Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Film : Le Feu sacré | Copyright Eric Gueret
Film : Le Feu sacré | Copyright Eric Gueret
Dans le même numéro

Documentaires au long cours

décembre 2020

Quatre documentaires sortis cette année illustrent avec brio les potentialités offertes par le traitement de la durée au cinéma. Grâce au montage, de longs processus peuvent être scandés et mis à l’écran, donnant ainsi à voir des transformations économiques ou sociales d’envergure.

La longue durée reste l’un des enjeux formels du cinéma, par deux aspects. Elle peut désigner la longueur du film, elle-même divisible entre une notion horaire et le ressenti de chaque spectateur. Elle distingue également les films selon la durée de la diégèse, de ce qui est représenté à l’écran, entre une nuit ou un seul jour, quelques semaines, des mois ou des années. Quatre documentaires sortis cet automne au cinéma, Adolescentes (Sébastien Lifshitz), City Hall (Frederick Wiseman), Le Feu sacré (Éric Guéret) et Les Joueuses (Stéphanie Gillard), proposent différents traitements du long cours, se regardent comme des traversées temporelles à différentes échelles.

Deux temps se percutent dans Adolescentes : les parcours de deux jeunes filles nées en 2000 qui, comme des centaines de milliers de leurs camarades, passent le bac en 2018 ; et cinq ans de vie en France, entre attentats et élection présidentielle. Le film de Lifshitz devient de la sorte le premier portrait d’une génération marquée à vif par janvier 2015 et le 13 novembre, encore trop jeune pour voter en 2017. Chaque spectateur peut retrouver à l’écran des souvenirs de jeunesse : le passage du collège au lycée, les rapports difficiles avec les parents, et surtout la fin du secondaire et la « première fois » comme rites de passage. L’universalité du documentaire est renforcée par son ancrage en province, à Brive-la-Gaillarde : un temps moins agité qu’à Paris, où les accélérations ne proviennent que de la politique nationale et des attentats, et une ville aux saisons très apparentes visuellement (des hivers enneigés et des étés caniculaires que le réalisateur utilise comme marqueurs du montage).

Adolescentes a été rapproché de Boyhood (Richard Linklater, 2014), bien que celui-ci ne soit pas un documentaire. Les deux films partagent cependant l’ambition de jouer avec le long cours au cinéma, en voulant représenter le passage d’un âge à l’autre, jusqu’au premier pas hésitant dans le monde adulte. Le temps du cinéma se mélange au vécu des spectateurs, attachant ainsi le public au récit.

La temporalité de City Hall repose d’abord sur sa durée : quatre heures et demie, alors que son temps d’action, l’automne 2018 à Boston, est le plus court des quatre films recensés ici. Mais la longueur n’est jamais un sujet chez Wiseman, réalisateur se produisant pour conserver sa liberté, cinéaste du réel rappelant dans un entretien qu’il ne peut pas imposer aux sujets filmés de raccourcir leurs réunions à cinq minutes1. Le temps, dans City Hall, fonctionne selon certaines étapes : la victoire des Red Sox aux World Series de baseball, qui permet de montrer la fierté bostonienne et le travail de la police, les élections de mi-mandat en novembre 2018 qui amènent deux représentants du Massachusetts, soutiens potentiels de Boston, à de hautes fonctions à la Chambre, les cérémonies civiles ou militaires, les premières neiges. Comme toujours chez Wiseman, le montage crée une impression de jour sans fin, les plans fixes d’immeubles servant de transitions. Le film se ressent donc comme une lente continuité dynamique, donnant l’impression que la vie à Boston, comme à l’université de Berkeley ou dans le quartier de Jackson Heights, ne s’arrête pas. Ainsi, la durée n’engendre presque jamais l’ennui, grâce à l’insert occasionnel d’instants animés, comme le récit emphatique du vétéran Kurt ou les auditions comiques des conducteurs faisant appel de leurs procès-verbaux de stationnement à la mairie.

Le message sur le temps est que l’action politique repose sur le passé et les ambitions futures : les adjoints du maire Marty Walsh expliquent avec pédagogie qu’être passé, en quelques années, de la ville la plus inégalitaire des États-Unis au septième rang est un certain « succès », même si les citoyens et les entrepreneurs expriment souvent avec impatience leurs attentes. De même, Wiseman semble montrer un relatif apaisement entre les communautés, loin des violences autour du busing dans les années 1970 (politique publique de transport scolaire d’élèves blancs et noirs, et de redécoupage des zones éducatives pour favoriser une mixité ethnique et sociale dans les établissements, très contestée à l’époque), qui avaient été montrées en exergue des Infiltrés (2006) par Martin Scorsese, grand film qui perpétuait cependant une image de Boston comme ville irrémédiablement divisée, irréformable socialement.

Le football, sport à la temporalité très découpée (saison de fin août à mi-mai, avec au moins un match par semaine et quelques trêves), forme un matériau évident pour le documentaire. En quelques mois, des joueurs se révèlent, des derbys ou des matchs décisifs ont lieu, et la tension cumule dans les dernières semaines selon l’enjeu pour son équipe : le titre, la montée, la relégation à éviter… Ce découpage explique le succès de la série Sunderland ’Til I Die sur Netflix : les amateurs de football aiment suivre les déboires et exploits de ce club anglais modeste, et ce portrait d’une ville ouvrière unie derrière son équipe plairait autant s’il se situait en Écosse ou en Italie. Les Joueuses, en montrant l’équipe féminine de l’Olympique lyonnais, la meilleure d’Europe, sur une saison, reprend ce rythme, et montre une excellence sportive inscrite dans le long cours : le pari du club rhodanien de développer le football féminin dès les années 2000, et de médiatiser, malgré les affluences plus réduites et les retombées économiques moindres, cette section autant que son effectif masculin.

Le temps que montre Stéphanie Gillard est donc celui de neuf mois où tout se joue : la suprématie de l’équipe en France et en Europe, et le besoin de remporter le plus de trophées possibles pour accroître la médiatisation, sans laquelle les joueuses ne seraient pas connues ni rémunérées à leur juste valeur.

Le Feu sacré repose sur un suspense dont le spectateur connaît l’issue : la reprise de l’aciérie Ascoval et le sauvetage de ses emplois. Chaque étape et péripétie de la procédure est située dans le temps par le décompte à l’écran des jours depuis le début de la procédure de redressement, jusqu’à susciter soupirs et stress dans la salle lorsqu’un nouvel obstacle financier surgit plus d’un an après. De manière implicite, le film devient une étude sur le long cours économique d’un territoire, le Nord, autrefois minier, et où l’industrie persiste malgré les évidentes différences de travail : un sidérurgiste explique à des collègues qu’il ne pourrait pas rejoindre l’usine Toyota de Valenciennes, sans cesse à la recherche de main-d’œuvre, tant le travail à la chaîne l’aliénerait ; un autre sourit en décrivant les nouveaux métiers proposés à un forum de l’emploi, bien loin de la dignité et du savoir-faire qu’il associe à l’aciérie. Deux temps affectent l’action : celui de la politique, rempli de réunions fréquentes entre l’État et la région Hauts-de-France pour assurer une reprise, et celui du travail, une séquence décisive montrant la négociation pour le nouveau contrat collectif, qui prévoit moins de jours de repos en échange d’un maintien des emplois. Les dix-huit mois montrés à l’écran, très longue durée pour un documentaire, se lisent sur les visages et se ressentent devant le film, impressionnant de réalisme et d’immersion.

Les documentaires au long cours permettent donc de représenter des changements temporels, des vieillissements et des transformations économiques. Grâce aux potentialités du montage, la durée de l’action et celle du résultat final peuvent différer ou se rejoindre, sans que le spectateur ne les ressente par l’ennui. Les temps du cinéma cohabitent visuellement et dans l’esprit.

  • 1.Entretien avec Frederick Wiseman, « Le complot pour l’Amérique », Cahiers du cinéma, n° 769, octobre 2020.

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

Dans le même numéro

Aux couleurs de la Chine

Source d’inquiétude autant que de fascination, la Chine continue de représenter une énigme. Le socialisme « aux couleurs de la Chine » conjugue en effet un capitalisme sauvage avec un pouvoir centralisé dans une synthèse politique inédite. Le dossier explore le nouveau souverainisme, le pouvoir numérique, le rapport aux minorités et la gestion de l’épidémie. À lire aussi : projet de danger perpétuel, du fanatisme à la radicalité, la dissidence discrète de Marc Fumaroli, pour une philosophie de la préhistoire et la controverse Kundera.