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Jeunesse (Le Printemps), Gladys Glover - House on Fire - CS Production - ARTE France Cinéma - Les Films Fauves - Volya Films
Jeunesse (Le Printemps), Gladys Glover - House on Fire - CS Production - ARTE France Cinéma - Les Films Fauves - Volya Films
Flux d'actualités

Une Jeunesse chinoise vue par Wang Bing

Le réalisateur Wang Bing présente Jeunesse (Printemps), en compétition officielle au Festival de Cannes. Dans ce documentaire fleuve sur la vie des travailleurs du textile de la région de Shanghai, le cinéaste prend le temps de poser son regard sur les histoires singulières des ouvriers et la politique qui se joue dans leurs ateliers. Élise Domenach s'est entretenue avec le documentariste.

Cette année, l’immense documentariste chinois Wang Bing présente deux films au Festival de Cannes. Un documentaire, Man in Black, sur le monumental compositeur chinois exilé en Allemagne, Wang Xilin ; film-dispositif d’une heure tourné dans un théâtre parisien où le vieil homme dénudé raconte et revit sur scène les persécutions du régime. Et, d'autre part, le premier opus d’une fresque documentaire titanesque qui devrait en comprendre trois : Jeunesse (Printemps). 3h30 de la vie de jeunes travailleurs migrants venus des campagnes dans la région du delta du Yangtsé pour travailler de 8 heures à 23 heures, sept jours sur sept, dans des ateliers de confection de vêtements pour enfants destinés au marché intérieur. Dans le prolongement de Argent amer (2016), Wang Bing creuse cette troisième veine de son cinéma consacrée au monde des travailleurs du textile de la région de Shanghai, et ce après avoir dressé la peinture du monde ouvrier d’un grand complexe industriel du Nord-Est (À l’Ouest des rails, 2003) puis affronté la mémoire des camps anti-droitiers (Fengming, chronique d’une femme chinoise, 2007, Le Fossé, 2010, Les Âmes mortes, 2018). Le réalisateur y atteint un nouveau sommet de son art. La magie des tournages sur le temps très long (ici, pas moins de cinq années, de 2014 à 2019) et la discrétion des caméras qui se font oublier dans leur documentation implacable de la vie quotidienne créent des instants de cinéma inoubliables : moments où les jeunes personnages exultent, rient, se battent, souffrent. Chaque individualité devient complexe, troublante et se trouve au centre d’un portrait de vingt-trois minutes ; son nom apparaît sur l’écran accompagné de celui de son atelier et de sa région d’origine. Le film compte neuf épisodes, soit la durée des bobines de cinéma d’antan, et tisse une tapisserie de portraits qui se déploie horizontalement en plaçant au centre dramaturgique du film les joies et les malheurs de la nouvelle génération de travailleurs migrants. C'est la pluralité des nœuds dramatiques et des points focaux qui fait de ce film une utopie cinématographique, une œuvre aussi grande et forte que le fut À l’Ouest des rails.

La gaîté et l'énergie avec lesquelles les protagonistes affrontent leur quotidien de labeur forcent l’admiration et laissent en nous une empreinte durable. Elles communiquent au cinéma de Wang Bing une vitalité nouvelle : montage plus vif, allégresse des coupes et des mouvements de caméra. En passant de l’immense industrie décrépie du Nord-Est chinois, de la mémoire des tragédies du passé, des modes de vie des plus démunis (L’homme sans nom, 2009, Les Trois sœurs du Yunnan, 2012, À la folie, 2013) aux petits ateliers du Sud commerçant ouvert aux influences étrangères dans le Zhejiang, dans cet espace de petite production et de commerce qui échappe au contrôle étatique aux marges des grandes usines de textile, Wang Bing trouve une tonalité et une joie nouvelle. On comprend que sur le bonheur ardemment recherché pèsent les carcans familiaux, les contraintes sociales (le hukou, certificat de résidence, qui empêche de s’installer librement dans une région différente de celle où l’on est enregistré à la naissance et où l’on dispose de droits sociaux) et les menaces d’un régime dictatorial. Le drame guette. Mais, lorsque les magnifiques personnages de Wang Bing s’essayent à la négociation de leurs salaires et la défense de leurs droits, charrient le patron ou rêvent de prendre sa place, on se prend à rêver que ces solidarités nouvelles soient le ferment d’un véritable renouveau ; d’un nouveau printemps, moins sanglant que ceux de 1979 et de 1989, pour les aspirations du peuple chinois. Nul doute que Wang Bing y a puisé une nouvelle jeunesse. Espérons que le Festival de Cannes saura célébrer dans son palmarès ces éclats de jeunesse chinois.

 

Élise Domenach - Jeunesse (Printemps) est le premier film d’une trilogie tournée entre 2014 et 2019 ans à Zhili, à 150 km de Shanghai. Il appartient à cette troisième veine de votre cinéma, après À l’Ouest des rails et les films sur la mémoire des campagnes anti-droitiers traitant des ateliers de confection dans la région de Shanghai. Pourquoi avoir décidé de tourner dans le delta du Yangtsé ? Est-ce plutôt une logique géographique ou une logique humaine (suivre des personnes que vous connaissiez) qui vous a conduit à filmer dans cet endroit ?

Wang Bing - J’avais l’idée de tourner dans le delta du fleuve Bleu. J’y avais voyagé, mais je me demandais quel thème aborder dans cette région. Pendant que cela mûrissait dans mon esprit, j’ai filmé des jeunes dans le Yunnan qui s’apprêtaient à aller dans la région de Zhili pour y travailler. Quand j’ai vu tous ces petits ateliers, j’ai trouvé que c’était un endroit rêvé pour planter ma caméra. J’ai tout de suite pensé que je pourrais y filmer de manière libre, ce qui était important pour moi.

É. Domenach - Vous filmez des individualités, des travailleurs du textile qui se bagarrent, se courtisent, se houspillent, travaillent et vivent dans une grande promiscuité. Leurs rapports sont au cœur du film, davantage que leurs rapports avec leur patron dont on entend parler, mais qu’on voit peu. Vous filmez ce monde du travail parmi les ouvriers, et de manière très égalitaire. En conférence de presse, vous expliquiez que ce n’est pas un film sur un collectif. Pourquoi ?

W. Bing - Parce que, dans le cinéma chinois, on voit souvent des portraits de groupe mettant en évidence un personnage à travers des films qui s’articulent autour d’une idée, dont découle un portrait de groupe purement illustratif. Au contraire, je m’attache à filmer des individualités sans les hiérarchiser.

É. Domenach - Votre manière de filmer vos personnages se reflète dans la structure du film : neuf épisodes, neuf portraits qui font exister chaque histoire individuelle d’une manière singulière et forte. C'est un parti-pris politique concernant le type de relation entre filmeur et filmés. Quel lien faites-vous entre ce choix de mise en scène, qui fait exister très fortement chaque histoire individuelle, et la politique qui émane de l’atelier et des revendications des ouvriers concernant leurs salaires, leurs frais de voyage, etc. Est-ce que le choix de montrer très peu les patrons s’est imposé d’emblée ?

W. Bing - La gestion de ce type d’ateliers l’a imposé naturellement. Ce sont des ateliers souvent familiaux où travaillent des familles et des voisins venant du même village ou de la même région. Il était plus simple pour moi de filmer dans un tel endroit où je pouvais être accepté plus facilement, être libre. La situation aurait été toute autre en tournant dans une grande entreprise étatique. Mes démarches pour pouvoir y tourner n’auraient d’ailleurs jamais abouti. Pour pouvoir tourner, il fallait que je puisse me faire accepter par le plus grand nombre de petits patrons. Dans les cartons finaux, j’ai évoqué le nombre de 18 000 ateliers à Zhili, mais, en fait, j’ai revu mes chiffres à la baisse de peur qu’on ne me croie pas. En réalité, il y en a plus de 20 000. Pour ma part, j’ai été en contact avec plus de cent patrons. Certains apparaissent, mais j’avais besoin du soutien de tous et j’ai constaté que ce sont des gens ordinaires qui, eux aussi, doivent défendre leurs profits et sont sous la pression du marché. Ça n’est pas facile pour eux.

É. Domenach - Dans le dossier de presse, vous parlez d’une utopie dans les rapports de travail. Que vouliez-vous dire ? Je perçois une utopie dans votre manière de filmer : une utopie démocratique.

W. Bing - Oui. Selon moi, la construction du film devait mettre les personnages au centre ; comme une mosaïque avec une multitude de points focaux. Il fallait parvenir à former quelque chose en les assemblant alors qu’au cinéma, le portrait de groupe découle souvent d’un sujet affirmé d’emblée, avec des personnages au service d’une thématique posée au départ. Ce qui m’intéresse c’est de peindre des travailleurs : tous égaux.

É. Domenach - Le sous-titre chinois, Chun, qui fait autant référence au printemps qu'à la jeunesse fait un lien entre le printemps de la vie (l’âge des protagonistes, tous au seuil de l’entrée dans la vie adulte, entre 17 et 22 ans) et la saison printanière où les travailleurs migrants du textile quittent leurs villages pour se diriger vers les ateliers des centres urbains. Or, ce printemps semble un moment difficile pour chacun de vos personnages. Chaque épisode noue un apprentissage difficile et douloureux pour chacun d’entre eux : une déconvenue, une responsabilité écrasante, un espoir suspendu…

W. Bing - Je suis d’accord avec cette compréhension des choses.

É. Domenach - Avez-vous visé une progression dramatique entre ces épisodes ? Ou plutôt un étalement horizontal, comme une fresque qui se déploie et étend la portée du drame ?

W. Bing - La structure déploie des moments de leur vie sans ellipse. Dans mon traitement du temps, je suis en général la chronologie des événements, la temporalité de la vie des gens. Le drame s’inscrit de lui-même dans cette temporalité.

É. Domenach - Concernant votre dispositif de tournage, avec combien de caméras avez-vous tourné ?

W. Bing - Parfois deux, parfois trois simultanément. Le but était de pouvoir filmer des événements concomitants dans plusieurs ateliers, avec plusieurs cameramans.

É. Domenach - Vous visionniez le soir les rushs de vos cameramans pour décider comment poursuivre le lendemain ?

W. Bing - À vrai dire, il m’arrivait de passer dans la journée d’un cameraman à l’autre, pour voir ce qu’il se passait. Je savais donc toujours à peu près où aller. Je sais que 2 600 heures de rushs ça parait monumental, mais quand on tourne un documentaire, on a beaucoup de moments creux.

É. Domenach - Comment se sont dessinées les grandes options du montage ? À l’intérieur de chaque épisode, le rythme est vif, ce qui représente une évolution stylistique réelle par rapport à vos précédents films.

W. Bing - En effet. De manière générale c’est le thème abordé dans chaque film qui dicte les choix de montage. Chaque film, et aussi chaque épisode de ce film, est tourné dans un lieu particulier qui implique certains ajustements au tournage. Au montage aussi, il faut s’adapter ; trouver des solutions nouvelles ou renouer avec d’anciennes. Dans Jeunesse, j'ai retrouvé la durée de 23 minutes qui était celle des épisodes des Âmes mortes – même si le thème est extrêmement différent. Quant à l’intérieur des épisodes, le montage est en effet beaucoup plus vif que dans Les Âmes mortes. C’est dû au sujet, encore une fois.

É. Domenach - Précisément, le sujet de Jeunesse c’est la vitalité extraordinaire de ces jeunes gens. Ils véhiculent une énergie, une force vitale et une joie magnifiques. En un sens, c’est peut-être votre film le plus porteur d’espoir. Vos précédents films vous ont porté vers la peinture d’univers en déclin ou disparaissant, de modes de vie précaires ou dégradés (Les Trois sœurs du Yunnan, Un homme sans nom, À la folie), de la mémoire des tragédies du passé, d’une Chine pétrifiée… En revanche, à travers ces ateliers, ces jeunes et cette région dynamique du Zhejiang traditionnellement ouverte aux échanges, s’exprime un certain espoir ; ne serait-ce parce que ce mode de production cohabite avec celui d’une économie centralisée et plus étroitement contrôlée et parce que ces jeunes travailleurs apprennent à revendiquer leurs droits. Avez-vous été étonné par ces réalités de la Chine du Sud ?

W. Bing - Je viens du Nord de la Chine. Arrivant dans la région de Shanghai, j’avais besoin de faire connaissance avec la culture, avec la pensée des habitants. J’avais bien sûr beaucoup lu sur cette région ouverte très tôt aux influences étrangères, mais rien ne remplace l’expérience en première personne et le fait de partager la vie de gens sur une période longue pour comprendre à qui on a affaire. Ça éclaire sur beaucoup de choses. Or, à cet égard, la différence entre Shanghai et Pékin est énorme. Et, dans un pays dictatorial comme la Chine, on se pose la question importante de la possibilité d'exprimer des sensibilités différentes.

É. Domenach - La sensibilité de ces jeunes gens les conduit aussi à affronter de véritables drames familiaux, intimes… Derrière leur gaîté, on sent parfois une souffrance à fleur de peau.

W. Bing - Oui. Le destin se répète à toutes les générations. En devenant adultes, ces jeunes gens sont tous confrontés à la question du pouvoir. À ce titre, la notion chinoise de « destin » est très différente de la notion occidentale. Elle désigne le désir de posséder le plus de pouvoir possible. C’est une réalité.

 

Propos traduits par Pascale Wei-Guinot. Élise Domenach remercie Viviana Andriani.

Élise Domenach

Élise Domenach est professeure en études cinématographiques à l'École Nationale Supérieure Louis-Lumière. Elle a récemment dirigé L’écran de nos pensées. Stanley Cavell, la philosophie et le cinéma (ENS Éditions, 2021). Elle est également l’autrice de Le paradigme Fukushima au cinéma. Ce que voir veut dire (2011-2013), paru chez Mimesis en 2022.…