
La politique implicite des films roumains
En 2007, la Roumanie entrait dans l’Union européenne et obtenait une Palme d’or inattendue avec 4 mois, 3 semaines et 2 jours (Cristian Mungiu), un an après la Caméra d’or de la comédie 12 h 08 à l’heure de Bucarest (Corneliu Porumboiu). Cette reconnaissance rapide de son cinéma est associée au travail des distributeurs, de la critique et des salles indépendantes. Les spectateurs ne peuvent plus regarder les films de Roumanie sans penser qu’ils appartiennent au même espace culturel que ceux de la France et de l’Allemagne.
L’Affaire collective (Alexander Nanau, 2020) est un documentaire faisant état d’un scandale politique et sanitaire dans un État membre de l’Union européenne. L’intrigue débute par un incendie dans une boîte de nuit de Bucarest, le 30 octobre 2015, causant vingt-six morts, avant que les nombreux décès par infections nosocomiales dans les hôpitaux roumains ne dévoilent la corruption et la mauvaise gestion du système de santé. Le film suit les ressorts classiques de l’enquête : des journalistes intègres, employés de la Gazeta Sporturilor (un quotidien sportif, ce qui consterne les manifestants contre le gouvernement), un jeune expert appelé au ministère de la Santé (Vlad Voiculescu). L’originalité vient du fait que le récit n’apporte ni résolution ni sanctions à l’égard des fautifs, malgré des mois de révélations journalistiques et de mobilisations citoyennes.
Un trope scénaristique du cinéma roumain consiste en la dénonciation de l’état désastreux du pays : infrastructures insuffisantes, manque de médecins et d’opportunités professionnelles, influence des religions, politiciens locaux corrompus et inefficaces à l’échelle nationale. Le chauffeur de taxi de Dédales (Bogdan George Apetri, 2021), les échanges entre policiers lors de l’enquête reproduisent cette technique narrative, qui témoigne d’un esprit critique chez les cinéastes.
« L’Ouest nous écoute ! », lance un fonctionnaire lors du plan séquence fixe de dix-sept minutes qui forme le cœur de R.M.N., le dernier film de Cristian Mungiu1. Ce long plan repose d’abord sur le son, avec l’irruption de répliques lors d’une assemblée générale houleuse, au fond ou sur les côtés de la salle, même si le jeu sur la netteté rend alternativement et graduellement visibles la colère de la foule en arrière-plan et le malaise des deux personnages principaux aux premiers rangs. Le cinéaste explorait déjà l’idéalisation de l’Europe occidentale par ses concitoyens dans Baccalauréat (2016), où la génération des parents, souhaitant envoyer leurs enfants lycéens au Royaume-Uni ou dans un État plus prospère, constate avec amertume les faibles progrès accomplis depuis la démocratisation et l’inclusion communautaire du pays.
R.M.N. est un film européen : il montre des personnages souvent trilingues, dans une région marquée par son passé austro-hongrois, où cohabitent Roumains, magyarophones et descendants de germanophones, ceux-ci devant faire venir leur prêtre depuis l’étranger ; une entreprise concourt à des fonds communautaires, mais doit recruter des travailleurs sri-lankais ; le projet européen y est vu moins comme une source de financements que comme un ensemble de régulations économiques et juridiques. Le scénario n’efface pas pour autant les identités locales, abordant le traitement des minorités ethniques et linguistiques en Europe. L’intrigue tient à ce que les magyarophones, parfois taxés d’étrangers par les Roumains, rejettent l’arrivée de personnes qui ne leur ressemblent pas et qui viennent occuper des emplois qu’ils ont pourtant refusés, jugeant la rémunération insuffisante. Ainsi, pour Mungiu, il n’existe pas de solidarités entre minorités, celles reconnues au sein des États-nations se battant au contraire pour préserver le cadre légal et culturel qu’ils ont obtenu de la part des pouvoirs nationaux. Message pessimiste sans doute, mais surtout invitation au débat.
La scène finale de R.M.N., surprenante et comique, répond au personnage du Français naïf dans ce village transylvanien. Mungiu semble signifier qu’au-delà des disputes humaines, les enjeux naturels de cette région demeurent et que ses habitants, contraints de cohabiter, ne la quitteront pas et ne changeront pas. Un plan large avait peu avant montré la convergence de tous les habitants du village, à pied, vers le lieu d’un événement tragique.
Les films roumains se regardent ainsi comme des constats sur un pays bénéficiaire de la construction européenne, où la libre installation et l’absence d’harmonisation des conditions de travail affectent fortement la population. Il est remarquable que ce pays soit aujourd’hui reconnu pour sa production, malgré des conditions d’exploitation précaires : Cristian Mungiu évoque souvent, en entretien, la disparition des salles indépendantes et d’art et d’essai depuis les années 1990. Mais que pensent les Roumains des œuvres cinématographiques que les Français, les grands festivals et les critiques apprécient tant ?
- 1. On peut interpréter le titre comme « Roumanie », mais il correspond aussi aux premières lettres de « Roumains, Hongrois et Allemands » en roumain. Le film sort en France avec des sous-titres de couleurs différentes selon les trois langues parlées par les personnages. Mais les propos des travailleurs migrants ne sont pas sous-titrés, afin de montrer que personne ne les écoute ni ne cherche à les comprendre.