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Manifestants et forces armées le 8 septembre 1978. Wikimedia
Manifestants et forces armées le 8 septembre 1978. Wikimedia
Dans le même numéro

La révolution iranienne est finie

mars 2019

Après la révolution iranienne, la souveraineté religieuse, représentée par les Gardiens de la révolution islamique, a pris le dessus sur la souveraineté populaire, qui n’a plus d’organisation.

Friedrich Nietzsche a prophétisé avec une précision remarquable que le xxe siècle serait marqué par de grandes guerres menées au nom d’idées philosophiques. Mais ce que Nietzsche n’a pu prévoir, c’est qu’à la fin des années du xxe siècle, il y aurait une révolution au nom de Dieu, établissant une théocratie chiite. La révolution iranienne de 1978-1979 a clairement été l’un des événements majeurs du xxe siècle et un développement mémorable dans l’histoire moderne de l’islam. Certains, comme Michel Foucault, l’ont déclaré avec enthousiasme comme « la première grande insurrection contre les systèmes planétaires[1] ».

Néanmoins, la révolution iranienne reste un exemple important de changement socio-politique dans notre modernité pour ses paradoxes et ses rebondissements imprévisibles. Ce phénomène a été surprenant non pas parce qu’il a fait tomber un pouvoir impérial, mais à cause de la manière dont les citoyens iraniens se sont organisés et ont participé à des manifestations massives qui n’avaient probablement jamais été vues depuis 1917. Cette révolution, comme beaucoup d’autres révolutions, a uni plusieurs groupes, classes et ethnies qui, avec des idées disparates, étaient contre l’ancien régime. Pourtant, comme dans la Révolution française et, plus tard, la révolution russe, la coalition entre ces différents groupes n’a pas duré très longtemps et les clergés iraniens ont fini par avoir un rôle de premier plan. Le point intéressant est que la plupart des laïcs qui étaient dans l’opposition contre le chah d’Iran ont profondément sous-estimé la probabilité du règne du clergé.

En effet, la « dimension religieuse » de la révolution iranienne, par sa dépendance à l’islam chiite, a été bien établie dans la décennie précédant les soulèvements. Nous pouvons nous référer ici à la notion, popularisée dans les années 1970, que les Iraniens devraient « retourner à eux-mêmes » en résistant à l’influence hégémonique de l’Occident, une réplique du discours de Frantz Fanon du « retour des opprimés », mais avec une nuance singulièrement iranienne. La deuxième explication est que Khomeiny était populaire parmi les Iraniens ordinaires pour son attitude sans compromis envers le chah, pour sa rhétorique anti-impérialiste et populiste, ainsi que pour son style de vie simple. Ainsi, à la suite de la victoire de la révolution, Khomeiny a défié tous les mythes de la modernisation laïque, fracassant toutes les idéologies politiques de la modernité. La République islamique est devenue le premier État théocratique dans le monde moderne à avoir institutionnalisé l’idée chiite de Velayat-e-Faqih, ou la « la tutelle du juriste-théologien ».

Depuis les premiers jours de la République islamique d’Iran, il y a eu deux formes de souveraineté : la souveraineté divine et la souveraineté populaire. Le concept de souveraineté populaire, dérivé de la volonté indivisible de la nation iranienne, est inscrit à l’article VI de la Constitution de la République islamique. Quant au concept divin de souveraineté, dérivé de la volonté de Dieu sur Terre par le moyen des institutions chiites et du personnage de l’imam, il est conféré à Faqih qui est le souverain légitime de la communauté chiite. Mais durant les quatre dernières décennies, la souveraineté iranienne est devenue de plus en plus théologico-politique et de moins en moins révolutionnaire. Ainsi, la première décennie de la révolution iranienne, marquée par le pouvoir charismatique de l’ayatollah Khomeiny, a été aussi caractérisée par le pouvoir croissant des clergés iraniens, l’élimination violente des groupes d’opposition en Iran et l’application des contrôles idéologiques sur la population iranienne. Entre 1979 et 1983, une révolution multidimensionnelle s’est transformée en un État quasi totalitaire. Cette situation se présentait non seulement comme la fin de l’existence des partis et des groupes politiques en Iran (y compris les islamistes comme l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien et le Mouvement de libération de l’Iran de Mehdi Bazargan), mais aussi tous les groupes autonomistes et séparatistes (y compris les Kurdes et les Azerbaïdjanais). Parmi les minorités religieuses, les bahaïs d’Iran étaient plus ciblés que les juifs, les chrétiens et les zoroastriens. Mais de nombreux bahaïs et juifs iraniens ont été présentés comme des agents des puissances étrangères : ceux qui n’ont pas péri ont dû fuir en Israël, aux États-Unis et au Canada. Mais la souveraineté populaire a trouvé sa place dans les réseaux de sociabilité et l’action politique de la société civile iranienne, comme le mouvement des femmes, le mouvement des étudiants iraniens, le mouvement des jeunes et celui des intellectuels et des artistes dissidents en Iran.

En outre, la présence de ces deux conceptions incompatibles et contradictoires de la souveraineté, l’autorité et la légitimité, a toujours été une pomme de discorde dans la politique iranienne, définissant souvent les contours idéologiques de la lutte pour le pouvoir politique au sein même du système iranien. Ajoutons à cela le fait que depuis 1979, il y a eu une énorme croissance démographique en Iran. Aujourd’hui, 60 % de la population du pays est âgée de moins de trente ans, rappelant qu’une image monolithique de ce pays ne reflète pas la mentalité de tous les jeunes iraniens qui se sont battus pour le changement au cours des quarante dernières années. Pour ces jeunes qui, au cours des vingt dernières années, ont fui en Australie, au Canada, aux États-Unis et en Europe, les manques d’emploi, de liberté sociale et de possibilités d’action sont les principaux problèmes de la vie quotidienne en Iran.

L’une des raisons principales à cela est que, peu de temps après la victoire des islamistes dans la révolution de 1979, la plupart des efforts de modernisation de la dynastie Pahlavi ont été abandonnés ou complètement inversés. Certaines des plus visibles de ces institutions modernes concernaient les femmes : la restriction de la polygamie ou la loi de protection des femmes contre le divorce arbitraire et, bien sûr, le fait que les femmes n’ont pas été forcées de porter le hijab. C’est pour cette raison que la première véritable révolte contre l’instauration des lois islamiques en Iran est venue des femmes et contre le hijab en mars 1979. Ce sentiment d’autonomie et d’action, qui a été présent dans la société civile iranienne et, en particulier, parmi les femmes et la jeunesse urbaine iraniennes, s’est retrouvé face à face avec deux générations de sans-culottes iraniens, qui ont reçu un avant-goût du pouvoir et de la domination des autres dans les deux institutions du Basidj et des Gardiens de la révolution islamique (Gri). Au cours de ces quarante dernières années, conformément à la volonté du clergé chiite, ces deux institutions ont eu un monopole sur les moyens de violence, en plus du contrôle total de nombreux secteurs de l’économie et de la politique iraniennes.

En vérité et malgré le fait que le clergé chiite fut historiquement indépendant du pouvoir politique, la révolution prit le contrôle du « spirituel » et du « temporel » dans la société iranienne. Quant aux Gri, ils pourraient être considérés comme l’une des structures politiques les plus fortes et les plus durables de la révolution islamique qui a été créée par le décret du chef suprême ayatollah Khomeiny, le 5 mai 1979. Ils ont été chargés de protéger la révolution et ses acquis. Cependant, les Gri ont utilisé leur rôle mandaté constitutionnellement pour légitimer leur pouvoir et leur influence politique au sein de la République islamique. Sans aucun doute, c’est la guerre contre Saddam Hussein qui a contribué le plus à renforcer l’influence des Gri, de sorte qu’ils sont devenus une force politique et militaire influente et importante à la fois en Iran et sur la scène internationale. Par conséquent, les Gri sont devenus les vrais détenteurs du pouvoir économique et politique en Iran. Sur le plan économique, ils ont obtenu le contrôle absolu de tous les contrats et investissements de l’État, y compris le pétrole et les importations et exportations de l’Iran avec un chiffre d’affaires annuel de 20 milliards de dollars. Au niveau politique, les Gri se sont immiscés dans les affaires internes de l’Iran islamique, arrêtant, emprisonnant et tuant des individus qu’ils considéraient comme dangereux et subversifs pour leur propre survie. Dans un rapport présenté à la commission parlementaire iranienne, les Gri ont été désignés comme les propriétaires de huit cent douze sociétés enregistrées à l’intérieur et à l’extérieur de l’Iran. L’un des exemples bien connus de ce contrôle de l’économie iranienne a été la fermeture durant six mois de l’aéroport de l’imam Khomeiny à Téhéran. Les commandants des Gri ont pris la décision de fermer l’aéroport afin de protéger leurs intérêts économiques. Enfin, les capacités militaires des Gri se sont avérées si vastes qu’ils sont devenus une menace sérieuse pour le pouvoir des ayatollahs et des autres pays du Moyen-Orient. Les capacités militaires des Gri comprennent une force terrestre d’environ 100 000 hommes, plus les forces aériennes et marines qui possèdent environ 20 000 hommes et un service de renseignement qui fonctionne indépendamment du gouvernement iranien. On rapporte également que les Gri contrôlent la totalité des installations nucléaires iraniennes. En plus de cela, une section des Gri, les forces al-Qods, s’engage dans des missions à l’étranger et soutient les mouvements de libération dans le monde entier. On dit qu’elles sont responsables de diffuser le message de la révolution iranienne et de liquider les opposants en dehors de la République islamique. Elles opèrent secrètement ou ouvertement à l’étranger, travaillant avec le Hezbollah du Liban, les milices chiites en Irak et les forces d’Assad en Syrie. N’oublions pas que la République islamique d’Iran se trouve de plus en plus mêlée au camp en faveur de Assad en Syrie et du côté du Hezbollah au Liban, un geste qui n’a cessé de contrarier les pays arabes et Israël.

Ceci dit, la politique étrangère de l’Iran islamique a été, depuis quarante ans, le produit de nombreux facteurs concurrents et complémentaires : l’idéologie de la révolution islamique de l’Iran, la perception des dirigeants iraniens des menaces contre le régime, les intérêts nationaux de longue date et l’interaction des différentes factions du régime iranien. La politique étrangère de l’Iran est donc un produit de motivations qui se chevauchent et parfois se contredisent. Cependant, les dirigeants iraniens semblent constamment évaluer les impératifs de l’idéologie révolutionnaire de leur gouvernement à l’aune des exigences des intérêts nationaux de l’Iran en tant que pays.

Dans certains cas, l’Iran est apparu disposé à tempérer son engagement à aider les groupes chiites pour défendre et promouvoir ses intérêts géopolitiques. Par exemple, dans le conflit du Haut-Karabagh, il a soutenu principalement l’Arménie habitée par des chrétiens contre l’Azerbaïdjan habité par les chiites. Mais quarante ans après la révolution, l’État iranien croit toujours en son rôle universaliste et continue à fournir des armes et des conseillers militaires aux gouvernements alliés et aux factions armées de tendance chiite. Mais l’Iran a aussi fourni des fonds à des candidats politiques en Irak et en Afghanistan dans le but de se faire des alliés politiques dans ces pays. De ce fait, la politique étrangère de l’Iran islamique a été idéologiquement motivée au cours des dix premières années qui ont suivi la révolution. Au cours de cette période, les deux principes idéologiques qui gouvernaient le domaine de la politique étrangère sont « ni l’Orient, ni l’Occident, mais la République islamique » et « l’exportation de la révolution islamique afin de libérer les pays musulmans ». Ce ton idéologique a diminué au fil du temps et la politique étrangère de l’Iran a changé à la fin des années 1980. Par conséquent, l’Iran a essayé d’utiliser des rationalités idéologiques et nationalistes pour continuer à demeurer un acteur à part entière dans l’arène mondiale. Mais quarante ans après la naissance de la République islamique en Iran, le régime iranien cherche toujours à trouver sa place dans l’ordre mondial.

Or ce combat n’a pas cessé, surtout à cause des changements dramatiques dans la région et de l’émergence de nouveaux acteurs politiques violents comme Al-Qaeda et Daech. La mort de Saddam Hussein et l’occupation américaine de l’Irak ont sûrement changé la politique étrangère de l’Iran dans la région, mais ils n’ont pas modifié qualitativement le fondement de la politique étrangère iranienne dans le golfe persique. Ainsi, depuis quarante ans, la logique de la sécurité iranienne a joué un rôle significatif dans la politique étrangère de l’Iran révolutionnaire. L’Iran a essayé de sortir de son isolement international imposé par les États-Unis en s’ouvrant vers l’Europe, les pays asiatiques, le sous-continent indien et quelques pays du Moyen-Orient. Néanmoins, l’Iran révolutionnaire est toujours (et même plus qu’avant) entouré de pays instables, et c’est un autre facteur pour avoir de bonnes relations avec les États du golfe persique pour aliéner la présence américaine dans la région. Mais comment est-ce que cette stature de l’hégémonie dans la région se traduit au niveau de la politique quotidienne en Iran ? En vérité, la question à se poser serait : y aura-t-il une nouvelle révolution en Iran, se terminant par la restauration de la monarchie, ou y aura-t-il une prise de pouvoir par les Gardiens de la révolution qui finirait par une confrontation à grande échelle entre Israël et l’Iran ?

Il est sûrement difficile d’avoir une réponse définitive à cette question, mais après quarante ans d’existence, la République islamique d’Iran est un régime révolutionnaire qui est en position de stagnation, de confusion et de chaos. Les troubles sociaux en Iran depuis l’année dernière semblent refléter les griefs économiques des classes inférieures qui ne se reconnaissent pas dans la politique institutionnelle et qui souffrent terriblement des conséquences des sanctions américaines. Par conséquent, ces protestations ont été largement organisées par les jeunes touchés dans les zones rurales, les grandes villes et les petites villes qui ont saisi le prétexte économique pour exprimer leurs frustrations socio-politiques. L’écart générationnel grandissant entre les dirigeants octogénaires de l’État islamique et la jeunesse iranienne, en particulier les jeunes femmes, n’a jamais été aussi grand. Au cours de ces vingt-cinq dernières années, l’Iran a connu une évolution politique et sociale majeure, car la population de plus en plus jeune est devenue plus instruite, laïque et rebelle.

Nous avons ici un mélange explosif d’une population croissante – qui a conduit à un taux de chômage croissant et à l’expansion rapide de l’enseignement universitaire – sans avenir politique ou social. Malgré le soutien général en faveur d’un changement du régime actuel, il n’y a pas de groupe d’opposition iranien ou de dirigeant assez populaire pour contester sérieusement la République islamique. Malgré leur présence sur les télévisions satellites, aucun des dirigeants de l’opposition n’a été en mesure de produire une stratégie valable à partir du mécontentement populaire en Iran. En d’autres termes, l’Iran ressemble aujourd’hui beaucoup au bloc soviétique dans ses derniers mois d’existence. L’idéologie révolutionnaire s’est éteinte, les jeunes Iraniens sont désenchantés, le mouvement de réforme n’a pas réussi à répondre à la demande populaire et il y a pratiquement chaque année des émeutes spontanées dans les grandes villes. Quarante ans après les révoltes qui ont fait basculer le chah d’Iran et son régime, il n’y a aucune organisation capable d’unir les diverses aspirations socio-politiques de la population iranienne.

Michel Foucault, dans son évaluation de la révolution iranienne, se demandait : « Quel sens, pour les hommes qui habitent [l’Iran], à rechercher au prix même de leur vie cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du christianisme: une spiritualité politique[2]. » Quarante ans après, la réponse de la jeunesse iranienne, c’est que la révolution n’a pas réalisé les idéaux pour lesquels le peuple iranien s’est soulevé contre le chah. En vérité, en mettant au-devant de la scène politique iranienne une théologie politique, les révolutionnaires iraniens de 1979 ont trahi la spiritualité dont parle Foucault. Ainsi, cette âme du soulèvement en Iran qui a pu vaincre le cours de la modernité politique, en tournant en arrière les pendules de l’histoire, se trouve vaincue à présent par une sorte de torpeur qui envahit son projet révolutionnaire et apocalyptique. Il faudrait donc reprendre la phrase de Napoléon Bonaparte au sujet de la Révolution française : « La Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée: elle est finie. »

 

 

[1] - Michel Foucault, «  Le chef mythique de la révolte de l’Iran  » [26 novembre 1978], Dits et Écrits II, Paris, Gallimard, coll. «  Quarto  », 2001, p. 716.

 

[2] - Michel Foucault, «  À quoi rêvent les Iraniens ?  » [16 octobre 1978], Dits et écrits II, op. cit., p. 694.

 

Ramin Jahanbegloo

Directeur du Centre Mahatma Gandhi pour la Paix à l'O.P. Jindal Global University (Inde), il est notamment l’auteur de The Gandhian Moment (Harvard University Press, 2013).

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