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Call Me By Your Name de Luca Guadagnino

mai 2018

Sorti le 7 mars dernier en France, Call Me by Your Name, réalisé par Luca Guadagnino d’après un roman d’André Aciman, a surpris et enchanté les spectateurs dans le monde entier. L’écrivain américain Bret Easton Ellis, pourtant peu enclin aux éloges, loua l’interprétation de son acteur principal, Timothée Chalamet, comme « peut-être le meilleur portrait de l’adolescence masculine au cinéma » et définit le film comme « un charme total[1] ». Au-delà de son sujet – la rencontre, un été, d’un jeune homme de 17 ans, Elio, et du doctorant plus âgé de son père, Oliver –, ce film plaît à tous, sans distinction de nationalité ou d’orientation sexuelle, simplement parce qu’il s’agit d’une grande œuvre cinématographique.

 

Dès les premières scènes, nous ressentons une impression de classicisme formel. Tourné en 35 mm, le film retrouve les imperfections, et la beauté qui en découle, du format pellicule. Le grain des plans nocturnes, la faible lumière de la lune sur les corps, les éclairages jaunâtres ou chauds sur les murs des villes ressortent comme dans la réalité. Guadagnino et son chef opérateur Sayombhu Mukdeeprom ­n’hésitent pas à jouer avec la surexposition créée par le soleil, à utiliser l’espace urbain pour que la mise en scène transmette le jeu de séduction entre Elio et Oliver. Les corps de Timothée Chalamet, d’Armie Hammer, d’Esther Garrel transparaissent à l’écran, grâce à l’utilisation fréquente de contre-plongées et de plans rapprochés. Les scènes de danse, de sport, de promenades mettent en évidence la chaleur, les attirances ressenties par les personnages, une sensation de nonchalance et de farniente.

En cela, Call Me by Your Name rejoint des œuvres comme le Mépris (Jean-Luc Godard, 1963) ou Conte d’été (Éric Rohmer, 1996) en tant que grand film sur l’été. Représenter de jeunes gens très beaux et aux corps visibles peut paraître aisé, mais les inclure dans des décors naturels, des ruines, la nature, s’avère un travail de mise en scène plus complexe, que Guadagnino réussit admirablement.

Plus encore, le scénario de James Ivory, qui lui valut l’Oscar de la meilleure adaptation le 4 mars dernier, assume le premier degré de son sujet : le passage à l’âge adulte d’un jeune homme par la découverte des désirs et de l’attirance qu’il ressent et provoque. À partir d’un tel canevas, toute la réussite du film ne peut que reposer sur le talent et la subtilité de ses acteurs. Et Timothée Chalamet s’inscrit bien dans les pas de James Dean ou de River Phoenix comme grand acteur tout juste sorti de l’adolescence. Franco-américain, bilingue, formé au fameux lycée des arts LaGuardia à New York, il impressionne par son jeu, qui passe entièrement par ses yeux et ses variations de voix. De même, nous aimons retrouver la maîtrise dans l’interprétation d’Armie Hammer, révélée dans The Social Network (David Fincher, 2010) et confirmée dans J.Edgar (Clint Eastwood, 2012).

Enfin, nous n’avions pas vu de tirades, comme celles du père d’Elio (Michael Stuhlbarg) à son fils lors de l’avant-dernière scène, aussi subtilement écrites et déclamées par leur interprète depuis longtemps au cinéma. Stuhlbarg, acteur habitué aux seconds rôles dans le cinéma hollywoodien, y délivre une leçon d’humanités, au sens académique du terme, avec une intensité qui capte l’attention de la salle. Guadagnino parvient à créer un climax, l’apogée émotionnelle de son film, par un simple champ-contrechamp sur des plans faiblement éclairés, où seuls ressortent les visages. Penser que cette scène fut réalisée en trois prises impressionne et démontre la capacité de préparation et le professionnalisme des acteurs.

Thématiquement, Call Me by Your Name marque le public par son traitement de l’homosexualité, mais sa réussite scénaristique est de traiter avant tout du désir, de la beauté, du passage à l’âge adulte par le premier amour. Elio plaît autant à Oliver qu’à Marzia, et Oliver finit par épouser une femme. L’histoire entre l’adolescent et le jeune homme sert d’escapade au second, de révélation de son identité et de sa personnalité au premier. La souffrance d’Elio paraît universelle et le «  sujet  » de l’homosexualité ne se voit pas appuyé au-delà de l’attirance que ressentent les deux héros, sans que nous connaissions réellement leurs «  orientations  ». Call Me by Your Name s’avère donc bien plus universel que ce que son sujet pourrait supposer.

Tous les spectateurs peuvent s’identifier à Elio grâce à l’universalité du cadre, un été en Italie, et sa relative imprécision : en 1983, dans un passé presque flou aujourd’hui, que retranscrivent les musiques qu’écoutent les personnages ou le tee-shirt des Talking Heads porté par Chalamet. Le talent de ce dernier se révèle dans des scènes où il doit passer, en quelques secondes, du désir à l’embarras, de la séduction à la vulnérabilité, de l’assurance à l’émoi face à Oliver. Armie Hammer, pour sa part, incarne une opposition, dans son ton et ses postures, aux attitudes de son cadet, dans une insistance sur les asymétries créatrices d’attirance.

Sur ce point, Bret Easton Ellis pointe avec raison l’impression d’innocence se dégageant du long-métrage. 1983 signifie aussi les derniers mois avant l’épidémie de sida. Les personnages à table parlent du compromis historique, du Parti communiste italien, de Bettino Craxi, mélangent l’anglais, le français et l’italien. Film cultivé, mais pas élitiste, les publics européens et américains pouvant apprécier autant les références romaines et les chansons pop qui apparaissent. La beauté de la statue récupérée dans le lac répond à celle du déhanché des personnages sur la piste de danse. Sans doute ce mélange des genres, l’universalité de son sujet, la haute considération pour ses spectateurs induite par sa maîtrise formelle et son scénario travaillé forment-ils la source du succès de Call Me by Your Name. Tourné pour à peine 3, 5 millions de dollars en un peu plus de trente jours, avec une équipe italienne, des acteurs américains et français et un chef opérateur thaïlandais, il nous fait pourtant ressentir, à l’écran et dans nos esprits, toute la valeur visuelle et littéraire de chacune de ses dépenses, et comment sa simplicité formelle tend au superbe.

Louis Andrieu

[1] - «  Bret Easton Ellis on the Many Pleasures of Call Me by Your Name », Out, 18 décembre 2017.

 

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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