
Sibyl de Justine Triet
Le portrait de femmes atteintes de troubles psychiques est un thème récurrent dans le genre dramatique, avec pour grandes réussites Une femme sous influence (John Cassavetes, 1974) et In The Cut (Jane Campion, 2003). Afin d’éviter les écueils de représentations stéréotypées des addictions, dépressions ou névroses dont peuvent souffrir les héroïnes, il suppose une maîtrise nuancée du scénario, et un jeu constamment partagé entre ambiguïté et subtilité de la part des actrices. Sibyl, le troisième long métrage de Justine Triet, présenté en compétition au dernier festival de Cannes, forme un tel drame, alors que nous pouvions penser y trouver, au vu de ses bandes-annonces, une quasi-comédie romantique dans la poursuite de Victoria (2016).
Son personnage éponyme (Virginie Efira), une psychanalyste démarrant l’écriture d’un roman, décide de prendre une nouvelle patiente, Margot (Adèle Exarchopoulos), comédienne bouleversée par sa liaison avec un acteur (Gaspard Ulliel) déjà en couple avec la réalisatrice (Sandra Hüller) d’un film dont ils doivent partager l’affiche, tourné sur l’île de Stromboli, où une partie du récit se déroule.
Le scénario de Justine Triet et Arthur Harari (qui interprète l’analyste de l’héroïne) surprend vite le spectateur, en ce qu’il dévoile les deux failles psychologiques de Sibyl : son addiction à l’alcool, dont elle s’efforce de se sevrer, et une intense histoire d’amour passée dont elle n’arrive pas à se remettre. Cette ironie dramatique, de la thérapeute appelée en urgence par une actrice montrée en détresse et en larmes, mais en réalité presque aussi souffrante que ceux qu’elle soigne, permet une empathie avec le personnage face aux événements. Le film en devient peu à peu une exploration de la fragilité émotionnelle, portée par le jeu habité d’Efira, qui nous fait accepter la chute de l’héroïne dans la dernière partie, commencée par sa retombée dans l’alcool et terminée par un éloge de la fiction en voix off qui laisse deviner un déni de ses propres traumatismes[1].
D’un point de vue psychologique, le point de basculement pour le personnage principal ne provient sans doute pas de l’acte de prendre une coupe de champagne lors de son vol de retour, mais se produit plutôt lorsque l’écrivaine qu’elle veut redevenir se met à interpréter, entre l’automatisme et l’identification, les répliques de ses personnages, calques de Margot et des figures du tournage qu’elle croise. La scène intrigue, tant elle semble définitivement ancrer les troubles dont souffre Sibyl, auxquels l’écriture ne peut former une réponse : son éditeur trouve son double autofictionnel « bien atteinte » et sa sœur ne lira pas son roman.
Pour le spectateur, le film fait bien sûr penser à Stromboli (1950) de Roberto Rossellini, clin d’œil dont la réalisatrice s’amuse en imaginant le tournage d’une scène de tension entre Ulliel et Exarchopoulos, où cette dernière porte un foulard à la manière d’Ingrid Bergman. Le volcan et la Méditerranée dessinent une géographie émotionnelle qui, pour le cinéphile, renvoie à des souvenirs et fait sourire, devant la transformation du récit en film de tournage, sous-genre comique permettant la mise en abyme du cinéma par lui-même. Et Gaspard Ulliel excelle dans un scénario qui joue de son image d’acteur intense et viril, tout comme nous retrouvons, dans l’interprétation de Sandra Hüller, le cliché de la cinéaste control freak et le mélange de sérieux et de déjanté de la comédienne allemande aperçue dans Toni Erdmann (Maren Ade, 2016).
Une référence plus inattendue vient également en tête, surprenante, mais représentant peut-être le talent de Triet pour infuser et dépasser ses influences : Arnaud Desplechin et son film Rois et Reine (2004). Les deux longs métrages partagent des récits d’héroïnes (Nora chez Desplechin) se croyant maîtresses de leurs émotions, en marche apparente vers leur rédemption et leur triomphe, mais dont le passé vient mettre en évidence des troubles ineffaçables. Des femmes puissantes, croyant aller bien, énonçant des discours de guérison, mais malheureuses au fond ; mères célibataires dont l’absence des pères de leurs enfants est analysée et ressentie comme un traumatisme indépassable (le suicide de Pierre dans Rois et Reine, l’amour passionné avec Gabriel ici). Au-delà de ce parallèle peut-être involontaire de la part des scénaristes, il semble que Triet maîtrise presque mieux le drame que Desplechin, tant Rois et Reine offrait aux spectateurs des instants d’excentricité et de comédie que Sibyl ne propose pas, « abîmant » (terme utilisé par la réalisatrice dans plusieurs entretiens) l’image lisse de ses acteurs principaux par de longues scènes emphatiques.
Peu d’instants de respiration pour le spectateur, dans un récit se terminant sur une amertume mal dissimulée par l’impression de guérison que souhaite projeter Sibyl, malgré les questions répétées de sa fille sur l’identité de son père et les raisons de son départ qui la laissent en larmes. Nous n’accepterions cependant pas une telle exploration des douleurs intimes des soignants[2], interrogeant en creux nos propres passifs non résolus, si elle ne s’accompagnait pas d’une beauté formelle permanente, de plans facilitant notre empathie avec les personnages. Justine Triet et son directeur de la photographie Simon Beaufils parviennent à créer une lumière réaliste mais travaillée, limitant la surexposition à Stromboli et magnifiant les intérieurs et les ombres dans les scènes nocturnes et intimes à Paris. La forme de Sibyl oscille donc avec légèreté et maîtrise entre l’artificiel et le naturel, tout comme son récit navigue entre la reconstitution crédible des milieux cinématographiques et psychanalytiques et les excès fictionnels provoqués par les sentiments des personnages. Cette cohabitation des registres explique pourquoi nous sortons de la salle partagés entre l’admiration et la peine, mais convaincus de l’entrée de Triet parmi les meilleurs cinéastes français actuels.
[1] - Analyse partagée par Justine Triet dans un entretien aux Cahiers du Cinéma, n° 755, mai 2019.
[2] - « Entretien avec Justine Triet », Trois couleurs, 24 mai 2019.