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Dans le même numéro

Vers une anthropologie de la mondialisation ? Introduction

août/sept. 2011

#Divers

Tout autre est le monde où nous pénétrons à présent : monde où l’humanité se trouve abruptement confrontée à des déterminismes plus durs. Ce sont ceux résultant de son énorme effectif démographique, de la quantité de plus en plus limitée d’espace libre, d’air pur, d’eau non polluée dont elle dispose pour satisfaire ses besoins biologiques et psychiques.

Claude Lévi-Strauss, l’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2011, p. 56

Ce n’est pas un autre Lévi-Strauss, un Lévi-Strauss inconnu, que nous voulons présenter ici aux lecteurs d’Esprit mais un Lévi-Strauss autrement lu. Lévi-Strauss a été dans les années 1960 et 1970 au centre, comme d’autres à l’époque (Derrida, Foucault, Lyotard…), des discussions qui ont influencé les champs disciplinaires et la vie intellectuelle française et internationale1. Frédéric Keck évoque dans un ouvrage de référence2 quelques-uns de ces débats conceptuels que le travail de C. Lévi-Strauss a provoqués : Claude Lefort, Jean-Paul Sartre, Dan Sperber, Lucien Scubla, Vincent Descombes font partie de ces auteurs qui ont apporté à divers titres la réplique à l’auteur des Mythologiques. Dans Claude Lévi-Strauss, le passeur de sens, Marcel Hénaff s’efforce de montrer quelle était la teneur de la discussion publiée dans Esprit (novembre 1963) entre C. Lévi-Strauss et Paul Ricœur, ce qui exige de sortir de l’opposition vite devenue caricaturale entre humanisme et anti-humanisme qui fut le lot de la période structuraliste. Quant à Michaël Fœssel, qui revient sur les différends conceptuels entre Jacques Derrida et C. Lévi-Strauss, son retour en arrière souligne le déphasage avec ce qui pense et se pense aujourd’hui. Mais, de ce constat d’une luxuriance intellectuelle, il ne faut pas conclure à une régression ou se contenter d’en appeler chez les anthropologues à « un après Lévi-Strauss3 ». La vie intellectuelle ne se juge pas à la présence de nouveaux auteurs, comme si l’histoire intellectuelle n’était que celle d’une avant-garde continuée, mais à la capacité de poser autrement les questions qui sont les nôtres. Des auteurs aussi différents que Paul Ricœur et Gilles Deleuze aimaient à dire : l’important n’est pas dans les réponses mais dans la manière de bien poser les problèmes. Un classique est selon Italo Calvino un auteur qui demeure un contemporain au sens où sa pensée trouve tout son sens à l’horizon de la contemporanéité. C’est le cas de Lévi-Strauss qui est aujourd’hui d’abord lu et relu différemment non sans écho avec des interrogations marquées du sceau de l’urgence. C’est ce contemporain qui retient ici à nouveau l’attention d’Esprit4. Et pour cause : la mondialisation actuelle qui est synonyme de prolifération des flux (matériels et immatériels) réclame une anthropologie, qui renvoie à la rareté et aux fondamentaux sans lesquels il n’y a pas d’humanité possible. Dans de nombreux textes, C. Lévi-Strauss insiste, à distance des débats hexagonaux réduisant l’humanisme à la conscience, sur la nécessité d’un humanisme contemporain.

Si l’opposition entre le structuralisme et la phénoménologie (réduite à la conscience subjective) a été dommageable, c’est parce qu’elle a conduit à condamner un peu vite les pensées du sujet et de la conscience, à opposer des penseurs de l’abstrait et des penseurs du concret, les matheux et les artistes alors même que les recherches scientifiques, à commencer par la topologie, éclairaient le concret par l’abstrait et réciproquement. On a effectivement sacralisé un Lévi-Strauss « formaliste », voire « mathématique », « logicien », alors qu’il a toujours voulu penser la logique du sensible et des qualités premières5. Ce dossier valorise la place donnée au sensible, à l’esthétique, au cosmos, à l’écologie, au Monde par les nouveaux lecteurs de C. Lévi-Strauss, à commencer par les jeunes éditeurs du volume de la collection « Bibliothèque de la Pléiade » sorti en 2008 (voir l’entretien avec Vincent Debaene), en complicité avec C. Lévi-Strauss lui-même qui a fait le choix des textes retenus pour sa « Pléiade » (on n’y trouve pas les Mythologiques). Si cette part sensible conduit à redécouvrir le voyageur, l’écrivain de Tristes tropiques, l’arpenteur de paysages de tous ordres, l’amoureux des villes (voir O. Mongin), il est surtout l’occasion de saisir la dimension écologique de l’œuvre, une « écologie négative » selon Frédéric Keck qui revient sur le rapport de Lévi-Strauss à Jean-Jacques Rousseau.

Le voyageur n’est pas seulement celui qui noue une relation tendue à la nature mais aussi le passionné des cultures qui sont autant d’écarts culturels. Si le centenaire de C. Lévi-Strauss en 2008, qui a précédé sa mort de quelque temps, a été l’occasion de rappeler son rôle au Brésil et sa contribution pour les sciences sociales à l’université naissante de São Paulo (voir le texte d’Yves Saint-Geours, historien de l’Amérique latine et ambassadeur de France au Brésil), l’intérêt qu’il a manifesté progressivement pour le Japon prend tout son sens avec des publications récentes6. Encore faut-il bien comprendre que cette passion pour le Japon n’est pas dissociable d’un art d’habiter et d’une manière de nouer des liens avec la nature qui est ancienne. En effet, comme y insiste fortement Françoise Choay, l’anthropologue, soucieux qu’il est des invariants anthropologiques, s’est toujours inquiété du sort du langage et de la manière d’habiter depuis qu’il a décrit dans un chapitre de Tristes tropiques les conditions « collectives » de l’organisation spatiale dans un village Bororo. En cela, C. Lévi-Strauss s’inscrit dans le sillage d’Alberti et de Ruskin : celui qui vivait à São Paulo la vitesse excessive d’une urbanisation liée à l’exode rural massif nous aura appris que l’on n’habite pas n’importe où, n’importe comment.

Relire C. Lévi-Strauss autrement, c’est aussi renoncer à des concepts caricaturaux ou caricaturés (à commencer par celui de structure comme le montre ici même Marcel Hénaff) ou à des thématiques récurrentes, c’est comprendre par contre que des notions comme celles d’« écart différentiel » ou de « transformation » sont décisives. L’écart différentiel s’impose comme le concept central : en effet, c’est l’indice d’une tension qui va « dans tous les sens » − au sein de la nature, entre la nature et la culture, entre les cultures − qui intéresse Lévi-Strauss et non pas l’identification d’une culture fermée ou d’une différence faisant frontière. Souvent à l’origine de malentendus, la polémique née de son intervention à l’Unesco correspondait moins à un éloge de la différence qu’à la conviction que la relation l’emporte sur l’identité (ou, plus précisément, que l’identité n’est que relation7). C’est d’abord la peur de l’homogénéisation et du nivellement que craignait C. Lévi-Strauss… Quant aux propos contestés sur l’islam dans Tristes tropiques, ils sont ici bien recadrés historiquement et intellectuellement par Abdelwahab Meddeb.

Toutes ces relectures ne sont pas sans donner une autre résonance au parcours personnel de l’anthropologue qui l’a conduit du socialisme de la Sfio à l’Unesco ou à l’Académie française (voir le texte d’Alexandre Pajon). Non, ce n’était pas un penseur conservateur, mais un savant convaincu que l’avenir du monde passe par le respect de fondamentaux anthropologiques que la langue et la science linguistique mettent à nu mais qui ne se résument pas au seul langage. Non, il n’était pas un antimoderne quand il lançait des flèches empoisonnées contre les avant-gardes picturales et artistiques, il rappelait seulement que la question de la peinture (toujours pensée chez lui par rapport à la musique) n’est pas la figuration ou la représentation mais son ancrage dans une collectivité, ce qui se démarque sur le plan créatif du narcissisme et de l’individualisme. En ce sens C. Lévi-Strauss pensait déjà, lui qui visait souvent la société industrielle et ses mécanismes entropiques, la mondialisation contemporaine dans son caractère protéiforme en ne la réduisant pas aux seuls facteurs économiques.

Un divorce s’est produit, un fossé se creuse entre les données de la sensibilité, qui n’ont plus pour nous de signification générale en dehors de celles, restreintes et rudimentaires, qu’elles nous fournissent sur l’état de notre organisme, et une pensée abstraite où se concentrent tous nos efforts pour connaître et pour comprendre l’univers8.

Difficile en cela d’être plus contemporain que lui quand il en appelle à une réconciliation de l’intellect et de la sensibilité, de l’abstrait et du concret. Et difficile d’être plus soucieuse d’un monde en mutation que la discipline anthropologique dont l’enseignement est malheureusement en passe de devenir une peau de chagrin dans l’univers de la recherche et de l’excellence9.

  • 1.

    Voir par exemple Patrice Maniglier (sous la dir. de), le Moment philosophique des années 1960 en France, avant-propos de Frédéric Worms, Paris, Puf, 2011.

  • 2.

    Frédéric Keck, Claude Lévi-Strauss, une introduction, Paris, Pocket-La Découverte, coll. « Agora », 2004 ; voir aussi Vincent Debaene et Frédéric Keck, Claude Lévi-Strauss. L’homme au regard éloigné, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 2009.

  • 3.

    Voir par exemple l’ouvrage d’Alban Bensa, Après Lévi-Strauss. Pour une anthropologie à taille humaine, Paris, Textuel, 2010.

  • 4.

    Pour rappel, Esprit a publié plusieurs dossiers consacrés à C. Lévi-Strauss. Le dernier en date est celui de janvier 2004 (articles de Jean Cuisenier, Michaël Fœssel, Marcel Hénaff, Fabien Lamouche), « Claude Lévi-Strauss, une anthropologie “bonne à penser” », qui reprend la célèbre discussion entre Ricœur, le groupe philosophie d’Esprit et Lévi-Strauss de novembre 1963.

  • 5.

    Voir déjà l’article très éclairant de Michaël Fœssel, « Du symbolique au sensible. Remarques en marge du débat Lévi-Strauss/Ricœur », Esprit, janvier 2004.

  • 6.

    C. Lévi-Strauss, l’Autre face de la lune. Écrits sur la Japon, Paris, Le Seuil, coll. « Librairie du xxie siècle », 2011.

  • 7.

    De ce point de vue, la comparaison avec le travail de François Jullien qui porte sur les liens de la Chine et de l’Europe est pertinente, voir Martin Rueff (au demeurant l’un des jeunes éditeurs du volume de la collection « Bibliothèque de la Pléiade »), « Stupeur et sémantique : François Jullien et Claude Lévi-Strauss », dans Critique, mars 2011.

  • 8.

    C. Lévi-Strauss, l’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne, op. cit., p. 56.

  • 9.

    Merci à Frédéric Keck et à Marcel Hénaff pour leur aide et leurs encouragements.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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