
Bernie Sanders, un socialiste américain
Bernie Sanders ne sera peut-être pas le candidat démocrate à la présidence des États-Unis en novembre 2020, mais il a redonné au socialisme, dans sa version américaine, une véritable actualité.
La plupart des Américains diraient du mot « socialisme » qu’il est étranger à leur culture politique. Soit il se réfère à quelque chose qui existe ailleurs, soit il sert de repoussoir. Qualifier un programme politique de « socialiste », c’est le trouver inacceptable. Ce parti-pris a aussi laissé une empreinte intellectuelle : depuis la parution de l’essai du sociologue allemand Werner Sombart, Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux Etats-Unis ? (1906)[1], les chercheurs débattent du soi-disant « exceptionnalisme américain », qui ferait des États-Unis le seul pays industriel à ne jamais avoir engendré d’important courant socialiste.
Les campagnes présidentielles de Bernie Sanders, en 2016 et cette année, ont pourtant réussi non seulement à réintroduire les références socialistes dans le débat politique américain, mais aussi à souligner leurs résonances dans l’histoire des États-Unis – à montrer qu’il existe, en somme, un socialisme américain. À observer de plus près cinquante ans de carrière et de discours politiques de Bernie Sanders, on constate que sa vision politique est un bricolage de plusieurs courants politiques qui ont traversé l’histoire américaine, assemblés dans ce qu’il appelle, lui, le socialisme, ou plus exactement, le socialisme démocratique.
Désormais, il semble presque impossible que Sanders décroche l’investiture du Parti démocrate (auquel, d’ailleurs, il n’a jamais complètement adhéré) pour les élections présidentielles de 2020. Mais il aura joué un rôle indéniable dans la réactualisation du socialisme américain, et plus généralement, d’une tradition politique en porte-à-faux par rapport au système bipartite. Un retour sur sa trajectoire révèle non seulement les fondements politiques de sa vision du monde, mais aussi les circonstances dans lesquelles un socialisme américain peut prendre racine. Même s’il ne porte pas en novembre l’étendard contre Trump, Sanders restera le chaînon qui relie le socialisme historique et celui qui reste à inventer.
Brooklyn ou la « gauche immigrée »
Sanders entretient des liens étroits avec ce que les historiens appellent la « gauche immigrée » : une gauche volontiers radicale, qui représente à la fois une réaction aux conditions économiques du « nouveau monde », une passerelle vers les traditions politiques du vieux continent, et un foyer de sociabilité politique pour les communautés immigrées, souvent urbaines[2].
Pour comprendre Bernie, il ne faut pas penser d’abord au Vermont, son pays d’adoption, mais à Brooklyn, sa ville natale, un « arrondissement » (borough) de New York dont il a gardé, depuis soixante ans, l’accent caractéristique. Le frère de Sanders évoque un grand-père « socialiste », qu’ils trouvaient « excentrique » : sans doute ce dernier a-t-il participé au développement du socialisme newyorkais, très actif dans les communautés juives au début du vingtième siècle. Mais ce qui a vraisemblablement le plus marqué le jeune Sanders est moins l’héritage direct de cette tradition socialiste que l’expérience vécue des quartiers immigrés du Brooklyn de l’après-guerre.
Le père de Sanders lui-même est né dans le vieux monde : Eliasz Gutman voit le jour en 1904, à Stopnica, petit village agricole de l’Empire autrichien, où la population polonaise catholique vit à côté d’une importante communauté juive. À l’âge de 17 ans, Gutman quitte son village – qui appartient désormais à la nouvelle République de Pologne – et prend le bateau pour New York, où il arrive en 1921, seul et sans ressources. Installé à Brooklyn, il est naturalisé en 1928, devenant « Elias Sanders ». En 1934, il épouse Dora Glassberg, fille de juifs originaires de Russie habitant le Bronx.
Bernard Sanders est né le 8 septembre 1941. Il a un frère ainé, Larry. La famille habite un appartement de « trois pièces et demi », comme il le décrira plus tard dans ses discours, à East 26th Street, près de l’angle avec Kings Highway, une des principales artères de Flatbush. Ce quartier accueille de nombreux résidents juifs, originaires de Russie et d’Europe de l’Est. « Eli » Sanders subvient aux besoins de la famille en travaillant comme marchand de peinture.
Son expérience d’Américain « issu de l’immigration » marquera profondément la formation politique de Bernie Sanders. Comme il le rappellera par la suite, un premier éveil politique fut lié à la prise de conscience que des membres de sa famille – celle de son père – avaient été victimes de la Shoah. En novembre 1942, les Allemands évacuaient le ghetto de Stopnica ; plusieurs milliers des juifs ainsi arrêtés seront gazés à Treblinka. Sanders commente : « Bien que mon père ait émigré aux États-Unis et ait échappé à Hitler et à l’Holocauste, beaucoup de membres de sa famille ne l’ont pas fait. Pour eux, le racisme, l’extrémisme de droite, et l’ultranationalisme ne furent pas des ‘‘questions politiques’’. Ils furent des questions de vie et de mort – et certains ont connu une mort horrible[3] ».
L’autre expérience d’enfant qui influencera sa vision politique est la pauvreté, du moins relative, de sa famille. Les Sanders, affirmera-t-il plus tard, étaient « solidement ancrés dans la classe moyenne inférieure[4] ». Il se souvient des « frictions et des tensions au sein de leur ménage » liées au manque d’argent[5]. Le rêve de sa mère, d’avoir leur propre maison, ne fut jamais réalisé. D’où cette conclusion : « Quand j’étais gosse, j’ai appris ce que le manque d’argent peut représenter pour une famille, et je ne l’ai jamais oublié[6]. »
Si les Sanders ne disposaient que de ressources modestes – comme de nombreuses familles dans leur voisinage – ils pouvaient compter sur une certaine stabilité grâce au filet de sécurité sociale qui existait à cette époque. L’appartement des Sanders était à « loyer contrôlé » (rent controlled), donc abordable. Surtout, les Sanders ont eu accès à l’éducation publique. Bernie fait ses études secondaires au James Madison High School, à deux pas de chez lui. Un établissement fréquenté par d’autres natifs de Brooklyn entrés ensuite en politique, comme Ruth Baader Ginsburg, juge à la Cour Suprême, ou Chuck Schumer, sénateur de New York et chef de la minorité démocrate au Sénat. Dans l’album de la promotion de Sanders, en 1959, le proviseur remarque : « Notre tradition américaine … garantit à chaque garçon et fille l’opportunité de se développer et de s’améliorer et aux frais de l’État ». Si les Sanders ont souvent eu du mal à joindre les deux bouts, ils ont aussi compris le rôle que l’État et les services publics peuvent jouer dans l’amélioration du sort des catégories sociales moins favorisées.
Chicago ou les droits civiques
Sanders commence ses études universitaires en 1959 à Brooklyn College, une université publique. Son père, peu éduqué, se demandait si des études universitaires valaient le coup ; sa mère, qui avait interrompu ses propres études après le lycée, l’encourageait dans cette voie. En 1960, Sanders quitte Brooklyn pour la première fois pour s’inscrire à l’Université de Chicago, l’une des plus prestigieuses universités privées du pays. Les « écoles » de Chicago ont en effet jalonné l’histoire intellectuelle des États-Unis, dans les domaines de la philosophie et la pédagogie (le pragmatisme), de la sociologie (la sociologie urbaine et l’interactionnisme symbolique), et de l’économie (le libéralisme de Milton Friedman et ses collègues). Il finance ces études grâce à des emprunts, des bourses, et des petits boulots.
Sanders n’a pas beaucoup profité de ce que Chicago offrait sur le plan universitaire. « Je n’étais pas un bon étudiant », reconnait-il[7]. Obligé de mettre ses études en suspens quelques temps, il hésite même à les terminer. Le plus important pendant cette période, ce sont ses activités extrascolaires. D’abord, la lecture, grâce aux ressources de la bibliothèque universitaire. Il y découvre l’histoire américaine et européenne, la philosophie, le socialisme, ainsi que la psychologie. Parmi ses auteurs de prédilection, on compte les grands penseurs socialistes – Marx, Engels, Lénine, Trotski – mais aussi Jefferson, Lincoln, et Dewey. Époque oblige, il s’intéresse à Freud, ainsi qu’aux synthèses freudo-marxistes réalisées par Fromm ou Reich[8].
Surtout, à Chicago, Sanders découvre le militantisme. Au début des années 1960, aux États-Unis, la grande cause est le mouvement pour les droits civiques : la longue marche des Afro-Américains vers l’égalité civile et la lutte contre le régime ségrégationniste et les lois « Jim Crow » dans les états du Sud. À Chicago, Sanders rejoint le Congress for Racial Equality (le Congrès pour l’égalité raciale), dit CORE, qui lutte contre la discrimination raciale en s’appuyant sur la méthode d’« action directe non-violente » mise au point par Mahatma Ghandi. Sanders devient président de sa section locale.
L’organisation proteste notamment contre la ségrégation raciale dans les résidences dont l’université est propriétaire. Sanders y organise des sit-ins[9] qui forcent l’administration universitaire à engager un dialogue sur la question de l’intégration raciale. Mais selon Sanders, l’administration ne tient pas parole. Dans une longue tribune publiée en décembre 1962 par le Chicago Maroon, le journal étudiant, Sanders dénonce l’« hypocrisie de l’administration » ainsi que les « honteuses politiques raciales de l’Université », tout en proposant sa vision de l’université : « Le professorat et le corps des étudiants de l’Université […] sont l’Université … et, en tant que telle, doivent être les déterminateurs ultimes de toute décision de principe émanant de l’Université ». Il s’en prend aussi aux professeurs, qu’il juge apathiques : « Est-il possible pour le professorat de maintenir le respect des étudiants … s’ils restent à ne rien faire alors que les politiques les plus flagrantes et honteuses sont menées par l’administration ? [10] ». Tout en luttant contre la ségrégation, Sanders met ainsi en avant une vision de la démocratie institutionnelle, d’une participation directe des individus à la gestion de leur vie et de leur avenir.
Le 28 aout, 1963, Sanders participe à la « Grande marche sur Washington pour l’emploi et la liberté », un événement dont il n’oublie jamais de préciser le titre exact, avec l’accent économique que l’on oublie trop souvent. Il y entendra Martin Luther King prononcer son célèbre discours « I have a dream ». King deviendra une autre référence majeure de Sanders, notamment ses derniers discours, dans lequel il insiste sur la justice économique. Lorsqu’on lui reproche son socialisme, Sanders aime citer cette remarque de King : « Dans ce pays, on a le socialisme pour les riches, et l’individualisme sauvage pour les pauvres[11] ». Dans la vision du monde de Sanders, le prisme de la lutte pour les droits civiques est déterminant : tant la conscience des inégalités raciales, que l'expérience des méthodes utilisées pour les combattre.
De la gauche déboussolée à la démocratie populaire
Étudiant, Sanders s’implique également dans d’autres luttes : il travaille pour un syndicat, puis pour un hôpital psychiatrique. Il rejoint le Young People’s Socialist League, l’organisation de jeunesse du Parti socialiste américain. Mais après l’obtention de son diplôme en 1964, il se retrouve sans projet précis. Il part un temps travailler dans un kibboutz en Israël.
À son retour il décide de s’installer dans le Vermont, petit état rural de la Nouvelle Angleterre. Le Vermont est alors l’une des destinations préférées des hippies et autres adeptes de la « contreculture », participant à un mouvement de « retour à la terre ». Avec sa jeune épouse, grâce au petit héritage qu’il a eu de son père, il achète un terrain, avec pour seule construction une cabane de terre battue.
Un ami de Sanders le décrit comme « un radical des années 30, pas un radical des années 60[12] ». Il n’empêche : Sanders, au Vermont, est l’exemple-type d’un rebelle des années soixante, déboussolé, à la quête d’une nouvelle manière de vivre, tout en subissant des échecs, notamment sur le plan personnel. En 1966, Sanders divorce, avant d’avoir un fils avec une autre partenaire (ils se quitteront rapidement). Il enchaine des petits boulots et apprend la charpenterie, mais se révèle, selon un proche, un « charpentier merdique[13] ». C’est à peine s’il se retrouve dans la contre-culture ambiante : il fume peu de marijuana, et apprécie moyennement le rock.
Passé la trentaine, Sanders retrouve sa voie grâce à la politique, au sens le plus classique du terme. En 1971, il assiste à la réunion d’un petit parti gauchiste récemment formé, le Liberty Union Party, qui se réclame du socialisme démocratique. À l’issue de la réunion, Sanders est devenu leur candidat pour représenter le Vermont au Sénat. Il se lance avec énergie dans sa première campagne : il apprend comment communiquer avec les médias, parler dans les meetings et faire du porte à porte. Il peaufine son message : « Mes opposants politiques au Vermont m’accusent souvent d’être lassant, de marteler toujours les mêmes thèmes. Ils ont sans doute raison. Je n’ai jamais compris, alors ou maintenant, pourquoi une clique infime devrait avoir une richesse et un pouvoir incroyable alors que la plupart des gens n’ont en aucun. La justice n’est ni un concept compliqué, ni une idée ‘‘nouvelle’’. Tragiquement, la plupart des politiciens ne parlent pas des plus grandes questions auquel notre pays est confronté, des vraies racines de nos problèmes. Alors que moi, si. Encore et encore[14]. »
Sanders n’obtient que 2% des suffrages, mais il en sort revigoré. Aller à la rencontre des électeurs, et prouver que des idées que l’establishment considère comme extrêmes sont appréciées par les gens ordinaires, lui convient à merveille. Dans les années qui suivent, Sanders devient dans son état une sorte de candidat perpétuel, arrachant à chaque scrutin quelques points de pourcentage supplémentaires.
Ces campagnes ne constituant pas un gagne-pain, Sanders fonde une petite entreprise spécialisée dans la production de films et de vidéos éducatifs. Son film le plus intéressant, réalisé en 1979, porte sur la vie du grand socialiste américain Eugene V. Debs (1855-1926). Ceux qui voient en Sanders un marxiste ou un communiste à l’ancienne font fausse route : c’est avant tout un disciple du socialisme américanisé incarné par Debs. Né dans l’Indiana, Debs, employé d’une compagnie de chemin de fer, organise un important syndicat, l’American Railway Union, avant de devenir le dirigeant historique du Socialist Party of America. Il se présente cinq fois aux élections présidentielles, remportant 6% au scrutin de 1912. À cause de son opposition à l’entrée des États-Unis dans la Grande Guerre et notamment à la conscription militaire, Debs sera emprisonné. Au terme d’une vaste campagne en faveur du « détenu no. 9653 », Debs obtient en novembre 1920, toujours depuis sa cellule, presque un million de voix.
Dans son film (dont la bande sonore est disponible sur YouTube[15]), Sanders proclame les slogans du socialiste du Midwest dans son anglais de Brooklyn. Il revient notamment sur les paroles prononcées par Debs lors de son procès en 1918 : « Monsieur le juge, je reconnais ma parenté avec tout être vivant, et j’ai décidé que je ne vaux pas mieux que le plus humble de la terre. Je l’ai dit et je le répète, tant qu’il y aura une classe inférieure, j’en ferai partie, et tant qu’il y aura un élément criminel, tant qu’il y aura une âme en prison, je ne serai pas libre ».
Debs injectera de nombreuses idées socialistes dans le discours politique américain : la répartition des richesses, le principe des syndicats industriels, la critique de la ségrégation raciale, l’idée que le peuple doit s’émanciper par ses propres efforts. Debs, comme Sanders après lui, est moins préoccupé par l’analyse des complexités du système capitaliste ou la prise du pouvoir par la classe ouvrière que par la dénonciation morale des injustices économiques. Un socialiste qui avait connu Debs constatait : « Ce vieillard aux yeux ardents croit véritablement qu’il pourrait exister quelque chose comme la fraternité des hommes. Et le plus fort, c’est que tant qu’il sera là, j’y croirai aussi[16]. » Pour l’écrivain Irving Howe, cette tonalité morale, parfois religieuse, est une tendance profonde du socialisme américain : « S’il arrive aux socialistes américains de s’exprimer avec des phrases issues du marxisme, tout ceux qui entendent l’accent du pays y discerneront une note plus profonde : l’appel du pasteur au salut, l’incitation emersonienne à la réalisation de soi[17]. »
Au début de l’ère Reagan, Sanders se relance en politique, à l’instigation de son ami Richard Sugarman, professeur de philosophie à l’Université de Vermont. En lui démontrant, chiffres à l’appui, le soutien qu’il avait reçu lors de ses précédentes campagnes dans certains quartiers de Burlington, la principale ville du Vermont (environ 38.000 habitants à l’époque), Sugarman convainc son ami de se présenter comme Indépendant (sans affiliation partisane) pour la mairie.
De nouveau, Sanders part à la conquête des électeurs, tâchant de bâtir une coalition progressiste en insistant sur les enjeux locaux. Il vise l’électorat populaire des quartiers où l’infrastructure est délaissée par la municipalité, et s’oppose à une hausse d’impôt sur la propriété foncière, qu’il juge régressive. Il fait appel à la sensibilité écologique de la population « alternative », en s’opposant à un projet de construction d’appartements de luxes longeant le pittoresque Lac Champlain, adoptant le slogan : « Burlington n’est pas à vendre ». Le 3 mars 1981, Sanders cesse d’être un petit candidat : avec une avance de dix voix, il est élu maire. La presse s’intéresse alors au rare phénomène d’un maire élu qui n’appartient à aucun des deux partis majeurs, et qui, par-dessus le marché, se déclare socialiste. Lorsque François Mitterrand est élu président de la République deux mois plus tard, on dit : « Tel va le Vermont, tel va la France ».
Sanders sera élu trois fois de suite maire de ce qu’on appelle la « République populaire de Burlington ». Il y met en œuvre une sorte de de « socialisme municipal » à l’américaine. D’abord, la lutte contre les pouvoirs établis : il rencontre immédiatement les résistances d’un conseil municipal composé de Démocrates et Républicains liés aux intérêts d’argent, et doit faire campagne pour les remplacer. Ensuite, un pouvoir compétent à l’écoute des gens : Sanders est fier d’avoir bossé comme maire. Il cite, comme preuve de son succès, un résident de sa ville qui affirme, « je ne comprends pas grand-chose au socialisme, mais Sanders a fait un bon boulot en réparant les rues[18] ».
Champion du pouvoir local, Sanders s’insurge contre le gouvernement de l’état qui empêche la ville d’introduire un système d’imposition plus progressif. Son socialisme n’est donc pas celui du « tout État ». Il tient à développer la démocratie participative, notamment à travers divers « conseils » citoyens, dont un Conseil des femmes qui propose des mesures d’entrainement de la police ou des études sur les salaires des employées municipales. D’autres conseils organisent l’animation sociale pour les jeunes ou les activités culturelles, dont des concerts gratuits. Avec Sanders, Burlington développe la « convivialité » théorisée par Ivan Illich.
Notons au passage les liens indirects entre Sanders, Burlington, et la philosophie française. Son ami Sugarman est un spécialiste de l’existentialisme et particulièrement de la pensée d’Emmanuel Levinas. Un autre de ses amis proches est Huck Gutman, professeur de littérature à l’Université de Vermont, qui deviendra par la suite son chef de cabinet au Congrès et le co-auteur de son livre de campagne. À l’automne 1982, Gutman participe à l’organisation d’un séjour de Michel Foucault à l’Université du Vermont. Pendant plusieurs semaines, le philosophe français partagera ses idées sur la pratique de la subjectivité ainsi que sur la « biopolitique ». Gutman éditera un recueil des contributions, publié en 1988. Dans l’introduction, les éditeurs louent la grande curiosité dont le philosophe français a fait preuve lors de son séjour, notamment son intérêt pour « la politique de Burlington[19] ». L’éthique de Levinas et la généalogie foucaldienne seraient-elles les sources occultes du radicalisme de Sanders ? C’est peu probable. La vision de Debs et de King a sans doute marqué sa pensée bien davantage que les subtilités des penseurs francophones. Ces liens, pourtant, sont révélateurs de l’atmosphère de gauchisme culturel dans laquelle Sanders a affiné sa pratique politique.
Washington ou le socialisme pratique
Après avoir échoué une première fois, Sanders est élu, en 1990, à la Chambre des représentants, devenant pour la première fois une figure nationale. En 2006, il remporte un des sièges de son état au Sénat. Il devient un des rares Indépendants du Congrès (il siège avec les Démocrates sans leur être affilié), et le seul membre qui s’identifie comme socialiste depuis les années 20. En parallèle de ses activités de législateur, sa vision politique prend alors sa forme définitive.
Le socialisme doit être pratique, concentré sur les inégalités économiques. « Je ne suis pas très théoricien », avoue-t-il[20]. Sanders explique : « Le socialisme démocratique veut dire que nous devons créer une économie qui marche pour tous, pas seulement les plus riches[21]. » Si Sanders est conscient des études qui tracent l’augmentation des inégalités depuis trente ans, il faut reconnaitre qu’il a toujours insisté sur ces inégalités, même lorsqu’elles étaient moins criantes. Dans sa conception d’un socialisme de messages simples qu’il faut marteler sans cesse, Sanders fait figure de Jules Guesde américain.
On peut être contre le capitalisme, sans être (tout à fait) contre le marché et la libre entreprise. Après son élection comme maire en 1981, un journaliste de télévision demande à Sanders s’il est capitaliste. « Non », répond-il. Mais il ajoute aussitôt : « Il faut reconnaitre la valeur de la libre entreprise à l’échelle locale ». Plus récemment, il a affirmé : « Je ne crois pas que le gouvernement devrait posséder les moyens de production. » Il est même prêt à soutenir les « compagnies privées qui prospèrent, investissent, et croissent en Amérique, plutôt que d’exporter les emplois et les profits à l’étranger [22] ». Pour Sanders, ce sont les inégalités engendrées par le capitalisme, plutôt que le capitalisme en lui-même, qui posent problème.
Le socialisme n’est ni radical, ni étranger aux traditions nationales. Sanders affirme que le socialisme est une tradition américaine à part entière, n’en déplaise aux efforts de la droite (voire des Démocrates) pour le présenter comme une doctrine antipatriote. « Je ne pense pas être très radical », explique-t-il en 1992, « parce que je pense que le projet progressiste qui soutient les travailleurs et les pauvres est le bon sens, et ces idées sont soutenues par la vaste majorité des gens[23] ». Passant en revue les acquis du New Deal (la Sécurité Sociale, le salaire minimum, l’assurance chômage, les droits syndicaux) Sanders rappelle, « presque tout ce que [Franklin Roosevelt] a proposé fut appelé ‘‘socialiste’’ ». De même pour Lyndon Johnson[24]. Sanders suggère presque que le socialisme n’est que le nom de tout ce que les puissances capitalistes voient comme contraire à leurs intérêts, qu’il est le croquemitaine, au sens propre, du capitalisme.
L’impératif du socialisme est avant tout moral. Sanders a une prédilection pour les statistiques économiques, mais les principaux arguments en faveur du socialisme sont, à ses yeux, moraux. Ainsi tout en se déclarant athée, il s’est récemment intéressé à la doctrine sociale de l’Église catholique. Dans un discours prononcé au Vatican en avril 2016, Sanders a très favorablement commenté les encycliques papales Rerum Novarum (1891), Centesimus Annus (1991), et Laudato Si’ (2015). Pour comprendre la manière dont une « économie de marché mondiale a débordé les contraintes légales, politiques, et morales qui ont autrefois servi à protéger le bien commun », nous avons besoin, soutient-il, d’une « analyse morale et anthropologique », et non seulement politique. En même temps, il loue ceux qui aujourd’hui luttent pour un « retour à la justice, pour une économie qui défend le bien commun[25] ».
Le socialisme doit être politique, et surtout démocratique. Quand Sanders se décrit comme « socialiste démocratique », on n’y voit souvent qu’une précision par rapport au « socialisme autoritaire » auquel ses opposants voudraient l’assimiler. Mais pour Sanders, l’économie et la politique sont inextricables. Le socialisme repose sur les droits politiques et la participation démocratique. Il considère qu’un des effets les plus nocifs des inégalités politiques est l’apathie politique qu’elles engendrent : « La grande crise politique de la société américaine est la quiescence de gens qui travaillent… Dans notre ‘‘démocratie’’, la vaste majorité des gens qui travaillent se sentent impuissants – et sont impuissants, étant donné la structure politique actuelle – à protéger leurs intérêts économiques et planifier leur avenir ». Comme Debs, les socialistes doivent lutter pour une « société démocratique véritable, dans lequel les gens qui travaillent, pas les grandes fortunes, contrôleraient la vie économique et politique de la nation [26] ».
Pour triompher, le socialisme requiert une coalition. Tout en insistant sur l’émancipation des travailleurs, voire de la classe moyenne, Sanders croit que le socialisme ne saurait se réaliser sans une large coalition des forces populaires (au sens le plus étendu du terme). Ce qu’il a appris, comme candidat puis comme élu, c’est la nécessité de trouver des questions et des projets qui permettent de fédérer les intérêts de gens ordinaires. C’est la raison pour laquelle il a souvent défendu le droit au port d’armes des citoyens ruraux du Vermont, contre la position des libéraux urbains. Il est fier du soutien qu’il a reçu, lors de sa campagne pour la mairie de Burlington, du syndicat policier, parce que celui-ci s’est fait le champion de leurs revendications salariales.
L’importance d’un troisième parti. Le système des deux partis est très ancré dans la culture politique américaine. Or, s’il a siégé avec eux au Congrès et fut deux fois candidat à l’investiture du parti pour l’élection présidentielle, Sanders n’a jamais été démocrate. Il a la culture des petits partis et affiche fièrement son statut d’Indépendant. Surtout, il voit les deux partis comme investis dans le système inégalitaire actuel. Il n’a toutefois jamais hésité à reconnaitre que les Démocrates sont nettement préférables au programme réactionnaire des Républicains. Dès le début de sa carrière législative, au début des années 1990, il s’est méfié de Bill Clinton et de sa politique économique libérale, tout en appelant à voter pour lui. Mais Sanders constate aussi : « On ne peut pas continuer à voter pour le moindre mal … en fin de compte il faut se mettre debout et dire : ‘‘Ça c’est ce que l’Amérique devrait être, et je vais soutenir les gens qui travaillent à cet objectif[27] ».
* * *
Depuis la fin du mois de févreir, Sanders et ses électeurs se trouvent justement confrontés à une pression croissante pour se plier à l’argument du « moindre mal ». Sanders affronte aujourd’hui, au plan national, des critiques rebattues tout au long de sa carrière : qu’il raconte toujours la même chose, qu’il ne représente qu’une minorité, que c’est un trouble-fête qui fait le jeu de la droite, que le socialisme fait peur aux Américains… Mais le « moment Sanders » risque de durer, bien au-delà du rôle de Sanders lui-même.
Joe Biden et l’aile modéré du parti démocrate proposent contre Trump un plan d’urgence : élisons n’importe qui, même une caricature d’homme politique, avant que Trump ne fasse un tort irréparable. Ce faisant, ces Démocrates se montrent incapables de penser de manière conséquente les évolutions profondes qui ont porté Trump au pouvoir : le mépris pour les élus, le sentiment d’aliénation politique, et le déclin économique (du moins pour certains de ces électeurs).
Quoiqu’on pense du socialisme de Sanders, il incarne une réponse aussi bien à Trump en tant que symptôme du malaise politique du pays qu’à Trump lui-même. Les Américains qui voient en Biden un possible retour à la normalité feraient bien de se rappeler le peu de réussite du Français qui se vantait il y a peu d’être un « président normal ». Face aux Démocrates qui concluent que leur défaite en 2016 n’était que l’effet de la personnalité de leur porte-étendard, et face à un Parti républicain en pleine diabolisation, l’espace ouvert par Sanders, comme les continuités historiques qu’il réactualise, risquent de perdurer pour un moment.
Notes
[1] Werner Sombart, Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux États-Unis ? trad. par Pierre Weiss, Paris, Presses universitaires de France, 1992 (1906).
[2] Dan Georgakas (sous la dir. de), The Immigrant Left in the United States, Albany, State University of New York Press, 1996.
[3] Bernie Sanders, « Brooklyn College Commencement », Bernie Speaks, Greenbridge, 2017.
[4] Sanders, « Water Front Park Speech », Bernie Speaks, op.cit.
[5] Sanders, « Brooklyn College Commencement », Bernie Speaks, op.cit.
[6] Sanders, « S.C. L. Conference », Bernie Speaks, op.cit.
[7] Sanders (avec Huck Gutman), Outsider in the House, New York et Londres, Verso, 1997.
[9] « CORE Blasts Violation », Chicago Maroon, 10 mai 1962, p. 1.
[10] Bernard Sanders, « Whose University is it? », Chicago Maroon, 2 décembre, 3.
[11] Martin Luther King, Jr., Discours du 10 mars, 1968 (devant un syndicat newyorkais), The Radical King, édité par Cornel West, Boston, Beacon Press, 2015, p. 237.
[12] Garrison Nelson, cité dans Michael Kruse, « Bernie Sanders has a secret », Politico, 5 juillet 2015.
[13] John Block, cité dans « Bernie Sanders has a secret », op.cit.
[15] Bernie Sanders, Eugene Debs, 1979.
[16] Cité dans Irving Howe, Socialism in America, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1985, p. 17.
[19] Michel Foucault, Technologies of the self: a seminar with Michel Foucault, édité par Luther H. Martin, Huck Gutman, et Patrick H. Hutton, Amherst, University of Massachusetts Press, 1988, p. 7.
[20] Cité dans John Nichols, « Go knock on some doors », The Progressive, mai 1996.
[21] Sanders, « What is a socialist ? » (discours prononcé en novembre 2015 à l’Université de Georgetown), Vital Speeches of the Day, janvier 2016, pp. 25-30.
[23] Sanders, entretien avec Tom Gallagher, « Getting serious: an interview with Bernie Sanders », Socialist Review, vol. 22, no. 1, janvier-mars 1992, pp. 95-105.
[24] Sanders, « What is a socialist ? », op.cit, p.26.
[25] Sanders, « The urgency of a moral economy » (discours prononcé devant l’Académie pontificale des sciences sociales, avril 2016), Vital Speeches of the Day, juin 2016, pp. 165-166.
[26] Sanders, Outsider in the House, op.cit., p.25-26.
[27] Sanders et Gallagher, « Getting serious: an interview with Bernie Sanders », op.cit., p. 99.