
Iran/États-Unis : un jeu dangereux
Les tensions entre Téhéran et Washington, qui durent depuis 1979, sont encore montées d'un cran avec l'élimination du général Soleimani. La possibilité d’une confrontation extrême avec les États-Unis plane sur l’avenir politique et sécuritaire de l’Iran, avec des conséquences pour toute la région.
Vers 17 h 30, heure de l’Est, le 7 janvier 2020, l’Iran a lancé plus d’une douzaine de missiles balistiques contre deux bases militaires irakiennes accueillant des militaires américains et des membres de la coalition à Al-Asad et à Erbil. Le Corps des gardiens de la révolution islamique (Cgri) d’Iran a déclaré que cette attaque était un acte de vengeance pour le meurtre par les États-Unis du major-général iranien Qassem Soleimani. Comme nous pouvons le constater, le meurtre inattendu de Qassem Soleimani, le commandant de la force des gardes-frontières iraniens en Irak, par l’armée américaine, a ouvert une série d’affrontements dangereux et meurtriers entre les États-Unis et l’Iran. L’assassinat de Soleimani a peut-être été célébré par l’administration Trump comme un geste crucial contre le chef d’orchestre des guerres par procuration de l’Iran en Irak, en Syrie, au Liban, au Yémen et ailleurs, mais les répercussions de cet acte ne semblent pas très prometteuses lorsqu’on l’analyse dans le cadre général de la géopolitique du Moyen-Orient.
Étrangement, l’assassinat de Qassem Soleimani survient à un moment où le régime iranien était au plus bas de sa légitimité politique, en raison des troubles sociaux sans précédent dans le pays et du massacre de près de mille personnes lors des soulèvements populaires de novembre 2019. Avec le déclin rapide de la situation économique propulsé par les sanctions américaines, les conditions de vie en Iran ont empiré, alors que l’inflation, le chômage et un sentiment général de désespoir dans toute la société iranienne ont augmenté. Sans doute, les cortèges pour Soleimani, marqués pour la première fois en Iran par une cérémonie dans de multiples villes, offrent-ils au régime iranien une occasion inattendue de manipuler le sentiment public iranien pour tenter de retrouver sa légitimité perdue et inviter la population à participer aux élections législatives de février 2020. Cependant, il va sans dire que la longue période de deuil de Soleimani, suivie des slogans antiaméricains, aura du mal à mettre un terme aux multiples souffrances des Iraniens à l’intérieur du pays.
Quoi qu’il en soit, la partie de ping-pong entre Téhéran et Washington, qui dure depuis 1979 et la crise des otages à l’ambassade américaine à Téhéran, entre maintenant dans un jeu dangereux. Beaucoup d’alliés américains en Europe et en Asie ont été surpris par la décision soudaine de Donald Trump, considéré comme un critique sévère de la présence sans fin des troupes américaines au Moyen-Orient, de s’engager dans une aventure aussi imprudente. Sans doute le président Trump et le secrétaire d’État Pompeo comptaient-ils sur les informations qui leur avaient été données par l’opposition anti-iranienne en Irak ou ailleurs, montrant le niveau de mécontentement des populations iraniennes et irakiennes à l’égard du Cgri, sans tenir compte des éléments de nationalisme iranien et de martyre chiite.
Environ deux tiers des Iraniens sont nés après la révolution de 1979 et ont grandi avec la tension américano-iranienne, mais aussi avec un fort sentiment nationaliste. Bien qu’il ait été une figure de l’ombre de son vivant, travaillant clandestinement de l’Afghanistan au Liban, la machine de propagande de la République islamique l’a transformé en héros national protégeant les frontières de l’Iran contre ses ennemis, notamment l’État islamique. En éliminant Soleimani, l’administration Trump espérait s’en tirer, visant une figure de proue puissante, qui était le cerveau de l’hégémonie iranienne au Moyen-Orient. Contrairement aux attentes de Trump et de Pompeo, avec la mort de Soleimani, la rue iranienne est devenue encore plus antiaméricaine. Cela ne signifie pas que tous les jeunes Iraniens, en particulier ceux qui sont prisonniers politiques ou au chômage, versent des larmes pour l’homme que l’ayatollah Khamenei, le Guide suprême de l’Iran, a appelé un « martyr vivant ».
Mais le président Trump et le secrétaire d’État Mike Pompeo continuent de croire que les jeunes Iraniens se soulèveront contre le régime, surtout s’ils sentent que la crise de légitimité se transformera en chaos et en implosion des institutions politiques et militaires iraniennes. Comment cela peut-il se produire, surtout si l’Iran s’engage dans une longue guerre avec les États-Unis ? Après près de quarante et un ans de révolution, les jeunes Iraniens ont perdu tout espoir en leur avenir et sont prêts à mourir pour une autre cause révolutionnaire. Malgré la machine de propagande du régime iranien, les vrais futurs remplaçants de Qassem Soleimani ne seront pas les Iraniens, mais certains des mandataires de l’Iran. Il y a deux raisons principales à cela : d’abord et avant tout, le mythe de Soleimani a été plus fort chez les jeunes insurgés chiites au Liban et en Irak qu’en Iran. Deuxièmement, comme la plupart des analystes en conviennent, le régime iranien ne cherche pas une confrontation à long terme avec les États-Unis, même si l’assassinat de Soleimani marque la plus importante opération militaire américaine contre l’Iran depuis la destruction par les États-Unis du vol 655 de l’avion de ligne iranien en 1988.
Les jeunes Iraniens ont perdu tout espoir en leur avenir et sont prêts à mourir pour une autre cause révolutionnaire.
Malgré le fait que l’Iran ne choisira pas la confrontation directe avec les États-Unis pour le moment, il sera désormais impliqué dans plus qu’une guerre par procuration intensifiée autour du Moyen-Orient. Si Téhéran a estimé qu’il devait réagir immédiatement à l’assassinat du général Soleimani, cela ne veut certainement pas dire qu’il cherche une guerre totale. Alors que le régime veut riposter contre l’armée la plus puissante du monde, la société elle-même n’a aucun appétit de guerre. D’autre part, il serait faux de croire qu’avec la mort de Soleimani, le succès de « l’Axe de la résistance » au Liban, en Irak, en Syrie, au Yémen et en Palestine est terminé. Le régime iranien a alloué des dizaines de milliards de dollars au Hezbollah pour qu’il opère en Syrie en faveur du régime d’Assad. En conséquence, malgré l’appel des États-Unis et d’Israël au retrait immédiat des forces iraniennes de Syrie, les Gardiens de la révolution iraniens trouveront de nouvelles possibilités pour consolider leur pouvoir au Levant, mettant en danger imminent les intérêts américains et israéliens.
De grandes questions restent donc sans réponse : comment les États-Unis vont-ils répondre à la récente attaque contre les deux bases militaires d’Al-Asad et d’Erbil en Irak ? Comment réagiront-ils aux attaques imminentes contre leurs institutions et leurs intérêts par l’intermédiaire des mandataires iraniens dans la région ? Comment l’administration Trump peut-elle gérer un nouveau chaos dans la région en cette année électorale ? Enfin et surtout, l’assassinat de Soleimani aura également des répercussions politiques pour l’Iran, puisqu’une nouvelle année de situation économique très difficile se doublera d’une plus grande incertitude politique. La politique iranienne continuera certainement à faire face à de sérieux défis en raison de la division croissante qui a eu lieu ces dernières années entre le Guide suprême Ali Khamenei, les Gardiens de la révolution et le pouvoir judiciaire. En tant que tel, même si la mort du général Soleimani influencera directement la lutte de pouvoir pour l’avenir de la succession de l’ayatollah Khamenei, l’avenir politique et militaire de l’Iran réside dans l’éventualité d’une confrontation extrême ou d’une guerre totale avec les États-Unis.