
Alain Resnais, en son absence
Le centenaire d’Alain Resnais, disparu il y a sept ans, sera peut-être l’occasion d’une rétrospective sur son œuvre, aussi foisonnante dans ses influences que sobre dans sa forme. Le cinéaste n’a cessé de faire varier les registres pour mettre à l’écran une méditation sur la mémoire, le souvenir et l’expérience de l’histoire.
« Nous assistons à une véritable imprégnation du monde1. »
Dans l’histoire du cinéma français depuis l’après-guerre, la figure d’Alain Resnais se distingue nettement, à tel point que, lorsque la revue Positif célébra son cinquantenaire en 2002, elle décida de publier un recueil de ses articles sur ses films. Pour les lycéens et étudiants en cinéma, l’œuvre de Resnais offre une rare variété de formes et de genres : des courts métrages, des documentaires, des films expérimentaux, des interrogations sur l’histoire, des drames, des films choraux. Sans oublier Nuit et brouillard (1956), si souvent montré par les professeurs d’histoire afin de rendre la déportation perceptible et sensible à leurs élèves. Tout comme la filmographie de Tarkovski, celle de Resnais reste longtemps en mémoire. L’inventivité y côtoie le classique, et les succès publics des œuvres moins célébrées.
Il faut aujourd’hui évoquer Resnais en son absence, sept ans après sa disparition et à la veille d’un possible centenaire en 2022. À la fin, surtout, d’une période de fermeture des lieux culturels qui a empêché la tenue, en janvier et février 2021, d’une grande rétrospective de son œuvre à la Cinémathèque française. Rétrospective qui aurait pu être l’occasion de voir tous les courts métrages du cinéaste, tournés à partir de la fin des années 1940, rendant visite à des artistes (Félix Labisse ou Henri Goetz notamment) à leur domicile, presque jamais projetés auparavant ; les curieux avaient pu découvrir une partie de cet ensemble, en visitant l’exposition Hans Hartung, sujet d’un de ses films (Visite à Hans Hartung, 1947), au Musée d’art moderne de Paris en 2019-2020.
Grâce au travail d’édition et de restauration de Potemkine, deux longs métrages de Resnais peuvent aujourd’hui être regardées avec un œil neuf : Muriel ou le temps d’un retour (1963) et Mélo (1986), la copie restaurée étant plus que bienvenue pour ce dernier, jusqu’ici disponible dans des versions assez dégradées. L’édition du premier long métrage se distingue par une intervention de François Thomas, expliquant très justement l’ancrage géographique de son action dans Boulogne-sur-Mer, et l’utilisation de l’urbanisme de cette ville dans un film cosigné par Jean Cayrol, déjà auteur de Nuit et brouillard.
La plus grande surprise devant Muriel ou le temps d’un retour est le travail de montage effectué par Resnais, Kenout Peltier et Éric Pluet, maximisant le dynamisme des coupes dans un format pellicule, dès la scène d’ouverture où Hélène (Delphine Seyrig) fait visiter son appartement d’antiquaire à une cliente. Plus tard, le spectateur comprend que chacune de ces transitions signifie un instant ou quelques secondes de plus dans une vie marquée par le passé, et le propos sur le passage trop rapide du temps devient clair pendant un dîner de retrouvailles où chaque coupe fait passer plusieurs minutes ou un plat, jusqu’à rendre le film très rapide. Cette ellipse souligne la gravité jamais avouée d’une période de reconstruction et de nouvelle prospérité, le début des années 1960, dans une ville, Boulogne-sur-Mer, très fortement détruite pendant la guerre. Cet événement, pourtant, ne sert pas de repère aux personnages : Hélène avoue d’emblée ne plus se souvenir du nombre de résistants fusillés dans la ville, malgré les rapides plans fixes de mémoriaux et plaques de rues en souvenir de leurs combats. Le message de Resnais passe par ses intentions de forme : puisque Hélène et son vieil ami Alphonse (Jean-Pierre Kérien) ont perdu tant d’années, les spectateurs doivent articuler les temporalités à leur place, tant leurs souvenirs de 1939-1940 divergent et demeurent vagues. Le paradoxe du scénario tient enfin dans la coexistence de deux temps qui ne cohabitent jamais : celui de la génération d’Hélène, et de la plupart des Boulonnais, entre 1939 et 1963 via 1945, évoqué, célébré avec un certain oubli dans la reconstruction urbaine ; et celui de Bernard (Jean-Baptiste Thierrée) et de ses camarades, tout juste rentrés d’Algérie, un temps qui vient d’advenir et qui reste pourtant tu, non révélé.
Ce faisant, Muriel ou le temps d’un retour paraît, au sein de la filmographie de Resnais, boucler, après Nuit et brouillard et Hiroshima mon amour (1959), une sorte de trilogie sensible sur l’après-guerre, ici considérée non pas économiquement ou politiquement, mais à partir des subjectivités et des traumatismes, à petite échelle, en dehors des tendances de fond, dans les impensés et les tabous. C’est le début d’une exploration du temps au cinéma, de ses effets sur les personnages et de ses perceptions variables.
Le défi de Mélo consiste non seulement en l’adaptation de la pièce du même nom (1929) d’Henri Bernstein dans une durée plus courte d’une heure, mais surtout en la capacité à faire accepter aux spectateurs des transitions aussi naturelles qu’au théâtre, des passages de plusieurs semaines entre chaque scène aussi artificiels que sur une scène. Il s’agit de cinématographier le théâtre et non de rendre le cinéma théâtral, et de continuer ainsi à jouer sur le temps. Or, une fois accepté le dispositif formel, dont la fausseté évidente est heureusement compensée par un remarquable travail sur les décors, tout fonctionne. Cela tient bien sûr en l’habitation, l’immersion qui se devinent chez les quatre acteurs principaux, Fanny Ardant, Pierre Arditi, Sabine Azéma et André Dussolier, ce dernier créant à lui seul la suspension d’incrédulité dans une longue tirade de la première scène, évoquant un souvenir avec détails et précision, plongeant l’esprit et les oreilles dans la fiction. Cette acceptation est enfin permise, paradoxalement, par l’austérité de la forme, cette photographie très sombre et ces décors fixes, qui concentrent le regard et créent d’abord l’adhésion, puis l’empathie.
Surprendre le public dans son rapport au temps constitue après tout l’entreprise du seul film pleinement inscrit dans le passé d’Alain Resnais : Stavisky (1974). Le film parle du personnage de son héros sans directement traiter de ses scandales de corruption. Il évoque le devenir de la IIIe République en deux répliques en apparence anodines : quand un des assistants de Léon Trotski déclare que la France devra sous peu reprendre le flambeau de la résistance au fascisme (Front populaire), et lorsque Stavisky déclare en riant à un de ses comparses : « Ce n’est pas un coup d’État que vous préparez, c’est une guerre civile ! » (le soulèvement militaire du 18 juillet 1936 en Espagne et ses suites). L’histoire et le temps ne sont donc pas présentés aux spectateurs, ne surgissent pas d’une absence que viendrait combler le film, mais sont plutôt rappelés, convoqués à nouveau devant la mémoire de chacun.
Resnais manque, et reste absent aujourd’hui, enfin, dans la capacité qu’il eut à utiliser des influences si variées dans sa filmographie : le drame intime ou théâtral, la comédie musicale, aussi bien originale qu’utilisant des chansons françaises (On connaît la chanson, 1997), les pièces d’Alan Ayckbourn et de Jean Anouilh, et bien sûr les travaux scientifiques d’Henri Laborit (Mon oncle d’Amérique, 1980). L’impression, de son vivant, que chacun de ses nouveaux films était précieux tenait en la conscience qu’il ne se répétait jamais, cherchait à s’amuser et ne se laissait pas enfermer dans des schémas ou des procédés : Resnais n’a aujourd’hui encore aucun imitateur, mais des admirateurs, espérant revoir vite ses films sur grand écran, heureux d’en parler et de se laisser surprendre par leurs images.
- 1.Alain Resnais, lors d’une conférence de presse au festival de Venise de 1963, cité dans Robert Benayoun, « Muriel, ou les rendez-vous manqués » (1963) dans Positif, revue de cinéma, Alain Resnais, Paris, Gallimard, 2002.