
Le management est-il anti-démocratique ?
Depuis les années 1980, les théoriciens du management promeuvent une approche individuelle de l’épanouissement au travail, au détriment de toute émancipation collective par la participation des salariés aux décisions stratégiques de l’entreprise.
La démocratie d’entreprise est une vieille idée. Le taylorisme lui-même est une forme de redistribution du pouvoir détenu par les propriétaires des entreprises. Depuis Taylor, chaque génération de théoriciens du management a su voir les bénéfices de la démocratie d’entreprise : épanouissement, innovation, motivation – le tout, bien entendu, au service de la productivité et du profit. Depuis une trentaine d’années cependant, la démocratie d’entreprise semble essentiellement promue pour atténuer la démolition du compromis fordiste des Trente Glorieuses. La liberté promise par les thuriféraires de l’« entreprise libérée » a un goût de renoncement.
Le triple coup d’État des managers
Le management moderne, dont le taylorisme constitue à la fois l’archétype et le moment fondateur, est une attaque frontale des trois autorités qui partageaient le pouvoir dans les entreprises jusqu’à la fin du xixe siècle : les directions patriarcales, les actionnaires et les ouvriers qualifiés.
Selon Taylor et ses proches, la légitimité à gouverner ne doit plus se fonder sur la naissance ou sur les réseaux familiaux mais sur des compétences objectivement mesurables. La famille ne doit plus servir d’auxiliaire de recrutement et de formation mais se cantonner à la sphère domestique. Comme le dit un taylorien convaincu, désormais, « les petits-enfants, les neveux et les vieux camarades d’université peuvent continuer à percevoir des dividendes, voire peut-être des salaires, mais ils risquent de ne plus participer activement à la direction des entreprises [1] ».
Le management moderne remet également en cause la logique économique et financière qui gouverne les entreprises. Selon le prisme managérial, l’efficacité est plus importante que le profit, la propriété ne doit pas être le fondement de la domination et le travailleur n’est pas un homo œconomicus essentiellement soucieux de « gagner plus ».
La lutte taylorienne contre
les directions patriarcales
a imposé aux subordonnés
une dépendance
d’un nouveau type.
En troisième lieu, le taylorisme attaque de front la maîtrise, la possession d’un métier, l’appartenance à une communauté artisanale, qui étaient des canaux de transmission patrimoniale autant que des moyens de contrôler l’accès au marché du travail. Les collectifs de travail traditionnels font place à des équipes artificielles et malléables. C’est désormais le manager qui détient la vérité du travail, de ses méthodes, de sa durée, de son rythme, de son rendement, de sa qualité, de sa valeur. Mais, idéalement, le manager est soumis à la logique de la situation de travail tout autant que son subordonné. « Une personne ne devrait pas donner d’ordres à une autre personne, mais les deux devraient accepter d’obéir aux ordres de la situation [2] », écrit par exemple la théoricienne du management Mary Parker Follett en 1925.
Si la lutte taylorienne contre les directions patriarcales a contribué à démocratiser les échelons supérieurs des entreprises, elle a en même temps imposé aux subordonnés une dépendance d’un nouveau type (à l’égard des managers, des experts, des chiffres, de l’écrit, des normes). Taylor lui-même était trop pessimiste pour approuver complètement la démocratie d’entreprise. Certes, disait-il, avec son système, « les membres de la hiérarchie sont disciplinés aussi sévèrement que les ouvriers. Le management scientifique est une véritable démocratie [3] ». Il était également convaincu que travailleurs et employeurs partagent les mêmes intérêts. Il s’opposait néanmoins à la cogestion parce qu’elle permet aux ouvriers de contester les décisions « scientifiques » des managers. Voyant les ouvriers comme des êtres souvent illettrés, paresseux et tricheurs, il n’était pas prêt à leur confier les clés des usines.
Ce n’était pas le cas de plusieurs de ses disciples, parmi lesquels Henry Gantt, Louis Brandeis, Robert Valentine, James Dodge et Morris Cooke. Plusieurs ont travaillé avec des syndicats, et ce n’est pas un hasard si le syndicalisme a été très ambigu face au taylorisme, condamnant sa dépréciation des métiers traditionnels et le ravalement des travailleurs au rang de pions interchangeables, mais reconnaissant aussi que le chambardement de la vieille hiérarchie patriarcale pouvait être à leur avantage. Selon le syndicaliste italien Bruno Trentin, le taylorisme a même « exercé une véritable hégémonie culturelle et politique non seulement sur les forces démocratiques et progressistes aux États-Unis, mais aussi – et surtout après la Première Guerre mondiale – sur une grande partie de la gauche et des mouvements socialistes, y compris dans la vieille Europe [4] ». La principale fédération syndicale américaine, l’American Federation of Labor, a rapidement reconnu que le taylorisme pouvait permettre d’édicter des règles claires de rémunération et qu’il ouvrait une nouvelle ère de négociations collectives. Son fondateur et président pendant près de quarante ans, Samuel Gompers, s’est lié d’amitié avec Morris Cooke, le disciple préféré de Taylor, qui a défendu l’idée que le taylorisme « conduit au final à la démocratisation de nos industries [5] ». Selon lui, la formation devait donner aux travailleurs les moyens de participer intelligemment aux décisions, et les informations importantes devaient être accessibles à tous les employés.
Enrichissement des tâches et auto-contrôle
Après la mort de Taylor en 1915, la démocratie d’entreprise et l’amélioration des conditions de travail sont promues par plusieurs théoriciens du management, et notamment par les défenseurs du « welfare industriel » et de l’« amélioration sociale » (social betterment). Souvent de confession chrétienne, socialistes convaincus et favorables aux syndicats, ces hommes souhaitent favoriser le bien-être et la libre expression des employés, mais aussi « mettre l’homme tout entier au travail » selon l’expression du plus célèbre d’entre eux, John Leitch, qui propose d’« organiser chaque usine et chaque entreprise comme un petit État démocratique, avec son gouvernement représentatif ayant à la fois un exécutif et une branche législative [6] ».
La psychologie sociale expérimentale, qui prend son essor dans les années 1930 et va exercer une influence considérable sur les théories managériales, met nettement en avant les bénéfices de la participation et de la discussion au sein des groupes restreints. Kurt Lewin montre en particulier l’incidence bénéfique de « l’atmosphère démocratique [7] » sur l’agressivité, les effets du libre engagement des membres d’un groupe sur ses décisions, ainsi que l’importance de la motivation. Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreuses expériences de psychologie sociale prouvent les effets positifs de l’autonomie et de la participation sur les sentiments de travailleurs à l’égard de leurs tâches, de leur supérieur et de leur entreprise, mais aussi sur leur efficacité et sur leur engagement plus durable au service de leur employeur.
Au même moment, le célèbre théoricien du management Peter Drucker explique à ses lecteurs que les travailleurs ont « une personnalité, une citoyenneté, un contrôle sur leur présence au travail, leur manière de le faire et de bien ou mal le faire, ce qui requiert donc de la motivation, de la participation, des satisfactions, des incitations et des récompenses, du leadership, un statut et une fonction [8] ». Selon Drucker, pour obtenir un « travailleur responsable », il faut lui fournir, entre autres, « l’information nécessaire au contrôle de soi et des opportunités de participer qui lui donneront une vision managériale. […] Le travailleur devrait pouvoir contrôler, mesurer et diriger sa propre performance [9] ». Il devrait aussi se motiver lui-même.
Le théoricien des organisations Chris Argyris défend à la même époque « l’enrichissement des tâches » et le « leadership démocratique »[10]. À ses yeux, « l’employé doit se voir accorder plus de “pouvoir” sur son milieu de travail et, par conséquent, il faut lui confier des responsabilités, une autorité et un contrôle accru sur les décisions qui affectent son environnement de travail immédiat. Il doit devenir auto-responsable [11] ».
À partir de la fin des années 1950, une série d’études sur la motivation met également en lumière l’importance de la participation des travailleurs[12]. Ces enquêtes sont unanimes : parmi les leviers de motivation les plus importants, on trouve systématiquement un désir d’autonomie, de responsabilité et de contrôle du travail ; le salaire, en revanche, est presque toujours un mobile secondaire.
C’est dans ce contexte que paraît la Dimension humaine de l’entreprise, de Douglas McGregor, professeur à la Sloan School of Management du Mit, qui devient rapidement une référence aux États-Unis et en Europe. McGregor y remet en cause le présupposé selon lequel « l’autorité est le moyen central, indispensable, du contrôle directorial [13] ». Critiquant la vision pessimiste du travailleur véhiculée par Taylor, il plaide pour l’« auto-direction », l’« auto-contrôle »[14] et une réconciliation des besoins individuels et des impératifs de l’entreprise.
À partir du milieu des années 1970 se développe une réflexion sur la qualité de vie au travail (quality of working life), qui met l’accent sur la variété des tâches, l’autonomie, le soutien du groupe, la satisfaction personnelle et la démocratie. « La revendication de liberté et d’autonomie de la personne constitue aujourd’hui le point sensible des rapports humains et de la vie collective [15] », observe Michel Crozier en 1979. Et pourtant, comparées à ces vagues de réflexions, les années 1980 seront curieusement atones.
Tous managers ! Tous propriétaires ! Tous entrepreneurs !
Plusieurs facteurs secouent les entreprises bureaucratiques tout au long des années 1980 : la deuxième crise pétrolière et la libéralisation du commerce international conduisent à économiser les coûts, souvent en comprimant la « masse salariale » ; les employés sont de plus en plus diplômés, créant, selon les mots d’une éditrice de la Harvard Business Review, « une pression supplémentaire en faveur de l’autonomie, de la flexibilité et de la liberté – même aux échelons les plus bas des organisations [16] » ; les travailleurs du tertiaire, de plus en plus nombreux, sont directement aux prises avec les demandes des clients ; les start-up de la Silicon Valley qui deviennent les modèles de l’« économie du savoir » sont pilotées par des ingénieurs souvent rétifs aux écheveaux bureaucratiques.
Mais c’est surtout le succès de la concurrence japonaise qui pousse les managers américains à se remettre en question. L’hécatombe commence à la fin des années 1970 et elle est particulièrement dure dans l’industrie automobile, l’acier, les machines outils, les équipements électriques et l’électronique. Face à l’efficacité des petites équipes autonomes japonaises, la bureaucratie est un coupable tout trouvé. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, la littérature managériale montre ainsi deux tendances lourdes et convergentes : d’un côté, un appel à déstructurer les entreprises, au « lean management » et à l’aplatissement de la pyramide hiérarchique ; de l’autre, une ode à l’initiative individuelle, à la flexibilité, à l’innovation, au capital humain et à « l’organisation apprenante ». La métaphore de la « machine bien huilée » fait place à celle du « réseau » et du « circuit neuronal », le manager devient « chef de projet » et la mode est au « management de la qualité totale » (total quality management [Tqm]), une méthode directement importée du Japon sous le signe de la participation et de l’innovation. Selon un best-seller de l’époque, « les entreprises Tqm recherchent la participation totale de leur personnel [17] ». En fait de participation, on ne parle pas de « démocratie » mais d’« épanouissement », d’« engagement » et de « flexibilité ».
Le théoricien le plus influent de la période est sans conteste Tom Peters. La trajectoire intellectuelle de cet ancien consultant chez McKinsey devenu auteur à succès est révélatrice des évolutions du champ managérial depuis trente ans. Invitant les entrepreneurs et les cadres américains à reprendre confiance face au raz-de-marée japonais, son premier livre s’est vendu à plus de cinq millions d’exemplaires en seulement trois ans et a été traduit en une quinzaine de langues[18]. Durant les dix années suivantes, les différents best-sellers de Peters martèlent ses trois marottes. Il faut sans cesse innover, changer, déstructurer les organisations, « le patron doit être celui qui empêche de tourner en rond. Déséquilibrez. Créez l’instabilité, risquez le chaos [19] ». Il faut ouvrir l’entreprise aux marchés et aux clients, « laisser le produit, la famille de produit ou le marché dominer toute la réflexion [20] ». Il faut autonomiser les employés, les faire participer aux bénéfices et supprimer la supervision directe, par « un génocide des postes fonctionnels [21] » (sic), pour recentrer toutes les activités sur la production et le marketing. Le message de Peters, qui résume la vulgate managériale depuis vingt ans, est simple : Tous managers ! Tous propriétaires ! Tous entrepreneurs !
Au vrai, la bureaucratie ne doit pas faire place à la démocratie mais au marché, écrit Peters en se revendiquant de Hayek – de même, selon un discours économique martelé tout au long des années 1990, ce n’est pas l’entreprise qu’il faut démocratiser, c’est la finance[22]. Aux yeux de l’oracle Peters, chaque département de l’entreprise doit devenir un pôle autonome facturant ses services aux autres départements. « On doit présumer, jusqu’à preuve du contraire, que tout peut se sous-traiter. À charge, pour les différents services de l’entreprise, de justifier leur existence [23]. » À terme, l’employé devient un auto-entrepreneur nouant des contrats temporaires avec ses collègues. Le futurologue très écouté Alvin Toffler prévoit même à l’époque « la dissolution complète l’entreprise, atomisée en un réseau ou un consortium de fournisseurs totalement indépendants ou d’entrepreneurs libres [24] ».
Ce discours a depuis fait son chemin dans la tête des dirigeants américains et européens, mais il infuse également le langage ordinaire, la vie de famille et de nombreuses autres facettes de l’existence. Le coaching, qui enjoint tout un chacun à se comporter comme une entreprise, en est aujourd’hui la figure la plus représentative[25]. Les autres deviennent des concurrents à battre, des ressources à capter ou des clients à fidéliser. Chacun est invité à passer un contrat avec soi-même, à se fixer soi-même ses objectifs et à mesurer soi-même sa réussite. Bref, à s’auto-manager. Les problèmes collectifs sont vus comme des problèmes d’ajustement personnel. La société est entièrement dépolitisée, réduite à un ensemble d’individus en compétition.
Une démocratie désenchantée
Quels enseignements tirer de ce cheminement dans la littérature gestionnaire ? Tout d’abord, jusqu’au milieu des années 1970, les théoriciens du management les plus progressistes ont promu l’aspect politique de la démocratie d’entreprise (participation aux décisions, promotion de l’égalité, contrôle de l’autorité). Depuis les années 1980, c’est surtout son aspect existentiel qui est mis en avant (autonomie, épanouissement, réalisation de soi). Peters vante l’initiative, l’innovation et la flexibilité davantage que la participation aux décisions, et il reste au fond très attaché à la figure du chef. Son modèle d’autonomie, c’est l’entrepreneuriat bien davantage que la citoyenneté. Tous managers, peut-être, mais chacun pour soi.
Ensuite, la démocratie d’entreprise n’est réellement promue que par quelques auteurs, comme Cooke, Leitch et Argyris. Les autres parlent davantage d’« autonomie », de « participation » ou d’« épanouissement », et ils y voient des instruments au service des deux principes clés de l’entreprise : l’efficacité et le profit. Peter Drucker a pu soutenir dès 1942 que « l’usine doit être transformée en une communauté sociale autogouvernée [26] » ; mais il admet dix ans plus tard que « le management doit rester l’organe directeur de l’entreprise et la performance économique sa raison d’être [27] ». Le sous-titre original de l’ouvrage qui a popularisé en France l’expression « entreprise libérée » le dit très clairement : « Libérez vos employés et laissez-les conduire vos entreprises vers plus de productivité, de profits et de croissance [28]. »
Tous managers, peut-être,
mais chacun pour soi.
Dans les faits, la rationalité managériale n’est pas incompatible avec la démocratie d’entreprise. Le management n’impose aucune finalité particulière ; il peut être utilisé indifféremment pour organiser une communauté démocratique ou un camp de concentration. Le problème n’est pas que les partisans de la démocratie instrumentalisent le management ; c’est que les partisans du management instrumentalisent la démocratie.
Comment comprendre que le discours managérial mette l’autonomie et la participation à l’honneur non pas dans les années 1970, cet âge d’or des expérimentations communautaires et de la critique de l’autorité, mais à la fin des années 1980, au plus dur de l’offensive actionnariale contre le compromis fordiste ? Une thèse célèbre y voit une concession de l’entreprise à une « critique artiste du capitalisme [29] ». En réalité, c’est surtout une réaction des cadres à la diffusion des ordinateurs personnels et d’Internet (qui ouvrent l’accès aux données et court-circuitent les hiérarchies officielles), à la déstructuration des entreprises (qui dynamite surtout les échelons intermédiaires) et à la financiarisation (qui soumet les managers à une pression nouvelle). Enfin, c’est un nouveau compromis salarial : faute de pouvoir offrir aux employés des perspectives de carrière et des augmentations, les cadres leur promettent la liberté d’expression et l’épanouissement personnel.
En s’efforçant de codifier « objectivement » les modalités du travail, le taylorisme a été une manière de résoudre l’impossible équation salariale, ce compromis entre l’employé et l’employeur équilibrant tant bien que mal ce que chacun donne et reçoit. Durant les Trente Glorieuses, le taylorisme a été combiné à un partage des gains de productivité et à une économie nationale protectionniste – ce que l’on a appelé le « rapport salarial fordiste [30] ». Cette forme d’« entreprise providence », qui offrait à ses employés une relative sécurité, a pris fin dans les années 1980, quand les fonds de pension et les banques d’investissement ont commencé à prendre le contrôle des grandes entreprises et à y mettre au pas les managers : les salaires se sont mis à stagner et les dividendes à s’envoler ; la valeur d’une entreprise et la qualité de ses performances ont été de plus en plus réduites à sa cote boursière ; le travail a commencé à être évalué à l’aune d’indicateurs financiers.
Le président fondateur de LinkedIn expliquait récemment : « Il existait un pacte à long terme entre l’employé et l’employeur qui garantissait au premier un emploi à vie en échange de sa fidélité tout au long de la vie. Ce pacte a été remplacé par un contrat à court terme, fondé sur des performances, qui doit être perpétuellement renouvelé par les deux parties. […] C’est maintenant votre boulot de vous former et d’investir dans vous-mêmes [31]. » Autrement dit, c’est à l’employé, désormais, de prendre en charge sa protection sociale, ses assurances, sa retraite, sa formation, sa reconversion, son évaluation, sa motivation, etc., tandis que l’entreprise se contente de lui fournir un salaire et des expériences professionnelles qui augmenteront sa valeur sur le marché du travail. Voilà qui redéfinit de fond en comble le compromis fordiste – et il faut beaucoup d’imagination pour voir là les fondements d’une démocratisation des entreprises. Comment imaginer en effet une démocratie sans communauté stable dans le temps ? De quelle démocratie d’entreprise parle-t-on quand les écarts de salaires s’envolent, sous les effets de la compétition généralisée promue par les « modernisateurs » qui maltraitent les codes du travail en Europe et aux États-Unis ? Quelle démocratie d’entreprise espérer si les employés sont privés de protections sociales et poussés au surinvestissement ?
Une véritable démocratie d’entreprise, qui assure à la fois une émancipation collective et existentielle, ne peut exister non plus sans protéger ses employés des turbulences des marchés et des pressions financières. C’est précisément le rôle que doivent jouer les actionnaires, et c’est à ce titre qu’ils sont rémunérés. Or, comme le résume l’économiste Daniel Cohen, « ce sont désormais les salariés qui subissent les risques et les actionnaires qui s’en protègent [32] ». Il est urgent de renverser la situation. L’entreprise doit devenir une institution démocratique, et pour cela elle doit redevenir un système de protection. Le management doit être mis au service de la démocratie, et non la démocratie au service du management.
[1] Bertrand C. Thompson, The Theory and Practice of Scientific Management, Boston/New York, Houghton Mifflin Company, 1917, p. 109.
[2] Mary Parker Follett, “The Giving of Orders” [1925], dans Henry C. Metcalf et Lyndall Urwick (sous la dir. de), Dynamic Administration: The Collected Papers of Mary Parker Follett, New York, Harpers & Bros Publishers, 1946, p. 59.
[3] Frederick W. Taylor, “Taylor’s Testimony before the Special House Committee to Investigate the Taylor and Other Systems of Shop Management” [1912], dans Kenneth Thompson (sous la dir. de), Scientific Management, New York, Routledge, 2003, p. 587.
[4] Bruno Trentin, la Cité du travail. La gauche et la crise du fordisme, trad. par Jérôme Nicolas, préface de Jacques Delors, introduction d’Alain Supiot, Paris/Nantes, Fayard/Iea, coll. « Poids et mesure du monde », 2012, p. 191.
[5] Morris L. Cooke, “The Spirit and Social Significance of Scientific Management”, The Journal of Political Economy, vol. 21, no 6, 1913, p. 490.
[6] John Leitch, Man to Man: The Story of Industrial Democracy, New York, B.C. Forbes, 1919, p. 62 et p. 140.
[7] Kurt Lewin, “Frontiers in Group Dynamics: Concept, Method and Reality in Social Science, Social Equilibria and Social Change”, Human Relations, vol. 1, 1947, p. 5-41.
[8] Peter F. Drucker, The Practice of Management, New York, Harpers and Brothers, 1954, p. 14.
[9] P. F. Drucker, The Practice of Management, op. cit., p. 304 et p. 306.
[10] Chris Argyris, Personality and Organization: The Conflict Between System and the Individual, New York, Harper, 1957, p. 191.
[11] Ibid., p. 181.
[12] Voir par exemple Frederick Herzberg, Barbara Bloch Snyderman et Bernard Mausner, The Motivation to Work, New York, John Wiley and Sons, 1959.
[13] Douglas McGregor, la Dimension humaine de l’entreprise [1960], trad. par Jacques Adoino et Michel Lobrot, Paris, Gauthier-Villars, 1969, p. 15. Argyris et McGregor sont tous deux des admirateurs de Lewin.
[14] Ibid., p. 46.
[15] Michel Crozier, On ne change pas la société par décret, Paris, Grasset, 1979, p. 39.
[16] Rosabeth Moss Kanter, The Change Masters: Innovation for Productivity in the American Corporation, New York, Simon and Schuster, 1983, p. 56.
[17] Shōji Shiba, Alan K. Graham et David C. Walden, Tqm : 4 révolutions du management. Manuel d’apprentissage et mise en œuvre du management par la qualité totale [1993], trad. par René Piétri, préface de Jean-René Fourtou, Paris, Dunod, 2003, p. 45.
[18] Thomas J. Peters et Robert H. Waterman, le Prix de l’excellence. Les 8 leviers de la performance [1982], trad. par Michel Garène et Chantal Pommier, préface de Jean-Pierre Detrie, Paris, Dunod, 1999.
[19] T. J. Peters, l’Entreprise libérée [1992], trad. par L. Cohen, E. Merlo et M.-F. Pavillet, Paris, Dunod, 1993, p. 533.
[20] T. J. Peters, Thriving on Chaos: Handbook for a Management Revolution, New York, Knopf, 1988, p. 516.
[21] Ibid., p. 81.
[22] Thomas Frank, le Marché de droit divin. Capitalisme sauvage et populisme de marché, Marseille, Agone, 2003.
[23] T. J. Peters, l’Entreprise libérée, op. cit., p. 278.
[24] Alvin Toffler, PowerShift: Knowledge, Wealth, and Violence at the Edge of the 21st Century, New York, Bantam Books, 1990, p. 198.
[25] Voir par exemple T. J. Peters, The Brand you 50, or, Fifty Ways to Transform Yourself From an “Employee” Into a Brand that Shouts Distinction, Commitment, and Passion!, New York, Knopf, 1999.
[26] P. F. Drucker, The Future of Industrial Man. A Conservative Approach, New York, John Day Co., 1942, p. 203.
[27] P. F. Drucker, The New Society: The Anatomy of the Industrial Order, New York, Harper, 1950, p. 283.
[28] Brian M. Carney et Isaac Getz, Liberté & Cie. Quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises, trad. par O. Demange, Paris, Fayard, 2012.
[29] Luc Boltanski et Ève Chiapello, le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[30] Voir l’entrée « Fordisme », dans Robert Boyer et Yves Saillard (sous la dir. de), Théorie de la régulation. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002, p. 561-562.
[31] Reid Hoffman et Ben Casnocha, The Start-Up of You, New York, Crown Business, 2012, p. 6.
[32] Daniel Cohen, Trois Leçons sur la société post-industrielle, Paris, Seuil, 2006, p. 12.