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Rétrospective sur Alain Resnais à la Cinémathèque française. Détail de l’affiche via l site internet de la Cinémathèque
Rétrospective sur Alain Resnais à la Cinémathèque française. Détail de l'affiche via l site internet de la Cinémathèque
Dans le même numéro

Les courts métrages d’Alain Resnais

janv./févr. 2022

Événements au sein de la rétrospective organisée en novembre 2021 à la Cinémathèque française, les projections de courts métrages réalisés par Alain Resnais ont permis aux spectateurs de découvrir cet aspect relativement peu étudié de son œuvre, tout en les replongeant à une époque, les années 1950, où les jeunes cinéastes devaient passer par cet art avant de réaliser un format long et où toute séance de cinéma était précédée d’un court métrage. Plus surprenant et important, ces séances ont projeté, peut-être pour la première fois, plusieurs Visites d’ateliers, réalisées par Resnais en 1947 auprès de peintres contemporains, qui, ainsi que l’a expliqué l’historien du cinéma François Thomas en introduction, n’avaient été montrées qu’aux artistes filmés et dans quelques galeries jusqu’alors, leur réalisateur ne considérant pas ces films comme faisant partie de son œuvre.

Deux de ces courts métrages conservent aujourd’hui leurs bandes sonores et leurs commentaires : Portrait d’Henri Goetz et Visite à Christine Boomeester. Le premier est une tentative d’expliquer des peintures abstraites souvent effrayantes, en explorant avec sa caméra les détails de toiles comme s’il s’agissait de paysages, de tableaux figuratifs. Le second s’ouvre sur la recherche des traces de blanc dans les images de la peintre qui applique du noir sur la toile – le court métrage devenant ainsi une exploration du gris, bien que cette couleur reste à dominante foncée chez Boomeester. La Visite à Hans Hartung, film muet, cherche également des motifs récurrents dans les toiles, les lignes et les vrilles, ou la présence d’épaisseurs sombres sur les toiles, après une plongée dans l’atelier, une succession de plans sur les gouaches, les pinceaux, avant que la caméra se rapproche de Hartung.

Il est regrettable que les bandes sonores des Visites à Félix Labisse, César Domela et Lucien Coutaud soient également perdues, ce qui oblige le spectateur d’aujourd’hui à imaginer ce que Resnais voulait signifier : pourquoi s’attarder sur tel détail ? Quel pouvait être le discours d’alors sur ces peintres abstraits ? Comment le cinéaste débutant justifiait-il cette sélection d’artistes vivants ? Domela devait-il représenter une peinture abstraite moins improvisée, plus technique et cadrée ? Que confiait Hartung au réalisateur lui rendant visite ? Les précieuses projections de novembre, en l’absence d’éditions restaurées ou de travaux scientifiques des spécialistes de Resnais, formèrent donc un petit événement cinéphile, concentrant les regards de la salle comme rarement.

Toutes les Visites oscillent dans leurs mises en scène entre la représentation rapprochée de l’art pictural ou un regard plus à distance ; entre les mains et les yeux des peintres, problématique habitant la représentation de cette profession depuis la naissance du cinéma. Seul Lucien Coutaud approche à une faible distance ses yeux de la toile, et Resnais propose peu de plans d’ensemble sur les corps des peintres, même si Félix Labisse lui montre la réalisation d’un triptyque. Le jeune réalisateur se forme et fait preuve d’une ouverture d’esprit singulière.

Dans Van Gogh (1947) et Paul Gauguin (1950), Resnais propose une analyse originale de l’œuvre de ces peintres par deux formes propres au cinéma : le montage et la voix off. Les deux courts métrages explorent en effet les vies des artistes en enchaînant, dans l’ordre chronologique, leurs œuvres. Plus original, ce choix de mise en scène est maintenu pour représenter certains événements de leur vie : la mutilation de l’oreille de Van Gogh est ainsi figurée par une succession rapide de tableaux et un floutage du champ avant qu’apparaisse l’Autoportrait à l’oreille bandée. Cette même méthode formelle, s’ajoutant à une musique symphonique de Darius Milhaud, rend lyriques les peintures de Gauguin, tout en faisant sentir aux spectateurs l’exotisme de Tahiti et des îles Marquises, opposé dans cette biographie filmée à la vie rangée du peintre en France.

L’exotisme et le regard occidental sur les autres cultures est le thème central du court métrage Les statues meurent aussi, réalisé avec Chris Marker en 1953 et interdit de projection jusqu’en octobre 1964. Le film explore en effet la considération partielle de l’art africain en Europe, dans un contexte d’études historiques sur l’Afrique quasi inexistantes alors et de luttes pour les indépendances. Marker et Resnais parviennent encore une fois à magnifier les œuvres d’art en optant pour un choix singulier de mise en scène : ne pas filmer les statues par des plans d’ensemble, à distance, comme elles sont exposées sous verre dans les musées et comme les considèrent les visiteurs européens, mais en utilisant des gros plans, des contre-plongées, un montage dynamique entre masques de mêmes peuples… Ainsi les cinéastes utilisent-ils le montage et la mise en scène pour l’art africain, tout comme Resnais le faisait pour Van Gogh et Gauguin. Leur texte, lu par Jean Négroni (que Marker retrouvera pour La Jetée), interpelle les spectateurs en théorisant que ces statues paraissent moins idolâtres que les représentations occidentales de saints dans les églises. Parmi les images d’archives de dignitaires visitant les colonies, un court plan de François Mitterrand, alors ministre, se distingue, auquel succèdent d’autres extraits de troupes noires défilant ou de sportifs noirs inclus dans les équipes olympiques des puissances européennes. Ces marques d’ironie ont sans doute provoqué une censure aujourd’hui inexplicable du film, mais expliquent aussi sa résonance contemporaine : la salle de la Cinémathèque applaudit après la phrase finale, « Blanc ou Noir, notre avenir est fait de cette promesse », à savoir la capacité de voir dans les masques africains les mêmes visages que les nôtres.

Plus original dans son contenu, mais reposant lui aussi sur l’alliance entre un commentaire et le montage, Le Mystère de l’atelier quinze (1957, réalisé avec André Heinrich) est une œuvre ancrée dans le contexte des Trente Glorieuses : le récit d’une possible maladie professionnelle, identifiée par un médecin du travail dans une usine. Que le soignant soit également le narrateur en voix off permet une mise en évidence ludique de la méthode scientifique, de la recherche des causes possibles de l’affection, ainsi qu’une rapide mise en abyme du cinéma. En effet, l’ouvrier ne comprend pas son mal depuis son point de vue, ni le contremaître du fait de son métier, ni l’ingénieur qui ne pense qu’en ingénieur : seul le médecin, grâce à sa position extérieure comparable à celle d’un monteur, peut les confronter et établir un diagnostic. Les cinéphiles comprendront mieux Mon Oncle d’Amérique (1980) en voyant comment Resnais rend intrigante, digne d’une enquête policière, la médecine du travail.

Cette plongée dans l’âge d’or du court métrage permet également de comprendre comment cet apprentissage n’était pas une limitation des ambitions des jeunes cinéastes : Resnais, comme Godard ou Rohmer, commença par cette forme, de manière inventive et en réalisant des commandes (comme Le Chant du styrène en 1958), et en fut même récompensé par deux prix Jean Vigo (pour Les statues meurent aussi et Nuit et brouillard) et l’Oscar du meilleur court métrage en deux bobines pour Van Gogh. La diversité des sujets abordés annonçait l’éclectisme thématique de ses futurs longs métrages : la considération pour des peintres vivants, et l’estime pour la bande dessinée ou le music-hall. La centration du discours autour du montage annonçait les chocs d’Hiroshima mon amour (1959), L’Année dernière à Marienbad (1960) et Muriel ou le temps d’un retour (1961). Les regards en resteraient aussi intensément fixés sur l’écran.

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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