
La Peau douce de François Truffaut et L’Échine du diable de Guillermo del Toro
L’éditeur Carlotta, dans son habitude de proposer de beaux objets cinéphiles, a récemment sorti deux œuvres moins souvent célébrées de deux grands cinéastes : La Peau douce (1964) de François Truffaut et L’Échine du diable (2001) de Guillermo del Toro. Les films sont proposés dans des coffrets élégants, dans des copies numériques restaurées, et agrémentés de bonus qui en facilitent l’analyse, les réintroduisent dans les esprits des cinéphiles et curieux ayant eu tendance à les négliger. Le plaisir de la découverte s’allie à la rareté, conjonction de facteurs au cœur du cinéma de patrimoine, en salles et en DVD/Blu-ray, formats complémentaires bien que les deux œuvres ci-dessus aient peu été diffusées, depuis quelques mois, sur grand écran.
La Peau douce pourrait passer, au vu de son scénario, pour une romance simple : un spécialiste de Balzac (Jean Desailly) vit une liaison avec une hôtesse de l’air (Françoise Dorléac). Or François Truffaut traite l’adultère comme un sujet presque criminel, et inclut son sujet dans une première modernité, en plein succès économique de la France des années 1960 : le héros roule à pleine vitesse vers Orly dans la séquence d’ouverture, la voiture est omniprésente, et Reims décrite comme un symbole de la vie culturelle morne en province ! Le thème implicite du film reste la relative médiocrité de son héros, menant une double vie sans jamais la reconnaître ou essayer d’en résoudre les contradictions ; Jean Desailly excelle dans son interprétation d’un personnage veule et sûr de lui, cependant que Françoise Dorléac, encore débutante, parvient à alterner entre la légèreté et la gravité, à dépasser la fonction de maîtresse de son personnage.
L’édition DVD proposée vaut surtout pour un de ses bonus, un extrait de l’émission Cinéastes de notre temps consacré à François Truffaut lors de la sortie du film, dans lequel le cinéaste analyse plusieurs séquences, ce qui permet au spectateur de les redécouvrir, de se rendre compte de tout ce qu’il n’a, justement, pas discerné. L’irréalité de la séquence de l’ascenseur, visiblement trop longue, est expliquée par le cinéaste comme une artificialité volontaire : « La scène de l’ascenseur est celle à laquelle je tenais le plus car c’est celle du démarrage. La durée est dilatée, ça dure beaucoup plus longtemps que la réalité, on a besoin de ces échanges de regards. » La mise en scène très masculine du film est mise en évidence par les propos de François Truffaut selon lesquels il aurait expliqué à Jean Desailly que son film comporterait 1 000 plans, dont 500 gros plans sur lui et 500 de ce qu’il regarderait. Plus intéressant, est soulignée la présence de deux plans de la mort du personnage principal, pas tout à fait synchrones dans leur montage, ce qui se remarque difficilement à la première vision du film, tant le regard est attiré vers l’action violente à venir, ou la fureur dans le regard de Nelly Benedetti jouant l’épouse trompée. La principale réussite formelle de La Peau douce est ainsi cette manipulation du temps, cette inclusion de perceptions différentes de cet élément par ses personnages.
L’Échine du diable peut difficilement se regarder aujourd’hui avec la même surprise qu’ont dû ressentir ses spectateurs en 2002 : qui était ce cinéaste mexicain, Guillermo del Toro, capable de mélanger le fantastique et le film historique en pleine guerre civile espagnole ? L’intérêt du livre de Guy Astic et Charlotte Largeron proposé avec le coffret édité par Carlotta est justement de replacer le projet dans la carrière et les obsessions thématiques de Guillermo del Toro, en expliquant comment le cinéaste réécrivit son scénario pour le déplacer du Mexique en Espagne. Les deux auteurs proposent aussi une étude complète sur les effets spéciaux, plastiques et non numériques pour la plupart, ce que les spectateurs ne devinent pas au premier regard. Ce supplément imprimé ainsi que les entretiens avec Marisa Paredes et Eduardo Noriega et des bonus sur le tournage proposent une véritable édition scientifique du film.
Toute la mise en scène de L’Échine du diable paraît reposer, au premier regard, sur un découpage de l’orphelinat autour de la bombe intacte dans sa cour : une fois cet objet dépassé, les personnages, et la caméra avec eux, peuvent se confronter à des phénomènes surnaturels. Le talent de Guillermo del Toro est de passer, le long du film, d’une caméra à hauteur d’enfants, suivant leur point de vue, à une forme qui accompagne les violences commises par les adultes, jusqu’à un dernier plan qui, conjoint à la voix off qui reprend les phrases d’ouverture du film, interpelle le spectateur et invite à une nouvelle analyse du film. Se pourrait-il que Santi n’ait pas été, dès le début de l’intrigue, le seul fantôme présent dans l’orphelinat, que l’intrigue a déjà révélé comme un lieu où les morts pouvaient réapparaître ? L’Échine du diable, après tout, traite déjà le fantastique comme dans toute la filmographie de Guillermo del Toro : comme une force existante, qu’il n’est pas besoin d’expliquer, et à laquelle les spectateurs croient grâce à l’impression d’étrangeté habitant le film, en particulier ici le décor de l’orphelinat au milieu du désert et les trois personnages d’adultes à part l’habitant. Ce premier jalon marquant d’une œuvre, après Cronos (1993) et Mimic (1997), également identifiable comme une première étape vers l’émergence du cinéma de genre espagnol, se regarde comme une réflexion sur la possibilité du surnaturel à l’écran, en l’absence de grands effets ou d’une recherche de sensations fortes à tout prix. « Qu’est-ce qu’un fantôme ? » demande la voix off en ouverture et en conclusion, ce qui provoque, après un premier visionnage, l’envie de revoir le film pour réinterroger ce thème, essayer de discerner si l’un des trois adultes du film n’était pas dès le départ un fantôme. À la satisfaction visuelle répond un vertige intellectuel, provoqué par l’attention accordée par Guillermo del Toro aux deux aspects, de forme et de fond, du cinéma.
Ces deux rééditions invitent les cinéphiles et les spectateurs curieux à ne plus considérer La Peau douce et L’Échine du diable comme des œuvres mineures de leur réalisateur. La Peau douce est un thriller sous influences de Hitchcock, cherchant à interroger la subjectivité et les failles d’un homme, comme plusieurs autres films de François Truffaut. L’Échine du diable interroge la présence des monstres et du surnaturel dans un environnement inconnu et traumatisant pour un enfant, sujet que Guillermo del Toro prolongera dans Le Labyrinthe de Pan (2006), cependant que tous ses films comportent des monstres et des figures fantastiques, qui apparaissent pourtant aussi naturelles que des êtres humains. S’ils peuvent se regarder indépendamment, les inclure dans les filmographies de leur cinéaste, y chercher la présence de leurs thèmes, est aussi un plaisir cinéphile. Et ces deux films de genre sont aussi des grands films d’auteurs.