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Fellag n’est plus seul

mars/avril 2009

#Divers

Le dernier spectacle de Fellag présenté au Théâtre du Rond-Point, avant de faire le tour de France (et d’ailleurs), n’est pas, n’est plus, un one man show1. Le personnage est toujours là, avec son allure chaplinesque, sa moustache et sa chevelure très noire, son art de jongler avec les accents et les sons, entre le rauque et le chantant. Et il fait preuve une fois encore de cette agilité physique qui feint le déséquilibre comme Chaplin. Fellag est toujours un Charlot algérien qui ne joue pas dans un muet, car il a ses histoires à lui dont il se gargarise en se moquant du cours du monde. Durant la première séquence (il y en a trois en 90 minutes), il est encore seul devant trois rangées de draps qui vont disparaître au fil du spectacle, il est seul en apparence car, devenu garagiste de métier ou de fiction (c’est pareil), il attire les foules. En effet, tout Algérien (mais cela vaut aussi pour l’Égyptien) est un mécanicien qui aime les voitures Peugeot qui sont les reines du désert. Comme il peut toujours y avoir des pannes, l’Algérien est un mécanicien né qui fait semblant de réparer l’irréparable, de faire marcher ce qui déraille de toute manière.

C’est un fait incontestable. Il suffit de se trouver dans une rue de n’importe quelle ville, village d’Algérie. Là, pour peu qu’un type ouvre le capot de sa voiture, tout le monde rapplique et participe, donne son avis, des conseils, des outils. Quand vous tombez en panne, les passants vous poussent, vous changent la roue, vous fabriquent des pièces, vous changent le moteur, vous invitent à manger chez eux en attendant.

Être mécanicien, c’est aussi bricoler à l’algérienne et pratiquer la petite corruption quotidienne qui consiste à piquer des pièces en feignant de les réparer. Les voitures ne sont pas encore informatisées et équipées de puces ! Être mécanicien, c’est aussi prendre le risque de monter dans des voitures/conteneurs où des drôles d’individus sont installés à vie. Le garage, c’est la bricole, la saleté, les mauvaises odeurs, le taxi qui n’est jamais aéré. C’est cela l’Algérie de Fellag, un monde de haute bricole où l’on ne peut pas changer grand-chose, où l’on peut seulement faire des automobiles avec des morceaux sans queue ni tête, comme on fait des jeux de mots avec la langue.

Mais voilà qu’une première rangée de draps disparaît et qu’une fois passée la rue et le garage on rentre dans la maison imaginaire de Fellag (tout au long du spectacle il a un prénom arabe, mais je l’appelle Fellag comme Charlot est Charlot) où l’on fait connaissance de sa femme Shéhérazade. Nous voilà dans un espace privé mais celui-ci ne cesse de regarder vers le monde extérieur. Il n’y a pas de coupure sur cette scène entre le privé et le public.

Très complices, très sournois et même coquins, Fellag et Shéhérazade se racontent des histoires d’Algériens et d’Algériennes qui poursuivent les histoires de garage. Fellag est moins malheureux, moins cruel, moins dur que dans les deux premiers one man shows qui ont fait son succès, pour la bonne raison que les militaires et la police sont moins à ses trousses. Dans Le dernier chameau (le troisième one man show), il racontait son enfance en Algérie avec les pieds-noirs. Ici, il met en scène un Fellag fonctionnaire mis à la retraite anticipée. Mais il prend de l’âge avec bonheur. Certes, il est moins rapide, il prend par exemple sa douche pendant des heures grâce à quelques gouttes d’eau car il n’y a pas d’eau en Algérie. S’il s’amuse des histoires des uns et des autres et prend son temps, on sent bien que le pouvoir n’est pas loin et que les islamistes peuvent surgir à tout moment.

Drôle de pari de la part de Fellag, ce comédien habitué aux one man shows, que de jouer avec une femme, avec Shéhérazade. Drôle de pari aussi pour la comédienne Marianne Épin, passée par la troupe de Gildas Bourdet, qui a joué du Claudel, du Tchekhov mais aussi du Feydeau et a contribué hier au succès de L’Atelier de Jean-Claude Grumberg et tout récemment à celui de L’Illusion comique de Corneille montée au Petit Montparnasse, que de donner la réplique à Fellag et de lui résister en beauté. Comme le couple est espiègle, elle ruse avec Fellag et prend même le dessus, histoire de prévenir le machisme (la variante sexuelle du Pouvoir) toujours prêt à resurgir. Au début de la troisième séquence, une deuxième rangée de draps est alors tombée, Shéhérazade fait peur à Fellag en se déguisant en jeune femme islamiste qui tente de l’agresser au nom de Dieu.

Fellag se conjugue désormais à deux, le jeu est différent, le corps de Fellag moins rapide et vif, plus posé mais toujours enchanteur. Mais le comique signifie par là que l’avenir de l’Algérie passe aussi par la femme émancipée, par madame Shéhérazade. Il frappe donc fort en mettant en scène un couple libre et amoureux. Voilà donc Fellag après Djurdjurassique Park, Un bateau pour l’Australie revenu en Algérie, comme c’était déjà le cas dans Le Dernier chameau. Il n’est plus trop question de partir, d’ailleurs un voyage en France destiné à acheter une belle voiture se termine en farce. Mais il nous parle d’une autre Algérie, d’un territoire de passage où il y a des clandestins venus du Sahara et de l’Afrique subsaharienne, d’une Algérie où les Chinois, les colons d’aujourd’hui, sont en train de s’installer partout et de prendre la place et les affaires de ces pauvres Algériens ! Même si cela est en filigrane dans le spectacle, on retrouve naturellement les ressorts du rire de Fellag qui passe toujours par l’entrechoquement des identités et des langues. Dans les one man shows précédents, on assistait à une confrontation permanente entre le français, le kabyle et l’arabe. Désormais le chinois s’ajoute à cette triplette. L’Algérie est à nouveau colonisée, elle est mondialisée, c’est l’éclatement identitaire qui passe par la peur du Chinois. Après les allers et retours entre la France et l’Algérie, Fellag découvre un autre monde et ses chinoiseries. C’est de la bande dessinée, il est plus doux, plus heureux car plus féminin. Le comique se joue toujours à deux, Laurel et Hardy en témoignent : mais Fellag se met en scène avec une femme, il se met en couple. Ses compères Gad Elmaleh et Jamel pourraient-ils en faire autant ? Bref, Fellag en a marre des machos en tous genres et des gens de pouvoir, et il tient à le dire car cela ne fait plus rire. C’est bien comme ça : Fellag est toujours Fellag, mais un Fellag plus sage, celui qui aime écrire des histoires dans des livres (voir entre autres : Rue des petites daurades, Lattès, 2001 et C’est à Alger, Lattès, 2002), un Fellag généreux qui aime la vie de quartier et les garages où tout le monde se rassemble comme dans un bistrot, un Fellag qui aime et respecte les femmes. Un sacré programme. Vital pour l’Algérie comme pour le reste du monde.

  • 1.

    Sur Fellag, voir dans Esprit l’entretien « Langage, rire et violence. Ou comment jouer en banlieue ? », juillet 2007, ainsi que les notes de « Journal » sur ses précédents spectacles : « Les cinémas de Fellag ou le spectacle de l’enfance », mai 2004 et « Les Algérie de Fellag », octobre 2002. Voir aussi le chapitre qui lui est consacré dans O. Mongin, De quoi rions-nous ? Notre société et ses comiques, Paris, Hachette littératures, coll. « Pluriel », 2007.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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