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Photo de Caspy2003, via Flickr (CC BY 2.0)
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Dans le même numéro

Aimer Rohmer

avril 2021

La filmographie d’Éric Rohmer souffre aujourd’hui encore de malentendus qui occultent ses qualités réelles. Le cinéaste a pourtant su réaliser des films d’une grande qualité visuelle, doublée d’une recherche topographique inégalée, à même d’ancrer sa narration dans l’atmosphère d’une localité particulière.

2020 aurait dû être l’année du centenaire de la naissance de Maurice Schérer et le dixième anniversaire de la mort d’Éric Rohmer, double célébration débutée en janvier-février 2019 par une grande rétrospective à la Cinémathèque française. Cette commémoration semblait d’autant plus aisée que son œuvre est à la fois discrète, intellectuelle et populaire, disponible et restaurée en vidéo, accessible aux profanes et appréciée des connaisseurs. Pour autant, aimer Rohmer – et le défendre – revient souvent à contredire des clichés.

La plus grande influence d’Éric Rohmer sur le cinéma actuel reste d’avoir montré, au long de sa filmographie, qu’il était possible de réaliser des longs métrages inventifs avec peu de décors, des comédiens amateurs ou peu connus au milieu d’interprètes plus célèbres, une équipe réduite, un format d’image simple – parfois même en pellicule 16 mm – et peu ou pas de bande originale, souvent réduite à une chanson composée par le cinéaste ou une mélodie écrite par un jeune musicien. Un corollaire est que l’adjectif « rohmérien », jamais vraiment défini, se voit apposé sur tout film à la forme fragile, représentant les affects de jeunes gens ou les variations du cœur, ou figurant une villégiature ou des décors naturels. Cette facilité d’analyse rate l’œuvre de Rohmer, qui compte parmi les plus travaillées dans ses aspects graphique et plastique du cinéma français, et de ses scénarios, d’un ancrage géographique presque jamais égalé depuis.

Rohmer formaliste ? Ce constat paraît évident une fois constaté que le cinéaste a travaillé à maintes reprises avec un des meilleurs directeurs de la photographie de sa génération, Néstor Almendros, dont les images sur La Marquise d’O (1976) semblent annoncer les lumières orangées et les intérieurs des Moissons du ciel (Terrence Malick, 1978). Il convient aussi de revoir Ma nuit chez Maud (1969) et de constater comment les deux hommes créent, dans les scènes d’intérieur, des contrastes entre Jean-Louis Trintignant, inclus dans des champs sombres, et Françoise Fabian et Marie-Christine Barrault, vêtues de blanc dans des champs très éclairés. Un même jeu sur le blanc se devine dans l’avant-dernière scène de L’Amour l’après-midi (1972), précédé d’un travail sur le bleu et le violet dans les vêtements des deux personnages principaux. Enfin, la scène-clé du Genou de Claire (1970) repose entièrement sur la forme cinématographique, et non sur son contenu, la caresse du genou d’une adolescente : ce geste est magnifié par le son, qui amplifie le bruit de la pluie et les soupirs de Laurence de Monaghan, et par la photographie d’Almendros, créant un contraste entre la peau bronzée de l’actrice, le vert de l’herbe et le gris du ciel. Aussi n’est-il pas simple d’imiter Rohmer, et le qualificatif « rohmérien » ne saurait-il s’utiliser de bonne foi pour toute comédie romantique à faible budget, tant ce genre ne peut pas toujours égaler les recherches formelles de l’original.

Dans le même temps, peu de films français ou étrangers actuels égalent la recherche géographique, topographique, des longs métrages d’Éric Rohmer. Tous ses scénarios explorent les milieux sociaux dans une localité ou une région particulière : Clermont-Ferrand et ses environs dans Ma nuit chez Maud, Le Mans et la campagne sarthoise dans Le Beau Mariage (1982), les villes nouvelles et Paris dans Les Nuits de la pleine lune (1984) et L’Ami de mon amie (1987), les quartiers Saint-Augustin et Saint-Lazare dans L’Amour l’après-midi, Annecy et son lac dans Le Genou de Claire, et le nord-est de Paris dans La Femme de l’aviateur (1981), qui utilise le parc des Buttes-Chaumont comme décor naturel en incluant son découpage en hauteur dans la mise en scène. De cette façon, l’œuvre de Rohmer permet de découvrir, jusqu’à Conte d’automne (1998, son dernier film réaliste avant une trilogie de films historiques dans les années 2000), les transformations de l’économie et des modes de vie en France : exode rural créant de jeunes professionnels aux multiples lieux d’attaches, campagnes abandonnées mais en cours de réhabilitation, extension graduelle des métropoles, envie ou impossibilité de vivre dans deux villes à la fois.

Certes, la filmographie de Rohmer compte peu d’ouvriers, malgré l’inclusion de Michelin et de ses ingénieurs dans Ma nuit chez Maud, d’un ancien pêcheur à Terre-Neuve dans Conte d’été (1996), et les portraits fréquents d’étudiants précaires, entre deux emplois ou indécis, et d’un juriste en devenir travaillant dans un centre postal dans La Femme de l’aviateur. Mais il s’agit là d’un biais accepté, venant d’un homme issu de la classe moyenne de province et qui n’a jamais été hautain ou élitiste dans ses rapports artistiques et humains, mais soucieux, selon sa biographie1, après de mauvaises expériences de tournage et de distribution au début de sa carrière, de garder le contrôle sur ses budgets et chaque aspect de la fabrication de ses films – ce que permit la création de la société de production Les Films du Losange avec Barbet Schroeder en 1962.

Cette biographie de référence permet surtout de se rendre compte de la fluidité avec laquelle Rohmer a tout essayé et presque tout vécu dans sa vie et dans son œuvre : professeur en lycée et à l’université, journaliste, critique, rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, réalisateur de courts métrages pour la télévision scolaire et d’un film historique en allemand tourné en Bavière (La Marquise d’O), romancier, auteur d’une thèse sur l’espace dans Faust de Murnau… Le recueil Le Sel du présent dévoile deux cents articles signés du Rohmer critique avant ses débuts de cinéaste, principalement dans Arts ou La Parisienne, où tous les grands films des années 1950, désormais classiques, sont analysés avec une verve journalistique souvent égalée par la recherche du mot juste2.

Le goût pour la littérature de Rohmer rend son texte de 1949 sur Shakespeare au cinéma particulièrement plaisant : le lecteur sait que le critique maîtrise le matériau d’origine, s’interroge sur la possibilité même de représenter le dramaturge à l’écran, à l’heure où « il n’y a plus de sujet interdit au cinéma ». Cette culture livresque, acquise en khâgne et par des tentatives infructueuses au concours de l’École normale supérieure, contredit l’image prétentieuse souvent associée au cinéma de Rohmer : il ne s’agit justement pas de pédantisme, par exemple, à faire débattre Trintignant et Antoine Vitez de Pascal et du sens de l’histoire dans Ma nuit chez Maud – film qui a par ailleurs réalisé un million d’entrées à sa sortie – lorsque le cinéaste et scénariste maîtrise ces sujets. Ce cinéma est dense et noie parfois le spectateur sous les paroles, au demeurant impeccablement écrites et énoncées, mais il n’est presque jamais ennuyeux, tant le spectateur peut toujours essayer de deviner les signes de l’époque à l’écran, les changements ou permanences de Paris depuis le tournage du film.

La considération complète de l’œuvre de Rohmer sera encore plus facilitée dans les années qui viennent grâce à la réédition, fin 2020, des scénarios des Contes des quatre saisons et des Six contes moraux, et du recueil d’articles Le Goût de la beauté par les éditions des Cahiers du cinéma. Désormais rendu historique, archivé à l’IMHEC, réuni dans plusieurs recueils de textes, Rohmer mériterait, en tant que cinéaste français peut-être le plus curieux d’architecture et d’urbanisme, d’être étudié non seulement par les cinéphiles et les historiens de l’art, mais aussi par les sciences sociales.

  • 1.Antoine de Baecque et Noël Herpe, Éric Rohmer. Biographie, Paris, Stock, 2014.
  • 2.Éric Rohmer, Le Sel du présent. Chroniques de cinéma, Bordeaux, Capricci, 2020.

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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