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Photo : Rod Long
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Dans le même numéro

La coopération équitable dans le temps

La justice intergénérationnelle émerge face à aux manquements des générations passées (dette publique, dérèglement climatique…). Suivant l’exemple d’une crèche associative, différentes théories de la justice soulignent la dette des vivants pour les générations futures, mais répartissent différemment les contributions dans le temps.

L’objet principal de la justice intergénérationnelle est de définir les modalités d’une coopération équitable entre des groupes de personnes nés à des périodes distinctes. De nombreux enjeux contemporains sont concernés : environnementaux, d’une part, ayant trait en particulier à la répartition des contributions nécessaires pour limiter le réchauffement climatique ou préserver la faune, la flore ou les ressources naturelles, au niveau mondial, entre vivants et dans le temps ; sociaux, d’autre part, avec les débats autour de la légitimité de la dette publique, des niveaux de cotisations que les contribuables successifs sont censés accepter au nom de la pérennisation des systèmes de protection sociale. Ces enjeux se recoupent bien souvent, lorsqu’il s’agit d’appréhender les conséquences sociales dans le temps présent de politiques destinées à limiter les dégradations de l’environnement dans le futur – par exemple, l’arrêt d’industries polluantes conduisant de nombreux travailleurs au chômage.

Certains éléments doivent être précisés au préalable. Le terme de « génération », tout d’abord, est ambivalent. Il renvoie à des classes ou catégories d’âges : les générations constituent dès lors des groupes de personnes nés à des périodes différentes, mais qui coexistent dans le temps présent. Le terme de génération renvoie également à des groupes d’individus qui vivent à des périodes ou époques distinctes, même s’ils peuvent coexister durant une période donnée. Les générations présentes sont ainsi constituées de classes d’âge qui coexistent dans le temps présent, les générations futures caractérisent les personnes qui n’existent pas encore, et les générations passées celles qui n’existent plus aujourd’hui. C’est cette dernière définition qui est la plus fréquemment retenue pour les débats sur la justice entre les générations, et nous la retiendrons ici. Le cadre d’analyse doit également être indiqué. S’intéresser à la justice intergénérationnelle suppose une analyse sur le temps long – sont pris en considération les intérêts ou besoins des générations passées, présentes et futures – et dans un cadre dynamique – les générations se succèdent dans le temps. On peut considérer que chaque génération constitue la maille d’une chaîne intergénérationnelle. Enfin, les relations entre générations se caractérisent par une forte asymétrie en faveur des vivants et aux dépens des générations futures : les générations présentes ont en pratique tout le loisir de décider du sort des membres des générations suivantes et de façonner comme ils l’entendent le contexte social et environnemental dans lequel ils vivront.

C’est en partie en raison de cette toute-puissance des générations présentes que la réflexion porte essentiellement sur leurs responsabilités envers les générations futures. Il s’agit plus précisément de déterminer ce que les vivants sont censés transmettre à leurs successeurs, tant au regard des niveaux de contributions – ou d’épargne – à consentir que du contenu du « patrimoine » environnemental et/ou social, en tenant compte ou non de ce qui a été hérité des générations passées. Pour faciliter la compréhension des enjeux, nous faisons l’hypothèse selon laquelle l’environnement naturel, mais également les institutions sociales et politiques, forment un patrimoine que les générations se transmettent au fil du temps.

Pour pouvoir restituer et résumer les débats contemporains sur la justice intergénérationnelle, nous faisons appel aux principales théories de la justice – utilitarisme, libéral-égalitarisme, libertarisme, marxisme. Deux questions constituent le fil rouge des discussions théoriques : que doivent les vivants aux générations futures ? Et comment les contributions doivent être réparties dans le temps[1] ? Nous nous proposons ici d’esquisser des réponses possibles à ces problèmes majeurs. En guise d’illustration et de préambule, nous nous intéressons en premier lieu à un cas concret : le développement et la préservation d’une crèche parentale associative.

 

La crèche parentale associative

À l’instar du bivouac de montagne cher à Axel Gosseries[2], les crèches parentales associatives constituent une illustration ou une métaphore possible des relations de coopération et des conflits potentiels qui se nouent entre générations successives.

Chaque crèche parentale associative se développe selon un modèle qui lui est propre, mais elles possèdent toutes des caractéristiques communes. L’une des principales est qu’elles sont gérées par les parents des enfants accueillis au sein de la structure au titre d’administrateurs de l’association. Les rôles distribués et les responsabilités diffèrent selon les envies et les compétences. Néanmoins, les parents sont censés assurer collectivement la gestion quotidienne de la crèche, prendre soin des professionnels de la petite enfance, voter les budgets et prendre des décisions sur l’avenir de la structure (entretiens des locaux et autres éléments propres à la petite enfance, suivi des normes de la petite enfance, petites réparations ou travaux plus conséquents, ressources humaines, gestion du budget, etc.).

Dans la mesure où les parents sont présents sur une période allant de deux à trois ans, au rythme de l’arrivée et du départ des enfants, avec des exceptions en cas de familles nombreuses, on observe nécessairement un renouvellement permanent des administrateurs de l’association, qui crée une relation spécifique entre les parents-administrateurs successifs, nouée autour de la crèche et de son devenir. Les parents nouvellement arrivés héritent de l’association telle qu’elle a été créée, puis développée, par les générations précédentes de parents. Une bonne gestion de ce patrimoine de la part des parents garantit de bonnes conditions de garde pour leurs propres enfants, mais permettra en outre de pérenniser la crèche pour en faire bénéficier d’autres générations d’enfants et de parents. À l’inverse, une gestion moins satisfaisante entraînera des difficultés plus importantes pour les administrateurs suivants (trésorerie en baisse, personnel mécontent, etc.). Le devenir de ce patrimoine qu’est la crèche dépend ainsi du bon vouloir des générations successives de parents-administrateurs.

L’ensemble des problématiques propres à la justice intergénérationnelle ne peut pas être illustré à travers cet exemple. C’est le cas notamment des discussions théoriques sur les raisons d’une responsabilité des vivants envers les générations suivantes : il apparaît difficile de prétendre que les parents-gestionnaires ont le devoir moral de pérenniser la crèche associative, même s’ils peuvent se sentir redevables des anciens gestionnaires de pouvoir en faire bénéficier leurs enfants. Il y a en outre un élément important qui distingue notre exemple des enjeux évoqués en introduction : les parents ont fait le choix d’intégrer l’association en étant, en principe, conscients des engagements qu’ils prennent.

Malgré tout, la pérennité de la crèche, voire son développement, nécessite une coopération entre les générations de parents-administrateurs. Une bonne gestion de la crèche demande que celle-ci puisse fonctionner durant le mandat des parents-administrateurs et après leur départ, ce qui suppose de prendre en considération les conséquences futures de décisions et actions présentes : ces dernières affectent les bénéficiaires actuels de la crèche, mais également ceux qui leur succéderont.

On peut considérer qu’une exigence de préservation de la crèche est un réquisit minimal pour chaque génération, ce qui peut demander d’effectuer des travaux réguliers plus ou moins importants en raison des dégradations liées au temps et à l’usage de la structure, en particulier par les enfants des parents-administrateurs. De nombreux éléments peuvent toutefois être avancés en faveur d’un développement ou d’une amélioration qualitative de la crèche au fil du temps. Par exemple, si le démarrage de la crèche s’est fait a minima, ou si les normes de la petite enfance ont évolué, des générations d’administrateurs devront consentir à des efforts supplémentaires pour améliorer la crèche. Cette situation ne sera pas injuste pour les parents concernés si les contributions sont partagées dans le temps et en fonction des capacités de chacun, soit en procédant par étapes pour les travaux jugés nécessaires, soit en étalant les frais de remboursement de travaux à travers un crédit par exemple. Au regard de ce dernier point, on peut indiquer ainsi que la transmission d’une dette financière à la génération suivante ne constitue pas toujours une injustice dans la mesure où elle peut résulter d’un investissement passé dont la génération présente d’administrateurs bénéficie directement. Elle pourra être perçue comme injuste dans le cas contraire.

Ces quelques modalités que nous venons d’esquisser pour une coopération équitable entre parents-administrateurs dans le temps relèvent d’un certain bon sens. Elles renvoient toutefois à un certain nombre de principes défendus au sein des théories de la justice appliquées à la justice intergénérationnelle.

Que doivent les vivants aux générations suivantes ?

Les vivants que nous sommes font constamment face à des invitations – voire des injonctions – à prendre en considération les intérêts ou besoins des générations futures, en particulier dans le débat public. Cela va de la limitation de consommation d’eau ou d’électricité, pour permettre aux générations suivantes de bénéficier de ces ressources, à la réduction des dépenses publiques pour ne pas contraindre ces mêmes générations à rembourser les dettes publiques accumulées. Cette omniprésence des générations futures et son caractère stratégique pour tenter de justifier politiquement des réformes coûteuses pour les vivants – politiques d’austérité par exemple – peuvent éveiller une suspicion, et ce parfois à juste titre[3].

L’un des apports essentiels des théories de la justice appliquées à la justice entre les générations est qu’elles constituent des outils permettant de fonder – ou non – ces invitations à agir pour les générations futures et de mieux comprendre dans quelle mesure les vivants sont censés le faire. Les théories de la justice cherchent à déterminer les principes qui devront être suivis par des institutions en vue d’édifier une société bonne ou juste. Schématiquement, les utilitaristes défendent la poursuite d’un objectif de maximisation du bien-être agrégé des individus au sein de la société, tandis que libéraux-égalitaristes, libertariens et marxistes estiment que la société doit être telle qu’elle garantisse aux individus qui la composent le respect de droits fondamentaux, la définition de ces droits étant différente selon la théorie envisagée.

Pour l’ensemble des théories de la justice, les vivants se doivent d’agir pour les générations suivantes. L’argument le plus important pour le justifier souligne une nécessaire égalité de traitement entre les personnes, quelle que soit leur position dans le temps. Ces théories défendent donc que les intérêts et/ou les droits des personnes doivent être pris en considération dans le temps présent. Les vivants ont à agir de telle sorte que les droits ou intérêts de leurs successeurs ne soient pas affectés.

Indiquons cependant qu’il n’est pas anodin de reconnaître des droits à des individus futurs, et ce pour au moins deux raisons soulignées notamment par Derek Parfit[4]. D’une part, le fait qu’ils n’existent pas dans le temps présent pose question : l’existence physique n’est-il pas un préalable à la reconnaissance de droits ? On peut néanmoins résoudre ce problème dit de la « non-existence » en reconnaissant aux individus futurs des droits qui restent conditionnés à leur existence physique. D’autre part, le problème de la « non-identité » souligne un paradoxe et un risque de trivialité dans la reconnaissance de droits. En admettant l’hypothèse selon laquelle l’identité des individus qui existeront dépend des faits et gestes des vivants, on ne peut pas considérer qu’une action enfreigne les droits des individus futurs. Puisque l’action jugée est également une condition d’existence de la personne, il n’y a pas de situation contrefactuelle sur laquelle on peut s’appuyer pour observer une dégradation éventuelle de la situation. Il est à nouveau possible d’éviter ce problème en adoptant une perspective suffisantiste en vertu de laquelle les vivants se doivent de transmettre un patrimoine permettant de garantir un certain nombre de droits ou de répondre à des besoins fondamentaux[5].

Au-delà de ces problèmes théoriques d’importance, c’est l’interprétation des droits et des responsabilités morales qui en résultent pour les générations successives qui est au cœur des débats. Deux positions générales peuvent être recensées : soit une préservation du patrimoine hérité du passé, soit une amélioration de celui-ci, au moins jusqu’à un certain point.

La préservation du patrimoine est défendue par les libertariens au nom du respect d’un droit fondamental à la propriété de soi. Les générations successives se doivent ainsi d’approprier ou d’user des ressources de telle sorte que cela ne vienne pas enfreindre le droit des générations suivantes à en faire autant. Cela suppose de respecter une clause d’équivalence, inspirée de John Locke, en vertu de laquelle une appropriation est légitime « du moins là où ce qui est laissé en commun pour les autres est en quantité suffisante et d’aussi bonne qualité[6] ». Bien entendu, il reste à déterminer quel est le bon point d’équivalence, sujet important de débat interne au libertarisme : faut-il transmettre un patrimoine équivalent à celui connu par la première génération, un patrimoine dont aurait dû disposer la génération suivante elle-même en l’absence de toute génération antérieure, ou bien un patrimoine équivalent à celui de la génération précédente ? La dernière interprétation est la plus ambitieuse en tant qu’elle inclut les apports des générations successives : chaque génération est censée transmettre à la génération suivante un niveau de ressources communes équivalent à ce dont elle a hérité de la génération précédente, soit en les préservant, soit en compensant les dégradations qu’elle a elle-même éventuellement commises.

En suivant cette interprétation du point d’équivalence, les libertariens autorisent l’amélioration du patrimoine, mais estiment que cela ne constitue en rien un devoir moral. Au contraire, d’autres théories considèrent qu’il incombe aux générations successives, tout du moins à certaines d’entre elles, de procéder à une telle amélioration.

C’est le cas en particulier des libéraux-égalitaristes, et au premier rang desquels John Rawls, au nom d’un droit individuel à la liberté. L’argument est le suivant : pour que les individus puissent effectivement jouir de leur droit fondamental à la liberté, il importe au préalable de développer les institutions de la société susceptibles de le garantir, ce qui suppose que certaines générations transmettent aux suivantes un patrimoine amélioré par rapport à celui hérité ou, autrement dit, une épargne générationnelle positive. Les libéraux-égalitaristes considèrent donc que les générations se doivent non seulement de préserver les acquis du passé, mais aussi et surtout de contribuer activement au développement de la société.

La coopération intergénérationnelle poursuit selon cette perspective un objectif précis. Une fois celui-ci atteint, les générations sont censées préserver ce qui a été développé, même si certaines circonstances peuvent légitimer une reprise de l’amélioration ou de l’accroissement du patrimoine – augmentation de la population, dégradations des institutions, etc. Cela constitue une différence majeure avec une autre théorie qui prône une telle amélioration ou accumulation, à savoir l’utilitarisme, au nom cette fois de la maximisation du bien-être intergénérationnel. Sauf dans l’hypothèse d’un seuil de satiété des préférences, indiquant que le bien-être ne peut plus être accru au-delà d’un certain point, la phase de développement est théoriquement sans fin.

L’objectif affiché par les libéraux-égalitaristes sera plus ou moins ambitieux selon la définition attribuée au concept de liberté. Doter chacun de la capacité de développer des projets grâce par exemple à un système performant de protection sociale est plus ambitieux, mais donc plus coûteux pour les générations successives, que de garantir par exemple une liberté d’expression. Le premier objectif se rapprocherait d’une position marxiste visant à constituer une société d’abondance dans laquelle les besoins de base de chacun seraient satisfaits.

L’une des particularités de la position libérale-égalitariste est qu’elle assume le fait que la justice entre les générations ne suppose pas un patrimoine égal pour chaque génération. Bien au contraire, les générations futures sont supposées bénéficier de conditions de vie plus favorables que celles qui sont amenées à développer la société. Une telle position n’est pas sans soulever d’importantes discussions, mais celle-ci apparaît justifiée en raison de la finalité de la coopération : c’est parce qu’elle doit permettre à terme de garantir aux individus leur droit fondamental à la liberté que des efforts préalables de développement sont nécessaires et qu’il existera de fait des inégalités. Intrinsèquement, des réformes politiques et sociales entraînent des inégalités de conditions entre générations, puisqu’elles modifient l’ordre des choses à un instant t sans que l’ordre précédent puisse l’être.

Quel partage des efforts entre générations ?

Ainsi, la justice entre les générations renvoie surtout à la question de la répartition des contributions. Et si la justice intergénérationnelle s’intéresse au sort des générations futures, elle concerne également les vivants : il s’agit dès lors de déterminer comment les générations successives peuvent répondre de leurs obligations envers les générations suivantes sans mettre à mal leurs propres droits ou intérêts. Ce point concerne à la fois le contenu du patrimoine et le niveau de contribution auquel chaque génération doit consentir.

Pour que la vie future soit possible, le patrimoine à transmettre doit contenir un certain nombre d’éléments nécessaires : eau potable, ressources pourvoyeuses d’énergie, forêts, etc. Cependant, les vivants ont autant besoin de ces ressources. La clause d’équivalence développée par les libertariens constitue un baromètre utile pour les ressources renouvelables : l’utilisation de ressources ne se fera pas au détriment des droits des individus futurs à en faire autant, dès lors que le niveau de consommation reste en-deçà d’un seuil de renouvellement, si tant est qu’il puisse être défini. Mais tel n’est pas le cas pour les autres éléments du patrimoine. Il serait injuste – mais aussi impossible – de demander aux vivants de transmettre une réserve de ressources non renouvelables identique à celui hérité de la génération précédente, car cela reviendrait à leur demander de ne pas en faire usage. Établir des règles de substituabilité des ressources, en prenant en compte le respect des droits des vivants et des individus futurs, pour s’assurer que le patrimoine est équivalent à défaut d’être strictement identique, est la voie à suivre ici.

Ensuite, comment répartir les niveaux de contribution ? Quel que soit l’objectif de la coopération, demander à une seule génération de réaliser l’intégralité des efforts nécessaires serait injuste. Dans une situation idéale dans laquelle les générations successives ont réalisé leur dû, ce point concerne surtout les théories qui défendent un accroissement du patrimoine.

D’un côté, des utilitaristes prônent une modération de la prise en compte des bénéfices et coûts qui concernent des générations éloignées dans le temps. Une telle approche est reprise dans les analyses coûts-bénéfices pour l’évaluation de choix publics autour de projets d’ampleur – construction d’un barrage ou d’un pont –, ou dans les discussions théoriques en économie autour des efforts à accomplir face au réchauffement climatique. Plus les coûts et bénéfices futurs seront minorés, moins les vivants auront à contribuer. Justifiée par la position temporelle des personnes et/ou par les niveaux de vie supposés, cette préférence temporelle est au cœur de vastes débats dans la littérature contemporaine, en particulier au sein même de l’approche utilitariste. La modulation de la prise en compte des intérêts des personnes en fonction de leur position temporelle est plus spécifiquement critiquée en tant qu’elle met à mal le principe d’une égalité de traitement entre les individus quel que soit leur moment de naissance.

D’un autre côté, les libéraux-égalitaristes défendent une répartition des contributions en fonction du niveau de développement de la société au moment où ils vivent. Ainsi, plus une génération est proche de l’objectif de la coopération et bénéficie des efforts des générations précédentes plus elle est censée contribuer. Le niveau d’efforts d’épargne demandé est de fait corrélé à ce qui a été réalisé par le passé. Cette position a le mérite de respecter l’égalité de traitement, tout en appliquant une répartition équitable des contributions en fonction des circonstances. À noter toutefois que les générations qui vivent à une époque où l’objectif est atteint sont relativement privilégiées, puisque celles-ci sont censées se contenter de préserver ce dont elles ont hérité.

Il reste cependant à préciser quels efforts doivent être accomplis dans une situation non idéale cette fois, c’est-à-dire lorsque les générations n’ont pas réalisé ce qui devait l’être, pour des raisons contingentes ou non. Ce genre de situation est bien entendu tout sauf exceptionnel : le thème de la justice intergénérationnelle a émergé précisément parce que nous faisons face à des problèmes – dette publique et difficultés de financement des systèmes sociaux, pollution et réchauffement climatique – résultant directement des manquements des générations passées. Il importe en particulier de déterminer qui est censé les compenser.

Ce point est en particulier essentiel au sein des discussions internationales pour faire face au réchauffement climatique – Protocole de Kyoto, les Conférences des parties. Les responsabilités historiques des émissions de gaz à effet de serre, à l’origine de ce réchauffement, sont assez clairement identifiées : les révolutions industrielles survenues au sein des pays européens puis nord-américains au cours des xviiie et xixe siècles, ainsi que les niveaux de vie actuels des populations des pays riches. Dès lors, les populations des États les plus riches d’aujourd’hui doivent-elles produire plus d’efforts pour réduire leurs émissions de gaz à effets de serre en raison de la responsabilité de leurs ancêtres ? Il apparaît injuste pour les vivants de devoir payer pour des fautes qu’ils n’ont pas commises, quand bien même elles l’auraient été en leur nom. Il est en revanche justifié de demander aux populations riches une contribution plus importante dans la mesure où elles bénéficient pleinement des actes de leurs ancêtres, tandis que d’autres en subissent des conséquences bien plus négatives.

 

[1] Pour une introduction aux théories de la justice appliquées aux questions intergénérationnelles, voir Axel Gosseries, Penser la justice entre les générations. De l’affaire Perruche à la réforme des retraites, Paris, Flammarion, 2004. Je me permets de renvoyer également à mon ouvrage, Justice sociale et générations. Pourquoi et comment transmettre un monde plus juste, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

[2] Axel Gosseries, « Une métaphore de la justice intergénérationnelle », Regards croisés sur l’économie, n° 7, 2010, p. 193-202. Nous prenons comme modèle la crèche « Le Cirque du Vent », à Saint-Denis, sur la base d’expériences personnelles.

[3] Voir par exemple la position de Jean-Pierre Dupuy dans Petite métaphysique des tsunamis, Paris, Seuil, 2005.

[4] Derek Parfit, Reasons and Persons, Oxford, Clarendon Press, 1984.

[5] Le suffisantisme est une théorie de la justice distributive qui exige la satisfaction d’un niveau minimum pour le moins bien loti. Voir Axel Grosseries, « Qu’est-ce que le suffisantisme ? », Philosophiques, vol. 38, n° 2, automne 2011, p. 465-491.

[6] John Locke, Le Second Traité du gouvernement [1690], traduit par Jean-Fabien Spitz, Paris, Vrin, 1994, § 27.

Cédric Rio

Docteur en philosophie, chercheur associé au Centre Maurice Halbwachs (Cnrs/Ehess/Ens), il est l’auteur de Justice sociale et générations. Pourquoi et comment transmettre un monde plus juste (Presses Universitaires de Rennes, 2015).

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