaoui recourt au thème deleuzien du « plan de vie ». Il ne s’agit pas de changer de vie, ce qui n’est au pouvoir de personne, mais de s’inscrire plus intensément dans le plan de vie qui correspond à sa nature singulière. En d’autres termes, qui éloignent encore un peu Spinoza de Kierkegaard, il convient de vivre sa vie « avec fermeté et générosité » plutôt que de chercher vainement à la sauver. Concrètement, on ne demandera pas au « sensuel » de contrarier ses penchants au nom d’un bien qui lui est étranger, mais d’expérimenter son bien au-delà de la répétition névrotique des biens apparents. Soucieux de conséquence plutôt que de norme, le spinoziste est un libéral utopiste : à chacun selon sa nature singulière, et autant qu’il le peut.
C’est à ce point que bascule cet essai aux allures romanesques. Après la « vie conceptualisée » de Spinoza, les mille « vies ordinaires » de personnages spinozistes dont l’auteur livre un remarquable portrait dans la deuxième partie de son livre (« Autour de Spinoza »). Le névrosé en analyse, l’ouvrier à l’usine, le militant politique, l’amoureux ou le mélancolique : autant de caractères qui peuvent se réclamer de Spinoza. Zaoui examine plusieurs plans de vie (selon le plaisir, le travail, le militantisme, l’amour, etc.) et se demande, à chaque fois, quel type de « décision de soi » ils appellent. En bonne logique spinoziste, c’est la singularité qui l’emporte, tant il est vrai qu’il n’existe pas une norme de la « réussite » qui s’appliquerait indifféremment à tous ces domaines de l’existence.
Au cours de ces pages, le lecteur rencontrera le patient en cure, le libertin, le travailleur ou l’artiste, et tous le convaincront que le bonheur est à la fois pluriel et un. Un plan de vie est un agencement précaire où les rencontres décident plus souvent que les règles. C’est pourquoi l’ordinaire et le merveilleux se croisent dans ces chapitres, ainsi dans la belle description du militantisme de base associé à la figure du Christ enseignant les rudiments de la démocratie (p. 285-304). Décidément, on ne se débarrasse pas si facilement de la religion et de sa fonction subversive : même à une philosophie de l’immanence, il faut une « transcendance minimale » qui instaure une distance entre l’être et le pouvoir être sans laquelle il n’y a pas d’éthique possible.
Les plus beaux passages du livre sont consacrés au « plan amoureux » où l’auteur confronte les analyses de Spinoza aux cristallisations stendhaliennes. En effet, quoi de plus miraculeux et de plus nécessaire à la fois qu’une rencontre amoureuse ? L’amour est envisagé comme une « transformation des coordonnées de sa vie » (p. 313) qui requiert la décision du sujet, sans pour autant l’inscrire en marge du monde. Dans l’expérience amoureuse, toutes les conditions sont donc remplies d’un « réenchantement du monde » où la nature elle-même s’éclaire à la lumière de la beauté de l’autre. Nulle magie dans le « coup de foudre », mais une manière de connaître par les affects qui appartient de plein droit à la recherche éthique.
À l’adolescent impatient du début, on ne s’étonnera pas que le sage spinoziste conseille de persévérer plutôt que de rompre. La « fermeté », donc, plutôt que la « radicalité ». Rien n’est plus étranger à une philosophie qui promeut « l’amour des surfaces du monde » que le sérieux de la radicalité : la leçon est aussi politique, à l’heure où Spinoza est requis de toutes parts pour organiser la « résistance ». Mais celui qui prétend décider de sa vie ne sera pas forcément déçu d’apprendre qu’aucun nouveau commencement n’est absolu : si « tout est certain en soi, rien n’est décidé pour soi » (p. 363). Comme la liberté, l’éthique se loge dans cette espace entre la nécessité et le miracle de l’incertain.
Michaël Fœssel
Brèves
François Heisbourg, APRÈS AL QAIDA. La nouvelle génération du terrorisme, Paris, Stock, 2009, 196 p., 12 €
Huit ans après Hyperterrorisme, la nouvelle guerre (Odile Jacob, 2001), ouvrage écrit après les attentats de septembre 2001, et un livre synthétique sur la mondialisation (l’Épaisseur du monde, Stock, 2007), François Heisbourg reprend à nouveaux frais la question du terrorisme. Le titre Après Al Qaida signifie que la concentration des actions du mouvement terroriste sur les pays musulmans et l’Irak l’ont isolé dans le Dar-el-Islam et discrédité dans sa région d’origine. De ce constat argumenté, faut-il conclure que le terrorisme est en voie de disparition ? Certainement pas. Heisbourg défend la thèse inverse et analyse les variantes contemporaines du terrorisme. « C’est à un monde où Al Qaida ne sera plus l’organisation terroriste prépondérante qu’il convient de se préparer, un monde aussi où la menace terroriste sera plus diverse, plus dispersée qu’elle ne l’est aujourd’hui. » De fait, les nouvelles armes de la terreur désignées ici par l’acronyme Nrbce sont de plus en plus nombreuses (Nrbce : n comme nucléaire, r comme radiologique, b comme biologique, c comme chimique, et e comme nouveaux explosifs). Si François Heisbourg souligne que le champ de bataille va se développer rapidement au rythme des technologies d’information et de ses hackers (voir la cyberguerre engagée en 2007 contre les institutions bancaires et fiscales en Estonie), il propose de tirer parallèlement les leçons de « la guerre contre le terrorisme » déclenchée en 2001. Ce qui le conduit à dresser la liste de « ce qu’il ne faut pas faire » et à suggérer quatre principes d’action : ne pas transformer la lutte contre le terrorisme en un combat contre-insurrectionnel, ne pas céder le terrain sémantique et symbolique au terrorisme, ne pas succomber à la tentation due « à défis extraordinaires, moyens extralégaux », ne pas procéder de manière réactive et parcellaire. Alors que le terrorisme, qui n’est plus circonscrit à la lutte contre Al Qaida, prend des formes inédites, il est grand temps de tirer parallèlement les leçons des erreurs de la lutte contre le terrorisme version Bush.
O. M.
Martin Amis, KOBA LA TERREUR, Paris, L’œuvre éditions, 2009, 384 p., 23 €
Martin Amis ne cesse d’écrire sur l’expérience totalitaire du xxe siècle : la Flèche du temps (Bourgois, 1993) met en scène le passé d’un médecin nazi et son dernier roman, la Maison des rencontres (Gallimard, 2008), raconte l’histoire de deux frères, un idéaliste et un cynique, qui retournent en Sibérie dans le camp de concentration où ils ont été enfermés pendant les années staliniennes. Avec Koba la terreur, l’un des surnoms de Staline, on comprend mieux cette volonté de Martin Amis de ne pas oublier l’horreur stalinienne et l’archipel du Goulag. Voilà un livre qui se présente comme une synthèse des travaux et des ouvrages sur l’Urss, ceux des historiens (de Tibor Szamuely à Nicolas Werth) et ceux des écrivains comme Soljenitsyne et Chalamov. Interprétations et bilan du soviétisme réalisé sont ici remarquablement mis en scène, ce qui a suscité des polémiques outre-Manche. Mais pourquoi dresser ce tableau terrifiant ? Tout d’abord, Amis se demande pourquoi son père, Kingsley Amis, l’un des écrivains les plus connus de sa génération, a pu être entre 1941 et 1956 un compagnon de route, un « toutou du Komintern », et asséner des propos honteux quand on les relit rétrospectivement ? Ensuite, il s’interroge sur la différence de traitement imparti au totalitarisme soviétique et au nazisme. Ainsi s’étonne-t-il que l’on puisse rire des méchants soviétiques, et encore aujourd’hui de Poutine, mais que le rire soit exclu dans le cas de Hitler ou de l’extrémiste autrichien Haider. Cette Urss l’intrigue : « L’Union soviétique entre 1917 et 1953 : à quel genre appartient-elle ? Ce n’est pas une tragédie comme Le Roi Lear, ni une comédie comme Troïlus et Cressida, et pas même une comédie morale comme Mesure pour mesure. C’est une farce noire, comme Titus Androncius. Et la farce noire est un genre qui a fait ses preuves en Russie, depuis les Âmes mortes jusqu’à Rire dans la nuit… Il semble impossible de chasser l’humour du fossé qui sépare les mots des actes. En Urss, ce fossé s’étendait sur onze fuseaux horaires. La dictature du prolétariat était un mensonge, l’Union était un mensonge, les Républiques étaient un mensonge, Socialistes étaient un mensonge, Soviétiques étaient un mensonge. Le mot camarade était un mensonge. La Révolution était un mensonge. » Alors que Martin Amis ne cherche en aucun cas à banaliser la Shoah, il se demande comment la guerre soviétique (les chiffres des terreurs successives sont accablants, mais Amis ne cherche pas à blanchir Lénine ni Trotsky par rapport à Staline qu’il décrit de manière impitoyable) que le Parti a déclenchée contre son peuple a fait l’objet d’un quasi-traitement de faveur. Ce qui n’est justement pas sans lien avec le rôle des partis communistes et de leurs compagnons de route. Alors que l’extrême gauche française est encore bien indifférente à l’histoire soviétique et que Soljenitsyne a été enterré en coup de vent chez nous, ce livre rappelle l’histoire du siècle et tire la leçon de l’Archipel du Goulag qui était sous-titré « Essai d’investigation littéraire ». Pour accorder tout son sens à l’histoire qui s’est « faite » il faut faire preuve d’empathie comme Soljenitsyne l’a fait avec les zeks. En revenant sur son roman familial, sur les errements de son père ou sur la mort récente d’une sœur (à cette occasion, il s’adresse à son père disparu : comment oser dire avec Staline qu’une personne morte est une tragédie et un million de morts une statistique ?), Martin Amis donne toute sa dimension à l’histoire collective. L’horreur stalinienne, il essaie de la comprendre dans l’enceinte familiale grâce à un travail d’écrivain qui connaît son histoire !
O. M.
JEAN LACOUTURE OU LE GOÛT DES AUTRES. Entretiens avec Gilbert et Nicole Balavoine, Paris, Éditions Confluences, Centre François Mauriac de Malagar, 2009, 128 p., 22, 50 €
Dans un essai récent, Media ? Paranoïa (Le Seuil, 2009), Laurent Joffrin, directeur de Libération, insiste sur ce qu’il considère comme les tares principales de la presse française : l’engagement idéologique et la volonté de trop plaire pour vendre. La lecture de cet ouvrage consacré à Jean Lacouture ne présente pas seulement l’intérêt de saluer une belle figure de journaliste, il rappelle à bon escient que seule l’enquête de terrain évite l’aveuglement qui n’est donc pas toujours lié à l’engagement idéologique. Jean Lacouture, qui a d’ailleurs fréquenté l’Esprit de la rue Jacob (voir dans le Dvd-rom d’Esprit ses nombreuses notes de journal), est un « homme de style » qui écrivait sur le rugby ou la tauromachie comme personne, un écrivain qui n’a jamais cessé d’écrire des biographies (sur de Gaulle, Mauriac, Malraux…) tout en manifestant son admiration pour des personnages comme Germaine Tillion. Journaliste qui aime son sud-ouest comme François Mauriac avant lui et Jean-Claude Guillebaud après (celui-ci lui a succédé comme directeur de la collection « L’histoire immédiate » au Seuil), Lacouture a accompagné (avec sa femme Simone) les aventures de la décolonisation (Indochine, Maroc, Égypte). Mais surtout il n’hésite pas à s’interroger après coup sur ses propres aveuglements et errements comme ce fut le cas (d’école !) au Cambodge avec les Khmers rouges (voir les chapitres VIII et IX intitulés « Les limites de l’engagement » et « Un trop long silence », à propos du Cambodge). Telle est la leçon de Lacouture : on ne fait jamais assez d’enquête et l’on risque toujours de tomber dans les travers d’une presse politique qui ne sait pas toujours faire la différence entre les discours servis par le pouvoir et les faits. Si les plumes à la Lacouture manquent, si l’audiovisuel pèse sur la presse écrite, les enquêtes représentent toujours une portion congrue. Mais Lacouture est d’abord une abeille qui butine : « Un génie est tout entier centré sur sa création ? Ce n’est pas mon cas. Quand on n’est pas soi-même une grande plante, une grande fleur, qu’on est démuni de pouvoir créateur, on butine, on essaie de prendre son miel sur les différentes fleurs ici ou là. Une abeille, pourquoi pas ? Avec un peu de miel à redistribuer. » Une abeille… mais une abeille qui sait butiner et polliniser son entourage.
O. M.
Alan Bennett, LA REINE DES LECTRICES, Paris, Denoël & d’ailleurs, 2009, 176 p., 12 €
D’entrée, l’ouvrage fait sourire. À l’occasion d’un repas officiel, la Reine Elisabeth d’Angleterre se penche vers son voisin, le président Sarkozy, pour lui demander ce qu’il pense de Jean Genet, un auteur dont elle ne comprend pas pourquoi il fut malmené et même emprisonné par la République française. Et le président Sarkozy de se tourner vers sa ministre de la Culture pour en savoir un peu plus sur ce fameux Genet… Que s’est-il passé à Westminster pour que le malfrat de la plume Jean Genet devienne le sujet de la conversation royale ? Ce n’est pas le début d’un roman policier mais d’une méditation littéraire et politique sur une Reine qui découvre soudainement les plaisirs de la lecture alors que la règle veut qu’elle reste proche de son peuple et qu’elle ne se donne pas une allure supérieure. La lecture rendrait-elle hautaine et supérieure ? Ce livre subtil voit au contraire dans la lecture royale une expérience très commune car anonyme. « Dans son enfance, elle [la Reine] avait connu l’une des plus grandes émotions de sa vie : sa sœur et elle s’étaient faufilées hors des grilles du palais, un soir de fête, et s’étaient mêlées à la foule sans qu’on les reconnaisse. La lecture procurait un sentiment du même ordre. Il y avait en elle quelque chose d’anonyme, de partagé, de commun. » Mais, selon ce conte qui a des accents de vérité, la Reine ne va pas se contenter de lire, elle décide un jour d’écrire, de tenir un journal puis d’écrire sa biographie. D’où l’affolement du Palais et du premier Ministre : « Que pouvait écrire sa Majesté ? Elle ne l’avait jamais fait jusqu’alors et, comme n’importe quel changement dans le comportement d’une personne âgée, cela fut aussitôt mis sur le compte d’un inexorable destin. » Alors qu’on craint qu’elle soit atteinte par la maladie d’Alzheimer, la Reine n’hésite pas à prendre un exemple qui fait écho, une fois encore, à la littérature française. Elle a décidé d’écrire sa biographie comme G.D. Painter a rédigé celle de Marcel Proust. Painter/Proust cités par la Reine : voilà une belle réconciliation franco-britannique en perspective ! Si ce livre est une réflexion sur les apparences et les apparats du pouvoir, une interrogation originale sur le rôle de la lecture et de l’écriture dans les sphères du pouvoir, il a une touche très british, un humour incroyable qui n’est pas sans faire penser au film de Stephen Frears (The Queen) qui évoquait le comportement de la Reine après la mort de Diana.
O. M.
Jean-Jacques Barreau, FREUD ET LA MÉTAPHORE FERROVIAIRE, Paris, Éditions In Press, 2007, 224 p., 23 €
L’ouvrage s’adresse d’abord aux freudiens, lecteurs de Freud ou praticiens de la psychanalyse. En s’appuyant avec rigueur sur des textes, l’auteur rappelle que la thématique ferroviaire est fréquente chez l’auteur de l’Interprétation des rêves. D’une part, le train renvoie au voyage, au déplacement (physique et psychique) ; d’autre part, le psychanalyste est assis dans un siège comme s’il « cadrait » par la fenêtre d’un train un inconscient défilant au fil des images mentales. Freud, est-il rappelé, pose les fondations de la psychanalyse à l’occasion d’un voyage en train qui le conduit en Italie. Mais, sans jamais oublier ce fil conducteur (l’analogie entre le cabinet du psychanalyste et le compartiment de train), Jean-Jacques Barreau s’engage dans deux autres directions. Il interroge d’abord le cadre mental (la fenêtre du compartiment) en rapport avec la réflexion d’Alberti et des auteurs du quattrocento pour lesquels le cadre (la fenêtre, le tableau) est une manière de regarder l’intérieur (le psychique) à l’extérieur. Comme si la perspective était une manière de brouiller les lignes, les horizons et les limites : « La fenêtre d’Alberti ouvrait sur l’Histoire, la fenêtre du compartiment ouvre sur un paysage, donc sur une métaphore, c’est-à-dire sur une figure qui, selon Freud, permet que l’on ne se sente plus chez soi. L’ouverture sur l’inconscient se fait, à travers une fenêtre, depuis l’intimité, partagée, d’un compartiment où Freud se sentait si peu chez lui et si près de la vérité de son désir. » Ensuite, en excellent connaisseur de la littérature du xixe siècle (Nerval, Maupassant, Zola et sa Bête humaine dont Jean Renoir fit un film mémorable) et du début du xxe siècle (Cendrars, Apollinaire, Desnos, « Il rêvait les yeux clos au coin de la portière / Tandis qu’au long des rails se couchaient les forêts »), l’auteur s’aventure dans le dédale des exemples littéraires où le train est le moteur de l’écriture et de l’action. Si « au xixe siècle le train était le lieu de l’amour et du crime », la Modification de Michel Butor témoigne de la permanence du thème ferroviaire indissociable chez lui, comme chez Freud, du voyage à Rome. Où l’on voit que l’écran pictural (Alberti), l’écran mental (Freud) et l’écran littéraire permettent de saisir les ressorts d’un imaginaire qui accompagne la révolution industrielle dont le déplacement ferroviaire est le symbole.
O. M.
Frédéric Gilli et Jean-Marc Offner, PARIS, MÉTROPOLE HORS LES MURS. Aménager et gouverner un Grand Paris, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, 200 p., 12 €
Selon les auteurs, on fait beaucoup de bruit autour du Grand Paris. Mais cette médiatisation se réduit pour l’instant à la fascination exercée par les « starchitectes » qui exposeront leurs projets à la Cité de l’Architecture, et aux rumeurs concernant la commission Balladur sur la réforme des territoires. Bons connaisseurs du dossier, F. Gilli et J.-M. Offner formulent d’emblée huit propositions relatives au phénomène métropolitain qu’ils vont ensuite appliquer au contexte du Grand Paris. 1. « Plus que du bâti aggloméré et consolidé par le temps, le Grand Paris est un ensemble de relations tissées par des habitants, des institutions et différents acteurs. » 2. « Plus qu’à un changement de taille, le phénomène métropolitain correspond à un agencement territorial inédit. » 3. « La métropole parisienne connaît une organisation multipolaire aux frontières floues. » 4. Les difficultés de la gouvernance du Paris métropolitain recouvrent trois problèmes différents : « La relation entre la Ville de Paris et sa périphérie, l’organisation interne de la métropole et l’instauration d’un acteur collectif métropolitain. » 5. L’unité de la représentation, de l’action et de la délibération étant obsolète, il faut élargir le champ de la délibération démocratique. 6. « Il ne faut pas focaliser l’attention sur une “zone centrale dense” qui réduit le spectre du débat métropolitain. » 7. « Il faut éviter de tracer des frontières et s’attacher à articuler les échelles. » 8. « Le millefeuille institutionnel peut être un atout si les collectivités locales recouvrent des capacités d’action et de négociation. » Si ces propositions vont dans le sens de l’élaboration d’un projet métropolitain, l’ouvrage, qui évoque constamment des écrivains, n’hésite pas à s’aventurer sur le plan de l’imaginaire et du récit métropolitain tout en avançant des scénarios plausibles sur le plan politique (à la différence de Philippe Panerai qui propose un échelon intermédiaire entre Paris-centre et la région, F. Gilli et J.-M. Offner valorisent la région et suggèrent de créer un Haut conseil du Paris métropolitain). Après l’ouvrage de Philippe Panerai et le numéro d’Esprit (octobre 2008), ce livre contribue à nourrir un débat public d’autant plus indispensable que la réflexion sur le devenir métropolitain ne concerne pas que Paris Capitale.
O. M.
En écho
SOCIAL ? Avec un sommaire particulièrement riche, la revue de Jean-Jacques Dupeyroux (Droit social, février 2009) propose d’abord un dossier sur la protection sociale et le droit du travail (voir notre numéro de janvier). On en retiendra le texte de Patrick Morvan sur la loi du 1er décembre 2008 généralisant le Rsa. Sur ce même Rsa, on pourra également lire le texte substantiel de Philippe Mongin dans la Revue d’économie politique (n° 118, juillet-août 2008). Dans Droit social on s’arrêtera également sur le texte de Grégoire Loiseau qui s’interroge sur l’autorité de la Halde. Quelle est en effet l’autorité véritable de cette Haute Autorité ? « On peut regretter et déplorer que le législateur n’ait pas institué, comme pour d’autres autorités administratives, un recours judiciaire contre ses décisions, pour celles au moins qui présentent un caractère individuel. Le vice est à rebondissements car on a déclaré craindre qu’un contrôle administratif trop largement ouvert conduise de son côté à des discordances avec les juridictions judiciaires quant à l’appréciation de l’existence de la discrimination. Finalement, c’est la Halde qui, dans ces conditions, est laissée livrée à elle-même, sans réel garde-fou de son action. Or, il y a là, peut-être, un ferment de défiance vis-à-vis de cette instance quand on sait que son action, parce qu’elle est au moins autant politique que juridique, et toujours militante, ne peut prétendre à une rigoureuse et totale impartialité. » Enfin, on lira une mise au point d’Alain Supiot sur les liens possibles entre le commerce international et la justice sociale. Démontrant dans un premier temps qu’il sera « difficile d’échapper à des révisions déchirantes » du dogme selon lequel les capitaux, biens et services sont plus libres de circuler que les hommes, Alain Supiot affirme la nécessité et l’urgence de rendre à la justice sociale une place centrale dans le processus de libéralisation des échanges. Ce qui oblige à adopter des règles commerciales socialement responsables et à adapter le droit du travail aux nouvelles formes d’organisation des entreprises. D’où la proposition d’instituer une « citoyenneté sociale internationale » qui a trois objectifs : 1. Elle conduirait sur le plan individuel à attacher des droits à la qualité de travailleur, indépendamment de la nationalité et du lieu de résidence. 2. Elle aurait pour but d’emporter sur le plan collectif la reconnaissance de droits et de devoirs nouveaux, aussi bien pour le travailleur que pour les entreprises. 3. Elle aurait enfin pour vocation de s’appliquer aux entreprises qui jouissent de la libre circulation internationale des capitaux.
QUELLE PART POUR LES SALAIRES ?? Dans son éditorial, Christian Chavagneux, le responsable de l’Économie politique (n° 41, trimestriel, janvier 2009, www.leconomiepolitique.fr), actualise les thèses de son livre publié il y a deux ans (et réédité en février 2009 : les Dernières heures du libéralisme, Perrin) : « Comme idéologie, comme politique publique, le libéralisme est en crise. Contrairement aux années 1930, aucun modèle alternatif n’est aujourd’hui disponible pour le remplacer. Ce qui conduit à penser que ce qui se joue actuellement est peut-être plus une réinvention du libéralisme que sa disparition définitive. » Ceci le conduit à faire référence à l’économiste américain « anti-Bush » Paul Krugman auquel la revue consacre justement un article qui retient deux thèses chez ce dernier : 1) la bonne santé de l’économie passe par trois facteurs essentiels : la productivité, la redistribution des revenus et l’emploi (et donc pas uniquement par le premier !) ; 2) la montée des inégalités est une réalité qui n’a que très peu de relations avec le commerce international et la concurrence des pays en développement mais beaucoup avec les changements technologiques et la recherche de productivité. On lira également des textes (voir celui sur les taxis-motos du Bénin) rédigés par des étudiants en master de Sciences Po qui, loin de faire de l’économie pure et abstraite, ont privilégié l’enquête, le terrain, l’analyse politique et la sociologie. L’invitation à s’immerger dans le concret donne lieu à des travaux qui valorisent la question de l’institution (contre la déréglementation). Ce qui est une manière de rappeler que le marché va de pair avec des règles et que le marchand croise nécessairement le non-marchand au sein des institutions économiques… mais aussi qu’il y a plusieurs façons d’apprendre et de pratiquer l’économie. Quant à Denis Clerc, il revient sur un débat récurrent : la part des salaires a-t-elle cru ou décru depuis le début des années 1970, c’est-à-dire depuis le début de la fin des trente glorieuses ? Chiffres, démonstrations et comparaisons européennes à l’appui, il démontre que les salaires n’ont pas été sacrifiés. Ce qui le conduit à se pencher sur une contradiction flagrante : « D’un point de vue macroéconomique (la situation d’ensemble) les salariés en France ont plutôt mieux tiré leur épingle du jeu, alors que d’un point de vue microéconomique (la situation de chacun), ils s’estiment victimes. » À cela trois explications possibles selon lui : 1) la montée des cotisations sociales (Csg et Crds) sur les salaires bruts ; 2) les 35 heures qui sont plus à l’origine d’embauches supplémentaires qu’à des augmentations de salaires pour les salariés en place (« Au fond, tout s’est passé comme si les employeurs avaient distribué aux salariés les gains de productivité obtenus sous forme de réduction du temps de travail et d’embauches compensatrices plutôt que sous forme de hausse des salaires individuels ») ; 3) la multiplication des emplois précaires (temporaires ou à temps partiel subi) ainsi que l’ampleur des restructurations du tissu productif ont entraîné des ruptures fréquentes de carrière salariale. Mais Denis Clerc ajoute un autre élément qui ne surprendra pas aujourd’hui : celui de la bulle actionnariale qui a mis les sociétés en difficulté sur le plan de la recherche d’investissements. Après s’être endettées durant une période pour augmenter les salaires, les entreprises se sont endettées pour augmenter les dividendes des actionnaires. « La conséquence risque d’être la même : des entreprises durablement affaiblies, qui ne pourront préparer l’avenir et investir pour amorcer le développement durable devenu indispensable. » Pour Denis Clerc, cela devrait rendre lucide : « Il s’agit moins de produire, de contrôler ou de planifier que d’investir dans les hommes, en les formant et en les protégeant contre les aléas du sort. L’État d’investissement social est, plus que jamais, au cœur des mutations des sociétés contemporaines. »
L’UNIVERSEL, LA CHINE ET L’ASIE ? En écho à notre dossier de février sur l’universel (voir surtout la contribution de Frédéric Keck), on se reportera à l’ensemble publié par Le Débat (n° 153, janvier-février 2009) autour du livre de François Jullien (De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures) auquel participent Marcel Gauchet, Philippe Raynaud, Hervé Juvin et le sinologue Edmond Vandermeersch. Voir également de nombreux articles sur les pays asiatiques (Chine, Tibet, Corée du Nord) et sur l’Inde ainsi que des articles sur la crise (Lionel Jospin et Paul Thibaud).
UNIVERSITÉS – Dans la revue Le Mouvement social, Patrick Fridenson dresse un état des lieux de « la multiplication des classements des revues », tandis que le comité éditorial prend position sur le sujet en défendant le principe de l’évaluation mais en proposant que soit publiée une liste des revues sans classement. La question de la bibliométrie est également mise en débat avec deux interventions de Ghislaine Filliatreau et Yves Cingras dans un supplément de la Revue d’histoire moderne et contemporaine (Belin, 55-4bis, supplément 2008). Dans le même numéro, intitulé « La fièvre de l’évaluation », Jean-Yves Mérindol propose un historique des évaluations dans l’université, Isabelle Bruno et Sandrine Garcia montrent ce que l’évaluation change dans le travail universitaire et Christophe Charles propose un état des lieux de l’organisation de la recherche en France.
AUTOCRITIQUE ? Critique, l’une des revues des éditions de Minuit, publie dans ce numéro (Critique par Critique, n° 740-741, janvier-février 2009) des articles rédigés par des membres du comité de rédaction alors même que celui-ci vient de connaître des changements : d’où l’idée d’auto-Critique, d’un Critique rédigé par ses rédacteurs. « Mais alors, pourquoi ce portrait de groupe », s’interroge l’actuel directeur Philippe Roger ? Puisque le conseil de Critique est une mosaïque bariolée d’individus, il y a deux raisons principales. La transparence d’abord. Ensuite, la caractéristique d’une revue qui entretient une relation particulière avec ses lecteurs puisque, revue d’idées, elle n’est pas une revue idéologique et que, revue « savante » au sens de l’ancienne curiositas, elle n’est pas une revue de spécialistes. Mais cette approche plurielle n’est pas neuve à Critique : Georges Bataille puis Jean Piel ont toujours su valoriser des plumes originales. Reste qu’il ne serait pas sans intérêt de revenir sur la période fondatrice dans la mesure où la Part maudite de G. Bataille n’est pas sans faire écho à la crise actuelle.
Avis
Le séminaire de philosophie du droit Esprit-Ihej-Enm-Paris XII-Ulb consacré au thème : « Efficacité, stratégie, sécurité : un modèle de justice néolibérale ? » se poursuit avec les conférences de Jean-Paul Jean le 9 mars, « Le management et l’efficacité sont-ils antinomiques de la justice ? » ; Bernard Harcourt le 23 mars, « Pénalité néolibérale : naissance de l’ordre naturel, illusion de la liberté » ; Pierre Zaoui le 6 avril, « Libéralisme, néolibéralisme et sentiments d’injustice » et Denis Salas le 4 mai , « La légitimité de la justice à l’ère néolibérale ». Les conférences ont lieu de 18 heures à 20 heures à l’Enm, 3ter, quai aux Fleurs, 75004 Paris ou sont accessibles sur l’internet (www.ihej.org). Contacts : jhubrecht@ihej.org ; mchami@ihej.org
« Jacques Hassoun, de mémoire… » : les 27, 28 et 29 mars 2009, un colloque préparé par Christine Goémé, Claude Spielmann, Eglal Errera et Pascale Hassoun, en association avec le Cercle freudien, est consacré au psychanalyste, écrivain, intellectuel engagé et militant politique dix ans après sa mort (contact : lesamisdejacques hassoun@orange.fr, inscription 70 €, salle Dussane, École normale supérieure, 45, rue d’Ulm, 75005 Paris).
Dans la perspective des élections européennes qui s’approchent, nous consacrerons prochainement, avec l’aide de Nicole Gnesotto, un dossier à l’Europe : dans quelle mesure celle-ci représente-t-elle encore un niveau pertinent du point de vue de l’action économique, de la représentation politique, de la sécurité collective ? Nous accompagnerons également les discussions sur la révision de lois bioéthiques en nous intéressant particulièrement aux procréations médicalement assistées et au choix français de l’anonymat dans ce domaine (avec notamment Irène Théry et Geneviève Delaisi de Parseval). Nous suivrons aussi les initiatives en faveur du « développement durable » qui vont être avancées dans les mois qui viennent. Enfin, nous continuerons à suivre l’analyse de la crise économique, notamment à travers les effets multiples qu’elle entraîne, au-delà même de la sphère de l’économie.
- 1.
Henry Laurens, l’Empire et ses ennemis…, op. cit., p. 229.
- 2.
Benedict Anderson, l’Imaginaire colonial. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, coll. « Poche », 2002.
- 3.
Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001, chap. IV : « Nations, nationalités, nationalismes. Pour une socio-histoire comparée », p. 87-143.
- 4.
José Rizal, Noli me tangere, trad. fr. Au Pays des moines…, Paris, Stock, 1899.
- 5.
J. Rizal, El Filibusterismo, trad. fr. Révolution aux Philippines, Paris, Gallimard, 1984.
- 6.
B. Anderson, les Bannières de la révolte…, op. cit., p. 8.
- 7.
Voir le chapitre « Mariel », dans Reinaldo Arenas, Avant la nuit. Autobiographie, Paris, Julliard, 1992.
- 8.
Necesidad de Libertad, Mexico, 1986.
- 9.
Texte écrit en octobre 1988, signé par plus de 250 écrivains et artistes européens, latino-américains et nord-américains, publié : Un plebiscito a Fidel Castro, Madrid, Betania, 1990.
- 10.
T. Findley, Not Wanted on the Voyage, Pebble Productions, Inc, 1984.
- 11.
Id., Passagers clandestins, op. cit., p. 13.
- 12.
Ibid., p. 470.
- 13.
Mazo de la Roche, les Whitheoak de Jalna, Lausanne, éd. Rencontre, 1965.
- 14.
T. Findley, The Last of the Crazy People, New York/Londres, Meredith Press/Macdonald, 1967.
- 15.
Id., The Butterfly Plague, New York, Viking Press, 1970.
- 16.
Id., Wars, Toronto, Clarke Irwin, 1977.
- 17.
Id., Guerres, Paris, Fayard, 1979.
- 18.
T. Findley, le Grand Elyseum Hotel, Paris, Robert Laffont, 1986.
- 19.
Id., le Dernier des fous, Paris, Le Serpent à Plumes, 1994.
- 20.
J.-C. Ameisen, Dans la lumière…, op. cit., p. 401-402.
- 21.
J.-C. Ameisen, Dans la lumière…, op. cit., p. 459.
- 22.
André Gorz, l’Immatériel, Paris, Galilée, 2003.