
Portrait de la jeune fille en feu
Céline Sciamma semble vouloir reproduire l’ambition du Mystère Picasso (1955) d’Henri-Georges Clouzot : représenter sur grand écran, de façon réaliste, les secrets de la création graphique.
Cet article est dédié à Mohammed Rasoulof, cinéaste condamné à un an de prison ferme le 23 juillet dernier en Iran.
Des premiers gestes sur fond blanc, cependant que le générique se déploie. En commençant son film par de courts plans sur les toiles encore vierges d’apprenties peintres sur le point de tracer les contours au crayon, en cadrant de si près, au long de son récit, les ajouts de couleurs et les nouvelles esquisses de son héroïne, Céline Sciamma semble vouloir reproduire l’ambition du Mystère Picasso (1955) d’Henri-Georges Clouzot : représenter sur grand écran, de façon réaliste, les secrets de la création graphique.
En effet, bien plus que son sujet, un amour de quelques jours entre une peintre, Marianne (Noémie Merlant) et son modèle, Héloïse (Adèle Haenel), qui doit épouser un noble milanais – le portrait à terminer, après une première tentative par un autre artiste, devant servir de première entrevue à l’époux –, c’est la forme qui impressionne dans Portrait de la jeune fille en feu, malgré son Prix du scénario obtenu au dernier festival de Cannes. Ce film historique représente la société d’Ancien Régime à travers le prisme du milieu artistique et du métier de peintre[1]. Il propose une réflexion sur les règles de l’art comme conventions à dépasser ou à reproduire. Il constitue l’œuvre la plus réussie de Céline Sciamma qui, aux côtés de sa directrice de la photographie Claire Mathon, crée de brefs plans marquant notre esprit et des images nous émouvant encore plus que la passion qu’elles représentent.
Le fil rouge du film semble bien être la méthode artistique de reproduction des modèles que Marianne tente d’inculquer à ses élèves dans le prologue : observer, poser les bases de sa peinture et avancer par étapes. Ce sens du scénario se devine lentement, jusqu’à la toute dernière scène : un lent travelling avant qui conduit la caméra à montrer Héloïse au théâtre, plusieurs années après l’intrigue, observée de profil par la peintre, comme elle la vit pour la première fois. Nos yeux regardent soudain l’oreille d’Adèle Haenel, en se rappelant la leçon de morphologie que se récitait alors Marianne sur la bonne façon de représenter ce détail anatomique. Ce renvoi au passé s’ajoute à la musique diégétique de Vivaldi qui avait tant amusé la jeune fille tout juste sortie du couvent, lieu avantageux pour découvrir les arts, lorsque celle qu’elle croyait être sa dame de compagnie lui interpréta cette mélodie au clavecin. « L’orgue, c’est beau, mais c’est la musique des morts », lui déclarait-elle pour la convaincre que Milan nourrirait sa mélomanie, à défaut de lui offrir le bonheur conjugal…
Lors de la projection, on pense aux travaux d’Alain Corbin, en particulier dans la scène où les deux personnages principaux mènent leur servante auprès d’une faiseuse d’anges, image qui inspire à Héloïse et Marianne un tableau miniature, la modèle ayant forcé la peintre à regarder. L’enjeu artistique du récit reste ainsi la capacité de cette dernière, influencée entre autres par Élisabeth Vigée Le Brun, à dépasser les conventions de son art. Le regard et le jugement partagés de son modèle devant la première version de son portrait rejoint ceux de la salle : nous constatons comment les mains sont plus ressemblantes que le visage, comment l’artiste a trop fidèlement reproduit le cadre choisi par son prédécesseur. Ou pourquoi l’application des normes de représentation composant le métier de peintre ne sert qu’à reproduire des canons, sans faire naître une modernité.
L’avant-dernière scène, où Marianne présente un tableau d’Orphée et d’Eurydice au Salon et se voit interpellée par un amateur d’art (qui pourrait être Diderot, du moins pouvons-nous y voir un clin d’œil) au sujet de l’originalité de sa mise en scène, achève l’exploration de l’innovation en art comme un besoin. Ceci, et les propos de l’héroïne sur la difficile formation des femmes peintres, interdites de modèles et de nus masculins, posent bien le propos féministe de Sciamma, même si nous nous attendons quelque peu à la liaison entre les deux héroïnes, et que la subversion du charnel interdit par la société passée est un thème maintes fois travaillé au cinéma[2].
Nos impressions se fixent bien davantage sur certaines images, sur les éclairages nocturnes de Claire Mathon, aussi beaux que de la pellicule, rendus possibles grâce au numérique. C’est bien cette forme qui nous touchera le plus profondément, certaines images, et un travail de montage notable, créant plus d’émotions que les répliques ou l’action. Le plan où Marianne dessine son autoportrait pour son amante sur la page 28 d’une édition d’Ovide, en se reflétant dans un miroir posé sur les jambes nues de son ancienne modèle, crée une référence en apparence évidente à la Méduse du Caravage : même image ronde attirant le regard, même cheveux noirs faisant ressortir la peau blanche. Quelques minutes plus tard, cette page 28 réapparaît, plusieurs années après leur séparation, dans le détail d’un tableau d’Héloïse, désormais mère et patricienne, affiché dans une exposition ; la caméra s’y attarde deux fois, mais l’œil du spectateur comprend la permanence des sentiments par la conservation de cet exemplaire imprimé.
Cette beauté constante du film, autant dans les éclairages que les cadrages ou les costumes, crée une cohérence dans la compréhension par Sciamma de la fonction sociale de la peinture dans les dernières années de l’Ancien Régime : représenter et servir les puissants, ou broder autour de thèmes mythologiques. La séparation de statuts entre la noblesse et la classe créatrice se devine dans une courte scène où Marianne, peignant en portant son tablier, doit vite l’enlever pour rejoindre Héloïse en promenade, continuant de porter sa robe élégante et présentable sous son vêtement professionnel. Portrait de la jeune fille en feu peut ainsi se regarder comme un prolongement, un siècle auparavant, du Van Gogh (1991) de Maurice Pialat ; les cinéphiles feront d’autant plus le parallèle devant les plans rapprochés sur les mains étalant la peinture, dessinant les premiers traits.
Enfin, un parti pris remarquable du scénario de Sciamma reste de centrer son histoire et sa mise en scène sur la technique picturale, l’art par ses plus petits détails. Même un film sur la peinture aussi réussi que Mr Turner (Mike Leigh, 2014) représentait la création à partir de quelques instants de génie : apposer une tache rouge sur un tableau naval comme une dernière touche parfaite, ou s’enchaîner à un mât en pleine tempête pour mieux pouvoir se représenter les flots. A contrario, le personnage de Marianne permet au spectateur de comprendre le quotidien pratique des peintres au xviiie siècle, entre enchaînement des commandes, enseignement et difficulté à se distinguer dans la production, en particulier pour les femmes. La peinture apparaît comme un art de la répétition, de la composition par des centaines de gestes, des dizaines de nuances de couleurs, des techniques pour créer la lumière et les ombres.
Ce faisant, Portrait de la jeune fille en feu devient un film sur le dessin plus que sur la peinture : une œuvre autour du premier geste créatif graphique, et sur la distinction entre volonté de reproduction réaliste et risque de maniérisme. Grâce à la maîtrise formelle de la réalisatrice et au travail remarquable de Dorothée Guiraud sur les costumes, ce dernier écueil est évité, pour un plaisir visuel durable.
[1] - L’artiste Hélène Delmaire réalise les peintures de Marianne et la doublure des mains de Noémie Merlant pour les plans rapprochés.
[2] - Citons, à titre d’exemples, La Leçon de piano (Jane Campion, 1993), Le Nouveau Monde -(Terrence Malick, 2006) ou Lady Chatterley (Pascale Ferran, 2006).