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Vue de Budapest, Hongrie. Photo de Lili Kovac
Vue de Budapest, Hongrie. Photo de Lili Kovac
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septembre 2019

En Europe centrale, les résultats des élections européennes déjouent bien des pronostics et témoignent des transformations à l’œuvre dans les sociétés plus que de la perspicacité des sondages.

Les taux de participation, plus importants que d’habitude, suggèrent l’apparition de votes jugés utiles et confirment la mobilisation des électorats favorables aux partis en place. En Pologne et en Hongrie, les extrêmes droites ont d’ailleurs été reléguées à des portions congrues au profit des nationaux-conservateurs : le groupement polonais autour de Korwin-Mikke n’est plus représenté au Parlement, et le Jobbik hongrois n’a qu’un élu (contre trois précédemment).

On peut rapprocher ces résultats de ceux des Brexiters au Royaume-Uni, de la Ligue du Nord en Italie ou du Rassemblement national en France, et constater une tendance générale inquiétante au sein de l’Union européenne. Pourtant, les tractations politiciennes annoncées en vue de la constitution d’un pôle nationaliste européen, autour du couple formé par Matteo Salvini et Viktor Orbán, n’ont pas abouti. Ce qui n’est pas étonnant du fait, conjoncturellement, de la crise autrichienne et, plus profondément, de la complexité des phénomènes sociaux politiques que l’on s’obstine à unifier sous le qualificatif de « populistes ».

De même, les oppositions libérales semblaient croire que l’euro­scepticisme des gouvernants, ou du moins leur agressivité vis-à-vis de la Commission, jouerait en leur faveur, au vu de l’entêtement de l’eurobaromètre qui place toujours les Polonais et les Hongrois parmi les peuples européens les plus enthousiastes. Leurs résultats nous signalent des réalités plus nuancées. Les partis étiquetés libéraux et pro-européens qui ont formé des coalitions pour la démocratie n’ont pas remporté l’élection malgré des scores honorables : 16 % pour la Coalition démocratique de Ferenc Gyurcsány en Hongrie (centre gauche, 9, 7 % en 2014) ; et 38, 4 % pour la Convention européenne autour de la Plateforme civique en Pologne (PO, centre droit, qui perd dix points par rapport à 2014). Les observateurs locaux insistent sur la faible mobilisation de ces partis, leurs campagnes molles et peu convaincantes, sur le fait que leurs électorats se sont d’abord exprimés contre le pouvoir en place plutôt que pour un programme alternatif.

De plus, dans les deux cas, ces oppositions ont été concurrencées par de nouveaux partis aux thématiques «  sociétales  », plus centristes que de gauche, qui ont réuni sur leurs projets un électorat encore faible, dont peuvent dépendre les majorités à venir. C’est le cas du nouveau mouvement Momentum en Hongrie, né d’une grande campagne victorieuse contre la candidature de Budapest aux Jeux olympiques de 2024, qui se classe au centre gauche et se distingue par un fort soutien au mariage homosexuel, à la dépénalisation du cannabis et au droit à l’avortement, et qui obtient deux députés à ­Strasbourg (9, 9 % des suffrages). Ou, en Pologne, de Wiosna («  Printemps  ») constitué quelques mois avant les élections par le maire d’une ville moyenne, sur un programme social-démocrate de gauche, qui insiste sur la défense des Lgbt et le mariage pour tous, la séparation de l’Église et de l’État, la défense de ­l’environnement et le droit à l’interruption volontaire de grossesse (Ivg). Il a obtenu trois députés pour 6, 6 % des suffrages. Ces deux mouvements ont conquis lors de ce scrutin une place non négligeable dans leurs sociétés, mobilisé des foules urbaines jeunes, se sont liés aux mouvements sociaux qui secouent périodiquement le pouvoir, le font même reculer parfois. Face aux grands partis traditionnels, alors que dans les deux pays s’annoncent des élections aux issues délicates (municipales en Hongrie, avec l’enjeu de Budapest où Momentum est bien placé ; législatives en Pologne, où Wiosna espère reconstituer une opposition de gauche), ils feront la différence. Le renversement des régimes autoritaires a besoin d’eux.

En effet, et c’est sans doute le principal, les partis libéraux de centre-droit qui dominent encore ces oppositions ne répondent pas de manière convaincante aux politiques qui font le succès du PiS et du Fidesz. Ils ont centré leurs campagnes européennes sur la défense des libertés et contre les atteintes à l’État de droit. Ce sont des dangers effectifs contre lesquels la Commission a engagé des procédures justifiées. Malheureusement, ces enjeux demeurent abstraits pour la population en l’absence de grandes répressions, comme en Turquie ou en Russie. Or ces réformes sont graves, elles ont déjà remis en cause la séparation des pouvoirs, attaqué sérieusement l’indépendance des juges et des grandes juridictions (Cours suprêmes, Conseils constitutionnels), et pour la suite, les intentions sont claires. Le ministre polonais de l’Éducation relançait, peu après le scrutin, la nécessité de « repoloniser les médias »: « Un État qui se respecte ne peut pas permettre que la majorité des médias se trouve entre des mains étrangères[1]. » Il faut « garantir », notait encore un expert, « la polonité des journalistes qui travaillent pour des médias à capital étranger ». Comme en Hongrie, on agite les thèmes de la sécurité et de l’identité, tout en exacerbant la peur de l’étranger. Et il est à craindre qu’en cas de nouvelle confirmation dans ces élections locales, ces partis renforcent leur autoritarisme (des tentations s’expriment déjà dans les deux administrations).

On agite les thèmes de la sécurité et de l’identité, tout en exacerbant la peur de l’étranger.

Contrairement aux idées reçues, ces partis nationaux conservateurs défendent un programme européen face au libéralisme de la Commission et au couple franco-allemand. Un programme fondé sur la défense de ­l’intérêt national, contre « l’Europe à deux vitesses de Macron », et pour la sécurité de tous (dans sa dimension diplomatique, les options peuvent différer vis-à-vis de la Russie). Pour beaucoup, et c’est très net dans leur électorat, l’image de l’Union européenne n’est plus protectrice ; elle est dominée par l’insécurité, l’austérité et l’autorité. Des grandes crises comme celle de la dette grecque ou celle dite des migrants, beaucoup ont retenu l’image d’une Commission européenne autoritaire, imposant des politiques jugées injustes ou dangereuses par ceux qui les subissent, des décisions souvent reçues comme des humiliations et des facteurs d’insécurité. Sur le plan social, les politiques nationales des partis aujourd’hui dans l’opposition ont été vécues comme des relais des diktats européens, elles ont laissé un goût amer chez ceux qui ont le sentiment d’avoir été sacrifiés ou relégués à la périphérie par la transition. Au total, exulte Orbán dans son discours de lancement de campagne, « les Hongrois qui défendent l’Europe depuis mille ans, qui veulent l’Union européenne, en ont assez de la manière dont les choses sont gérées à Bruxelles ». Il rappelle comment, depuis 2010, il a su résister aux injonctions du Fonds monétaire inter­national et de Bruxelles, il a su « imposer une taxe aux banques », « une réduction des impôts et du tarif de l’énergie » et, depuis, ­souligne-­t-il, « l’économie hongroise ne cesse de prospérer ». Sur ces points d’ailleurs, les idéologues des droites conservatrices ont tendance, tout en menant des politiques sociales plus clientélistes que réparatrices, à préempter les analyses critiques du néolibéralisme produites par la gauche critique. Ils réécrivent leur histoire en stigmatisant les conséquences désastreuses des « thérapies de choc » des années 1990-2000. Le PiS et le Fidesz, en oubliant leur rôle passé, se présentent comme les guérisseurs de ces désastres.

En se limitant à la nécessaire défense des droits démocratiques, à un discours contre le PiS ou le Fidesz, les oppositions libérales manquent de visions d’avenir et défendent mal leurs choix politiques du temps où elles étaient aux affaires. Certes, elles annoncent quelques réformes sociales mais, pour l’essentiel, elles ne font que reconduire une version légèrement toilettée des politiques passées. Aucun bilan critique n’est vraiment tiré. Il ne suffit pas de se proclamer européen pour convaincre. Les interventions dans la campagne polonaise de Donald Tusk, président du Conseil européen, jadis Premier ministre en Pologne, l’ont démontré. Alors qu’elles réchauffaient le cœur de ses amis en défendant la Constitution malmenée par le PiS, les sondages au lendemain de ces discours mettaient le président du PiS dix points devant Tusk en cas d’élection ! De même, l’intervention à Budapest, en soutien de Momentum, du libéral Guy Verhofstadt, la bête noire d’Orbán au Parlement, n’a pas été du meilleur effet pour ses amis hongrois.

Dès lors, les démagogues du PiS et du Fidesz, profitant de leur prise en main des médias dominants, ont trouvé devant eux un boulevard. Ils ont réussi à relier leur projet autoritaire aux aspirations à la sécurité et à la reconnaissance venues d’en bas. Selon eux, leurs partis incarnent la nation. Ils construisent en permanence une relation particulière entre le chef (Orbán, Kaczyński) et « le peuple », relation qui consolide leur pouvoir. L’Union européenne n’est pas définie comme une prison dont il faudrait s’évader ; c’est un champ de bataille, un édifice institutionnel où ces partis peuvent bloquer des politiques contraires aux intérêts nationaux, en faire triompher d’autres. Il en est ainsi des quotas proposés par Junker pour la répartition des réfugiés entre États membres. Ces dirigeants prennent volontiers modèle, malgré son anachronisme, sur la politique du général de Gaulle du temps de la stratégie dite « de la chaise vide », contre le « projet des États-Unis d’Europe » qu’Orbán qualifie de « super-État supranational » en réduisant abusivement le projet européen à un projet fédéral. La première initiative de la Pologne au Conseil européen qui suivit les élections incarne à merveille cette attitude. Comme jadis sur les réfugiés, elle a bloqué, avec ses voisins du groupe de Visegrád, un accord européen sur le climat. Ils ont fait valoir le coût exceptionnel, pour eux, de la transition écologique au vu de leur dépendance du charbon, et ils ont demandé que l’Union européenne s’engage à des compensations substantielles. Derrière ce marchandage, se trouvent les enjeux du budget européen en cours de négociation (politiques régionales et politique agricole commune, si importante pour les agricultures polonaise et… française). Ainsi, les dirigeants hongrois et polonais ­s’affirment comme agissant, résistant et imposant la voix de leur pays dans l’arène européenne. Ils deviennent des forces qui comptent, et non plus des bons ou mauvais élèves du couple franco-allemand.

Faut-il voir dans ces résultats électoraux la preuve d’une fermeture à long terme des perspectives démocratiques, l’installation durable d’États autoritaires nationalistes régnants sur des sociétés crispées ? On peut en douter. Une élection européenne n’est qu’un symptôme. Ces résultats attestent surtout du maintien d’un espace politique vivant et démocratique où les oppositions, quelles que soient leurs faiblesses, s’expriment librement et conservent un poids décisif. De plus, les liens établis entre les nationaux-­conservateurs et leur «  peuple  » ne sont pas si solides qu’ils paraissent. Ils demeurent fragiles. Du fait même qu’ils captent des frustrations et des mécontentements anciens, ils peuvent être menacés, paralysés ou rompus par des mouvements sociaux. Les sociétés ne sont ni mortes ni endormies. On l’a vu en Hongrie avec les grandes grèves contre la réforme du Code du travail, ou en Pologne avec celles des enseignants, des personnels de santé ou tout simplement des femmes pour le droit à l’Ivg. Et que dire des véritables insurrections populaires contre la corruption en Roumanie, en Albanie et, plus récemment, en République tchèque, là même où le pouvoir en place avait, un mois plus tôt, gagné les élections européennes ?

[1] - Jarosław Gowin, Rzeczpospolita, 21 juin 2019.

Jean-Yves Potel

Historien et politologue, spécialiste de l’Europe centrale (IEE – université de Paris 8), sur laquelle il a publié une quinzaine d'ouvrages dont Les Disparitions d’Anna Langfus (Noir sur blanc, 2014) et L’Europe nue (à paraître à l’automne 2002).

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