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« L'affaire Heidegger », suite et fin ?

Coup de sonde

« L’affaire Heidegger », suite et fin ?

De façon récurrente, les médias français traitent de « l’affaire Heidegger », et ce depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Qu’on se souvienne des articles d’Alexandre Koyré (Critique, 1946), de Karl Löwith (Les Temps modernes, 1946), de Georges Friedmann (Hommage à Lucien Febvre, 1953), puis de l’ouvrage de Victor Farias (1987) avant celui d’Emmanuel Faye (Heidegger/L’introduction du nazisme dans la philosophie) publié en 20051, parmi bien d’autres. Ce dernier va beaucoup plus loin que ses prédécesseurs qui, bien souvent, se contentaient de se questionner sur l’attitude de Martin Heidegger lors de l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. Pourquoi un philosophe – déjà renommé – acceptait-il le poste de recteur d’une université en voie de nazification ? Parce qu’il croyait que le nouveau pouvoir allait engager une véritable réforme des universités au nom de la germanité ? En fait, Heidegger, très vite, démissionne de sa fonction et dans ses enseignements, se démarque de la pensée nazie, comme en témoignent ses étudiants de cette époque et ses cours.

Pourtant, et c’est là toute la thèse de Faye, Heidegger n’a pas été seulement quelques mois durant un membre cotisant au parti nazi, il aurait élaboré une philosophie fondamentalement fasciste et infectée d’idéologie du nouveau pouvoir. En d’autres termes, c’est la philosophie de Martin Heidegger qu’il convient de combattre et d’éradiquer, en ne l’enseignant plus, par exemple. C’est la pensée de Martin Heidegger qui nourrit la bête immonde, sa responsabilité est alors encore plus grande et gravissime.

Cet ouvrage a bénéficié d’un exceptionnel soutien médiatique. Xavier Lacavalerie, dans Télérama (no 2891), affirme sans sourciller cette stupidité : « On sait que Heidegger était, sinon l’auteur, du moins l’instigateur direct de certains discours du Führer », Le Nouvel Observateur (25 avril 2005) titre quant à lui, « Heidegger a-t-il été l’idéologue d’Hitler ? » et Le Monde des livres (25 mars 2005) abonde également dans ce sens et corrobore le sous-titre du livre d’Emmanuel Faye. Les détracteurs de l’auteur de Sein und Zeit multiplient les interventions (débats publics, colloques, articles …) et n’hésitent pas à traiter certains traducteurs de Martin Heidegger, comme François Fédier par exemple, de « révisionnistes ». Ce dernier, avec un groupe d’heideggeriens de qualité (Massimo Amato, Philippe Arjakovsky, Marcel Conche, Henri Crétella, Françoise Dastur, Pascal David, Hadrien France-Lanord, Matthieu Gallou, Gérard Guest et Alexandre Schild), produit une réponse argumentée aux propos d’Emmanuel Faye et de ses partisans. L’ouvrage est annoncé chez Gallimard, principal éditeur en langue française des œuvres du philosophe allemand, qui finalement recule devant la crainte d’un scandale et l’abandonne à Fayard. Heidegger à plus forte raison2 se présente donc non seulement comme une défense du théoricien du dasein, mais comme une attaque contre Emmanuel Faye, sa manipulation des textes cités, ses traductions « orientées », ses raccourcis, ses omissions, ses aveuglements, son obsessionnel parti pris anti-heideggerien qui n’exclut aucune mauvaise foi …

Disons-le une fois encore, aucun lecteur de Martin Heidegger ne peut ignorer cet épisode plus que discutable de 1933-1934, d’autant que les textes incriminés sont disponibles et que le dossier est accessible depuis longtemps3. La question fondamentale est effectivement celle que pose Emmanuel Faye, après bien d’autres : la philosophie de Heidegger a-t-elle à voir, de près ou de loin, avec l’idéologie nazie ? Il répond « oui ». Les pièces qu’il fournit pour justifier sa charge sont discutables, trop souvent la polémique l’emporte sur la sérénité qu’une telle accusation exige. Le principal intérêt des textes rassemblés par François Fédier réside dans l’analyse très fine des « preuves » utilisées par Emmanuel Faye dans sa démonstration. Le raisonnement circulaire du genre « Heidegger a soutenu le régime nazi car il était plus nazi que lui » n’est guère crédible. De même, l’usage répété d’amalgames douteux (Heidegger cite X qui est sympathisant nazi et pas Y qui ne l’est pas, c’est donc qu’il l’est aussi, ou encore Heidegger cite justement Y et pas X, c’est pour mieux ruser et se blanchir !) ne prouve rien, au contraire même.

Les philosophes coauteurs de Heidegger à plus forte raison sont aussi, pour la plupart, des germanistes et ils examinent minutieusement les traductions établies par Emmanuel Faye et dénombrent d’incroyables malversations, triturations tendancieuses et parfois même des malhonnêtetés qui aboutissent toujours à faire dire à l’accusé ce qu’il ne pense pas, mais ce que le lecteur devrait lire afin d’être persuadé de sa culpabilité. Il est vrai que la traduction est un enjeu considérable et qu’elle nécessite une adaptation et une interprétation – et aussi, souvent des notes de bas de page, explicitant le pourquoi du comment. Emmanuel Faye semble au-dessus de cela, préoccupé qu’il est à accabler toujours plus sa bête noire ! Il serait fastidieux de relever tous les cas décortiqués par les coauteurs, qui s’efforcent à chaque fois de contextualiser leurs propositions de traduction. Ils s’amusent également à reproduire des phrases empruntées à des penseurs « politiquement corrects » selon Emmanuel Faye, tels que Raymond Aron, Alain, Artaud, qui pourraient aisément les faire taxer de nazis, ou pire encore d’heideggeriens ! N’est-ce pas Artaud qui déclarait, en 1936, « Toute vraie culture s’appuie sur la race et sur le sang » ? Dans l’œuvre en cours d’édition de Martin Heidegger, le mot « race » est plutôt rare et généralement débiologisé, quant à « l’enracinement » (dans un sol et par le sang), c’est une conception étrangère à Heidegger, qui considère la langue, et non pas le sol, comme étant « l’habitat de l’être ».

Simple lecteur – qui a fait l’effort de s’informer des agissements de Martin Heidegger durant dix mois au cours de l’année universitaire 1933-1934 –, des cours de Heidegger, j’y puise toujours, à chaque relecture, de quoi penser, de quoi penser contre le totalitarisme d’une pensée unique, la tyrannie de la technique, la rationalité froide et de mieux comprendre ce qui défait le monde et subordonne les humains. Cherchant à construire une philosophie de l’urbain (car je remarque qu’il nous faut penser le devenir urbain de l’être à l’heure de l’urbanisation planétaire) je repère, ici ou là, dans ses textes de quoi alimenter ma réflexion. De même qu’il a aussi écrit sur la radio, la télévision, l’ordinateur, ce qui est loin d’être partagé par ses collègues philosophes. Et, si ses analyses méritent certainement d’être étoffées, actualisées, développées, elles constituent un point d’appui non négligeable. Après tout Sartre, Merleau-Ponty, Maldiney – tous lecteurs de Heidegger – n’ont rien écrit sur ces thèmes et je ne le leur reproche pas pour autant. Ils m’éclairent sur d’autres sujets.

Cette « affaire » est devenue bien répétitive et, ainsi, peu pertinente. Elle est finie. Il convient de passer à autre chose, de lire philosophiquement Heidegger par exemple et non pas de se contenter de calomnies ou d’enquêtes policières. Les études rassemblées par François Fédier sont inégales, en taille, comme en force, mais (je laisse de côté la convaincante contribution de Marcel Conche, déjà publiée sous le titre Heidegger par gros temps) si quelques-unes ne renoncent pas à des tournures alambiquées et un vocabulaire abscons, d’autres sont claires et passionnantes (François Fédier qui paraît à juste titre un peu amer, Philippe Arjakovsky s’arrête sur le cas Jünger et brise bien des idées reçues, Pascal David rectifie plusieurs traductions dont celle concernant Celan, Hadrien France-Lanord démonte l’accusation d’eugénisme pointée contre Heidegger ou encore Gérard Guest liste les erreurs de traduction intentionnelles d’Emmanuel Faye). Relisant Entre nous d’Emmanuel Levinas, je tombe sur cette opinion tranchée :

Heidegger est pour moi le plus grand philosophe du siècle, peut-être l’un des très grands du millénaire ; mais je suis très peiné de cela, parce que je ne peux jamais oublier ce qu’il était en 1933, même s’il ne l’était que pendant une courte période. Ce que j’admire dans son œuvre c’est Sein und Zeit. C’est un sommet de la phénoménologie. Les analyses sont géniales4.

Personnellement, qu’un philosophe soit « le plus grand » ou pas ne m’intéresse pas, ce type de classification n’apporte rien. Ce qui compte n’est-ce pas la rencontre avec un penseur dont la pensée soit pensante et vous fasse penser ? Alors, Heidegger est bien un philosophe pour notre temps.

Thierry Paquot

Librairie

Pepper D. Culpepper, Peter A. Hall, Bruno Palier (sous la dir. de), LA FRANCE EN MUTATION, 1980-2005, Paris, Presses de Sciences-Po, 2006, 476 p., 26 €

Pour les auteurs de cet ouvrage de synthèse, venus des deux côtés de l’Atlantique, si la France a nettement changé de cap en un quart de siècle, elle se trouve dépourvue de boussole. L’ouverture à la concurrence est un fait, le pluralisme s’est développé, l’État n’entretient plus le même rapport à la société. Pourtant la période est à la « rupture », comme si le pays était resté immobile et risquait la sclérose. Considérée sur une période de vingt-cinq ans, l’évolution est manifeste, et mérite la comparaison avec la « modernisation » orchestrée par l’État durant les années 1950 et 1960 : les mutations examinées successivement concernent l’économie (Pepper D. Culpepper, Michel Goyer, Michel Lallement), la cohésion sociale (Louis Chauvel, Bruno Palier, Agnès Van Zanten, Virginie Guiraudon), la redistribution des pouvoirs de l’État (Patrick Le Galès, Andy Smith). Mais, dans chaque domaine, les transitions relevées au fil des chapitres de cet ouvrage collectif se laissent difficilement décrire ou résumer à partir d’un seul terme globalisant. Comme l’écrit Bruno Palier à propos des politiques sociales, l’évolution du système français avance par des « mesures ambiguës, fondées sur des consensus ambigus ». Plus précisément, la difficulté de rendre compte de cette France qui change est double : elle s’explique d’un côté par le changement du rôle de l’État et de l’autre par les difficultés politiques à énoncer les changements.

L’État initie des processus, mais ne maîtrise pas leur développement ni leur débouché et, surtout, a perdu la capacité à « donner un sens global aux transformations en cours ». L’État perd ainsi progressivement son double statut, d’acteur et de garant de la lisibilité d’ensemble des évolutions de la société, pour se limiter au rôle d’un acteur parmi d’autres, cherchant à s’orienter entre les demandes sociales, l’Europe, la mondialisation, etc. Il ne s’agit pas d’un recul de l’État en tant qu’acteur mais en tant que coordinateur des changements, apte à donner de la cohérence aux évolutions du pays. La vie politique, de même, ne joue plus ce rôle, par défaut d’engagement de nos représentants dans un travail d’éclairage des évolutions. Alors que dans de nombreux autres pays européens, les stratégies économiques, les transformations de l’action de l’État et des formes de solidarité ont fait l’objet de combats explicites et de choix assumés, l’action par défaut et le non-dit ont largement prévalu en France. D’où le thème de la dernière partie de l’ouvrage, qui porte sur « les crises du politique » (Richard Balme, Suzanne Berger, Gérard Grunberg), celles-ci apparaissant à la fois comme un élément et une conséquence de cette mutation qui ne trouve pas de représentation. Pourtant, chacune des monographies proposées montre qu’on peut dégager des lignes de force par domaine (gouvernement d’entreprise, relations du travail, relations entre les générations, politique scolaire, intégration, décentralisation …) même s’il faut se résoudre à différer le moment de la synthèse.

Marc-Olivier Padis

Cornelius Castoriadis, FENÊTRE SUR LE CHAOS, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2007, 176 p., 18 €

Castoriadis est un auteur faussement célèbre. Estimé, si ce n’est admiré, par de nombreux intellectuels de qualité pour la clairvoyance de ses analyses du régime soviétique à l’époque de Socialisme ou Barbarie, sa pensée proprement philosophique, telle que le public a pu en prendre connaissance à partir de la publication, en 1975, de l’Institution imaginaire de la société, n’a pas obtenu la même reconnaissance. Rares sont les auteurs qui ont prêté l’attention que cet ouvrage, souvent cité, parfois présenté comme un classique, appelle5. Cette situation est néanmoins peut-être en train de changer : colloques6, thèses7, ouvrages d’initiation8, sites internet9 sont désormais consacrés à Cornelius Castoriadis.

Dans ce panorama succinct, on voit à l’œuvre une bipolarisation entre un début d’appropriation académique de Castoriadis dans le monde universitaire et un investissement militant sur internet par de nouvelles générations pour lesquelles la rupture déclarée avec le marxisme a cessé de faire obstacle à la réception et qui recherchent, peut-être à tort, dans les vieux textes de Socialisme ou Barbarie de quoi ressourcer leur désir de radicalité révolutionnaire, en suivant une autre voie que celle de la vulgate de l’extrême gauche altermondialiste des Agamben, Balibar, Bensaïd ou Negri. Quoi qu’il en soit de cette évolution, le temps n’est pas encore mûr pour élaborer une histoire de la réception de Castoriadis.

Fenêtre sur le chaos, composé de textes d’origines diverses, principalement un important article aujourd’hui introuvable, deux entretiens et des extraits des séminaires tenus à l’Ehess, rassemble des analyses consacrées à la culture contemporaine et les quelques fragments existants qui constituent les linéaments d’une philosophie de l’art.

Castoriadis, on le sait, a développé une philosophie originale qui s’articule autour de deux idées centrales, d’une part celle d’un « imaginaire social » comme source de création de significations qui en s’incarnant instituent une société, d’autre part celle d’« autonomie » par laquelle il définit un projet d’émancipation et de réalisation de soi de l’humanité.

Les questions abordées dans les textes ici recueillis sont à la croisée de ces deux thèmes. En effet, le « projet d’autonomie » ne saurait, selon Castoriadis, être visé pour lui-même et doit, pour être investi, s’accompagner de la création d’une culture propre à lui donner un contenu substantiel. La culture est prise ici en un sens intermédiaire qui n’est ni celui de la « haute culture » ou de la « culture savante », ni celui de la société considérée globalement comme dans l’anthropologie culturelle américaine. C’est l’ensemble des valeurs qui anime une société, informant ses manières de faire et de penser, proche, nous dit Castoriadis, de ce que les Anciens grecs, appelaient « païdeïa », formation des individus par la socialisation et l’éducation explicite. Cette définition est toutefois trop large encore pour ce dont il s’agit ici. En réalité, Castoriadis examine les œuvres de l’esprit à la fois pour ellesmêmes et dans leur rapport avec l’institution globale de la société.

« La culture contemporaine est en première approximation, nulle », affirme abruptement Castoriadis, dans un texte de 1978. La culture moderne a cessé, selon lui, d’être créative dans les années 1930 après la première vague des mouvements d’avant-garde dont le surréalisme est, grosso modo, présenté comme la dernière manifestation. La créativité de notre société s’est ensuite épuisée de pair avec le mouvement de privatisation qui caractérise, en dehors de quelques sursauts, notre époque. Cela vaut pour toutes les activités de l’esprit, y compris les sciences et la philosophie et atteint de plein fouet la fonction médiatrice essentielle de la critique.

Castoriadis présente quelques forts arguments à l’appui de la radicalité de son jugement. Il soumet d’abord l’artiste contemporain et son public à la question suivante : peuvent-ils penser sincèrement être sur la même ligne de crête que, par exemple, Bach, Beethoven et Wagner en musique ou Balzac, Proust et Kafka en littérature ? De toute évidence, à cette aune, nous ne vivons pas l’une de ces époques de l’histoire humaine qui vit s’épanouir, en un temps resserré, une abondance de génies dans tous les domaines de la vie de l’esprit.

Par ailleurs, les grandes œuvres d’art étaient traditionnellement créées dans « un rapport positif » à la société, ne serait-ce que parce qu’elles y trouvaient des valeurs fortement investies qui pouvaient donner lieu à une réflexion, voire une mise en question, là où le meilleur de la création contemporaine s’effectue dans un rapport essentiellement négatif avec elle, en raison de ce qu’elle n’est plus au clair sur son identité, sur ce qu’elle est et ce qu’elle veut être. Ainsi en va-t-il de Beckett, cité par Castoriadis à titre d’exemple, dont l’œuvre se limite à exprimer la misère et l’insignifiance de la condition humaine sans jamais rien affirmer de positif. Castoriadis rappelle, à juste titre, que l’artiste maudit, ignoré de son époque, et n’accédant à la reconnaissance que de façon posthume, est une figure « inventée » par les temps modernes. Dans les grandes périodes créatrices existait « un lien organique » entre les artistes et le public dans lequel celui-ci se rencontrait, du fait d’un acte créateur complémentaire, avec leurs œuvres. Dès lors que notre société désinvestit ses valeurs sans arriver à en réinvestir de nouvelles, la fonction critique, et donc politique, de l’art ne peut plus s’exercer.

On peut ne pas être entièrement d’accord avec la sévère évaluation de Castoriadis, penser en particulier que tous les arts ne méritent pas une telle appréciation. C’est à l’égard des arts plastiques, tels qu’ils ont évolué à travers la succession accélérée tout au long du xxe siècle des avant-gardes, devenues à elles-mêmes leur propre fin, que le jugement de Castoriadis est le plus convainquant. On peut considérer, en revanche, que la littérature contemporaine, dans l’immensité sans précédent de sa production, produit régulièrement des œuvres de qualité et peut-être bien, même, des chefs-d’œuvre qui viennent ou viendront s’inscrire, lorsque le regard critique aura pu prendre une distance suffisante, dans la lignée des grands prédécesseurs. Castoriadis n’apprécie pas non plus à sa juste mesure ce que le cinéma ou la photographie ont pu apporter lorsqu’il affirme que n’importe qui, grâce à la commercialisation massive des techniques, peut, par exemple, faire des photographies égales à celles des plus grands photographes. Il lui plaît que de petits groupes rock créés par de tout jeunes gens fourmillent tout en jugeant que rien n’est apparu en matière de musique populaire depuis le jazz.

Castoriadis avait, donc, formulé très tôt, dès l’époque de Socialisme ou Barbarie, une critique des valeurs de la société contemporaine. Il s’en était pris à l’art contemporain et ses avantgardes, dégradées en une recherche de l’innovation pour l’innovation, plus de 15 ans avant que cette question devienne, dans les années 1990, l’objet d’une querelle mettant aux prises les différents critiques et théoriciens10. En revanche, ce n’est que tardivement et de façon fragmentaire qu’il formula une philosophie de l’art que sa critique de la culture appelait.

La thèse centrale de cette philosophie est exprimée par le titre de l’ouvrage. Le grand art est une « fenêtre ouverte sur le chaos ». Cette expression renvoie à l’ontologie générale de Castoriadis avec laquelle elle s’articule tout en la complétant. Pour Castoriadis, on le sait, le réel est un mixte de détermination et d’indétermination, autrement dit de cosmos et de chaos. Toutefois, c’est le chaos, affirme-t-il en remontant le fil de la pensée grecque jusque dans ses mythes, qui est premier. Il est l’originaire, à la fois la béance et le magma informe dont surgissent les formes par création. Cela est vrai de tous les niveaux d’être et tout particulièrement du « social-historique ». D’une façon générale, les hommes, dans les différents champs de leur existence, donnent forme au chaos par leurs créations imaginaires. Ce faisant, la réalité prend sens pour eux sous la forme d’un monde propre qui se clôt sur lui-même et recouvre ainsi la menace que représente le chaos. Tout au long de l’histoire de l’humanité, ce fut là, tout particulièrement, la fonction de la religion – une religion dont l’art ne se séparait pas, au service de laquelle il se vouait corps et âme. À partir du moment, toutefois, où émerge la signification de l’autonomie, l’art effectue mystérieusement cette double fonction de créer des formes à partir du chaos et, dans le même temps, de le donner à voir. L’art ne substitue pas une forme au chaos ; il fait surgir une forme qui a le don d’ouvrir sur l’abîme et de nous placer face au sans-fond sur lequel nous ne cessons de vivre.

Cette théorie, dont on ne sait si elle est simplement le fait de quelques intuitions suggestives ou exprime de manière condensée une idée puissante qui aurait demandé à être développée, mérite d’être prise en compte. Elle n’est pas sans rappeler, pour une part, la théorie de Heidegger dans « L’origine de l’œuvre d’art11 », texte dont Castoriadis reconnaît au demeurant la valeur. Toutefois, l’idée que la grande œuvre d’art donne forme sans rien cacher, dans « une totale transparence », ne laisse pas d’être énigmatique. Certaines formules sur « l’asensé du sens et le sens de l’asensé » semblent également plutôt confuses. Enfin, il n’est pas certain que l’on puisse confondre la réalité et l’expérience du chaos et celles de l’abîme (ou du sansfond). L’abîme est un gouffre dans lequel on peut chuter sans fin, dont on ne voit guère comment pourrait lui être donnée une quelconque forme ; il fait se dissoudre l’idée même de sens. Le chaos, lui, ne fait qu’opposer une limite à nos possibilités de rationalisation et d’instrumentalisation, à l’emprise sur le réel de ce que Castoriadis nomme la « logique ensembliste-identitaire ». Il écarte l’idée d’une fondation ultime dans quelque domaine que ce soit. Enfin, si l’on comprend bien que la part d’indétermination inhérente au chaos est l’envers des possibilités de création des hommes, il est difficile de concevoir que quelque chose puisse jamais sortir de l’abîme.

En dépit de formules excessives et de certains raccourcis, la force de conviction de la pensée de Castoriadis appert dès lors qu’on la met en regard des pensées alternatives. Pour s’en tenir à la culture et à l’art contemporains, sans même considérer leurs encenseurs qu’autrefois Castoriadis qualifia de « divertisseurs », des philosophes et sociologues qui revendiquent une filiation tocquevillienne se montrent tout disposés à tourner la page du grand art et de ses chefsd’ œuvre. Soit ils les qualifient rétrospectivement de mythes, soit ils diagnostiquent l’entrée dans un « nouvel âge » ou un « nouveau régime de l’art » qui s’étaye sur la valeur d’authenticité individuelle plus que sur celle d’autonomie subjective (Luc Ferry), qui rompt avec l’aura des œuvres uniques pour tout esthétiser sans distinction (Yves Michaud). C’est le règne de l’arbitraire subjectif et de la mode qui, dans son incessant renouvellement, instaure le règne de l’éphémère (Yves Michaud, Gilles Lipovetsky12).

Une discussion approfondie impliquerait, comme souvent, de sortir du débat franco-français et de convoquer, en particulier, les critiques et philosophes anglo-saxons qui avaient initié la discussion dès avant la Deuxième Guerre, de Clement Greenberg à Harold Rosenberg, de Nelson Goodman à Arthur Danto. Tous, probablement, nous feraient converger vers la question : Castoriadis n’est-il pas passéiste en matière d’art ? Il serait peu charitable de l’accuser de répéter de manière irréfléchie l’attitude de chaque génération vieillissante à l’égard de ce que produisent les nouvelles générations et dans quoi elle n’arrive pas à se reconnaître. La preuve en est que les défenseurs de l’art contemporain ne reprochent guère à ses contempteurs d’être aveugles, par conservatisme, aux nouveaux chefs-d’œuvre, mais de ne pas reconnaître l’existence d’un nouveau régime de l’art ayant rompu avec les catégories anciennes de l’esthétique du beau et du goût, de l’universalité et de l’immortalité. Il s’agit de poser à l’art de toutes autres questions en cessant d’en chercher, en vain, l’essence, ce que Rosenberg a nommé sa « dédéfinition ». Ainsi, c’est moins la création radicale d’une nouvelle forme de l’art que l’époque contemporaine propose que le principe « anarchique » du anything goes que Feyerabend défendit en son temps dans le domaine épistémologique.

Pour Castoriadis, l’honneur des hommes consiste dans la valeur de leurs réalisations. Ils sont doués potentiellement d’autonomie et celle-ci une fois imaginée les inscrit, à condition qu’elle soit entretenue, dans un mouvement sans fin de recherche de la vérité, de la justice et de la beauté. Castoriadis est convaincu, comme Hegel, que « rien de grand ne se fait sans passion », et rien, sauf la conjoncture d’« une basse époque », n’empêche a priori que les hommes puissent retrouver le chemin de la puissance de création, en soi inépuisable, de nouvelles formes. L’éclipse du grand art ne peut être justifiée ni métaphysiquement ni historiquement. Il ne renvoie jamais qu’à la liberté et la responsabilité des hommes.

Olivier Fressard

Judith Butler, LE RÉCIT DE SOI, Paris, Puf, coll. « Pratiques théoriques », 2007, 140 p., 16 €

La réflexion de Judith Butler porte sur la relation qui unit le sujet et les normes et sur la manière dont le rapport à soi est traversé par des injonctions sociales. L’idée d’une extériorité de la conscience aux normes est depuis toujours étrangère à cette entreprise qui ne prône nullement le modèle idéaliste de la « transgression ». Il s’agit pour Butler de faire droit à une exigence en apparence plus modeste, celle de ne pas laisser à la norme le soin de définir ce qu’est une « vie vivable », une vie qui mérite d’être vécue et racontée. Cette prescription s’inscrit dans le sillage de la maxime de Michel Foucault : « Tâchons de ne pas être trop gouvernés. » D’un point de vue qui est indissociablement éthique et politique, il ne s’agit pas tant de se libérer des normes que de refuser leur pouvoir de sanction sur les vies.

La figure de Foucault est du reste omniprésente dans ce livre qui s’ouvre et s’achève sur une évocation de l’auteur du Souci de soi. Pour Butler aussi, il faut comprendre comment l’assujettissement aux normes peut devenir le principe d’une subjectivation qui laisse une place à « l’inventivité morale ». Certes l’éthique individuelle est indissociable du contexte social où elle s’élabore : à l’inverse de ce que suggèrent les morales de l’autonomie, le sujet n’est jamais seul à poser la norme à laquelle il souscrit. Contrairement à la représentation spontanée qu’il a de lui-même, le sujet n’est pas une donnée première, mais un effet des normes qui le constituent. Pour autant, il y a une place pour un « je » et pour un apprentissage subjectif de la liberté et c’est dans ce milieu entre autonomie et assujettissement que se pose la question du récit.

Le Récit de soi est une tentative pour déceler la part de liberté qui est à l’œuvre dans les histoires que nous forgeons sur notre propre compte. Est-il sûr que c’est de lui que parle le sujet lorsqu’il se raconte ? Le récit possèdet-il le pouvoir de redonner du sens à une vie qui, sans lui, serait abandonnée à l’incohérence ? Si la subjectivité se trouve à l’articulation de la morale (centrée sur l’intériorité) et du social (orienté sur des normes), il ne sert à rien de partir du sujet comme d’un être autosuffisant. Pour se définir, le « je » doit plutôt se faire sociologue de luimême et admettre, contre les fausses évidences de la conscience de soi, que son histoire est celle de sa relation aux normes. Cette thèse préalable permet à Butler de porter un regard critique sur deux orientations massives de la pensée morale contemporaine : les problématiques de la reconnaissance et les éthiques de la narration.

Concernant les premières, l’auteur propose une « explication posthégélienne de la reconnaissance ». Elle accorde que le rapport à soi est toujours traversé par la relation aux autres et que le sujet ne se reconnaît qu’à la condition d’être reconnu. Mais encore faut-il convenir que les normes qui rendent possible cette reconnaissance mutuelle ne sont pas celles d’un sujet libre, puisqu’elles sont sociales. Dans tous les domaines (développement personnel, féminisme, lutte des minorités sexuelles ou culturelles), les revendications identitaires n’épuisent pas le contenu d’une vie pour cette raison qu’elles adoptent le plus souvent des normes qui « contestent la singularité de mon histoire » (p. 37). Pour être reconnue, une vie doit certes être revendiquée, mais il est, d’une part, illusoire de croire qu’une revendication épuise le sens d’une vie et, d’autre part, dangereux de laisser aux autres le soin de légitimer une existence.

Contre le modèle spéculaire de la reconnaissance, Butler tient donc que le rapport aux autres est au principe d’une opacité à soi : la transparence n’est pas moins impossible entre un sujet et les autres qu’entre moi et moimême. Plutôt que sur le désir équivoque de reconnaissance, l’éthique doit donc être fondée sur « la reconnaissance des limites de la reconnaissance » (p. 42). Cette réserve à l’égard de l’injonction sociale à manifester son identité rappelle ce que Foucault écrivait à propos des pratiques de la « confession » et de l’« aveu » qui ont parfois été investies par des théoriciens de l’émancipation. On répliquera que, pour être reconnu, un sujet doit bien se dire. Mais est-il toujours au pouvoir du sujet de se dire ? C’est la question qui anime tout l’ouvrage. Butler discerne une forme de « violence éthique » dans cette obligation contemporaine de se revendiquer soi-même. L’auteur défend plutôt l’idée d’une tolérance, et même d’un pardon, à l’égard de ce qu’un sujet ne peut savoir de luimême et qu’il n’est donc pas toujours en mesure de désirer voir reconnu.

Ces remarques sur les limites du modèle de la reconnaissance culminent dans la thèse selon laquelle un sujet doit être laissé libre de donner plusieurs versions de lui-même. On accède ici au deuxième volet de l’argumentation de l’auteur, celui qui vise à relativiser la pertinence éthique du « récit de soi ». Butler retrouve les analyses développées dans la Vie psychique du pouvoir qui associaient la subjectivité à une « scène d’interpellation » : dire « je », c’est toujours répondre à la demande plus ou moins bienveillante d’un autre13. Dans ces conditions, le désir de se raconter et de mettre sa vie en récit n’est pas un désir naturel, il est généralement le fait d’une injonction sociale à la transparence qui incite les individus à rendre compte d’eux-mêmes.

Même si elle ne se laisse pas ramener au modèle nietzschéen de l’accusation, la scène du récit de soi est donc presque inévitablement une scène juridique. C’est pourquoi Butler choisit l’exemple du « transfert » psychanalytique au cours duquel un sujet est certes invité à se raconter, mais sans que son récit soit, en principe, l’objet d’une évaluation morale. Dans une description très fine du pacte analytique, l’auteur montre que le récit de soi réussi est celui dans lequel le sujet se voit reconnu un droit à l’incohérence. Le recours à la psychanalyse contre les conceptions classiques du récit de soi n’est pas hasardeux : « Dire comme certains qu’il faut raconter le soi, que seul un soi raconté peut être intelligible et survivre, c’est dire que nous ne pouvons survivre avec un inconscient » (p. 66). L’inconscient figure cette part non choisie de nous-mêmes, cette préhistoire dont nous ne pouvons faire aucun récit et qui est pourtant bel et bien la nôtre.

Il demeure donc, au fond de toute vie, une part d’inénarrable. Ce qui échappe au récit de soi, et donc au projet de maîtrise du sujet, ce sont précisément les normes qui le constituent et dont l’inconscient est le meilleur exemple. C’est pourquoi, d’après Butler, « l’unique histoire que le “je ” ne peut pas dire est celle de sa propre émergence comme “je ” » (p. 67). La thèse porte loin et emprunte à une distinction élaborée par Hannah Arendt : le narrateur d’une vie (et d’une action) n’est pas l’auteur de cette vie. En effet, le sujet n’est pas présent au commencement de son histoire, il est toujours en retard sur son origine. Cette origine est définitivement perdue et cette perte explique tout ce que Butler nomme ailleurs la « mélancolie du sujet », une définition psychologique de sa finitude.

En définitive, le sujet se trouve renvoyé à une situation de non-appartenance à lui-même qui ne permet pas au récit de soi d’être un instrument de totalisation de l’expérience. Pour illustrer cette logique de la non-appartenance, Butler convoque deux auteurs apparemment inconciliables : Laplanche et Levinas. Cet art des rapprochements inattendus s’avère fécond puisque, pour ces deux penseurs, le sujet n’est jamais en mesure de reconstituer seul le sens de son expérience. Qu’il s’agisse de l’inconscient (Laplanche) ou d’autrui (Levinas), une interpellation précède la formation du moi : le sujet est dépendant d’un trauma ou d’une rencontre. La perte de la maîtrise ne doit pas seulement être acceptée, elle peut parfois être revendiquée par un sujet qui désire voir reconnu ce qu’il ignore de lui-même non moins que ce qu’il sait.

La thèse principale du livre consiste donc à marquer les limites de la « reconstruction narrative d’une vie ». On regrette que, sur ce point, Butler n’ait pas entamé une confrontation avec Paul Ricœur et le concept d’« identité narrative ». Le dissensus porte de toute évidence sur l’idée, défendue en particulier dans Temps et récit, d’une « structure pré-narrative de l’expérience ». Pour Butler, la structure de l’expérience n’est précisément pas de l’ordre d’une histoire et elle ne peut faire l’objet d’un récit, puisqu’elle s’identifie aux normes sociales venues du dehors. Mais de ce que je ne suis pas présent à l’origine de mon existence, faut-il conclure à l’impossibilité de faire récit de cette origine ? Le pouvoir du récit n’est-il pas précisément de rendre contingentes les normes en les incluant dans une histoire ? La théorie ricœurienne des « variations imaginaires » constituerait sans doute une arme efficace contre ces fixations du « je » dans une identité forclose dénoncées par Butler.

Il reste que le fait de fixer des limites aux pouvoirs du récit permet à l’auteur de proposer une théorie extrêmement subtile de la responsabilité. Comme Levinas, Butler refuse de penser la responsabilité à partir de la liberté puisque cela impliquerait de faire du sujet le résultat d’un choix continu. Peut-on alors soutenir le paradoxe lévinassien par excellence qui veut que je sois responsable de ce que je n’ai pas fait ? Oui, à la condition de distinguer clairement responsabilité et culpabilité et de montrer que la première porte sur la part non choisie du soi, qu’il s’agisse de l’inconscient ou de l’injonction du visage d’autrui. Cela revient à dire qu’une relation morale à soi et aux autres ne peut être élaborée que sur le fond d’une dépossession : l’éthique présuppose la finitude du sujet. La pointe de l’argument de Butler est que cette dépossession est aussi une libération par rapport aux exigences sociales de plus en plus contraignantes de faire valoir son identité.

Michaël Fœssel

Jean-Maurice de Montremy, LE SOLEIL NOIR. RANCÉ, Paris, Perrin, 2006, 401 p., 22 €

Jean-Maurice de Montremy est chez lui dans cette Fronde compliquée où l’on se perd malgré la toponymie des grands clans (Condé, Gondi et Retz, Conti, Orléans …). Mazarin couvre de sa cape rouge la première période du récit, les dorures apolliniennes du monarque Louis XIV, la seconde. Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé est né le 9 janvier 1626 à Paris et mort le 27 octobre 1700 à Soligny-la-Trappe. Ce prénom, ces lieux de naissance et de mort, claquent comme des bannières : il porte le même prénom que son parrain le cardinal de Richelieu. La Trappe est le site éponyme des futurs couvents de trappistes (une authentique « multinationale » dit l’auteur), ces moines cisterciens « réformés » par Rancé. Quant à Paris, quand il naît, elle est la capitale du royaume désordonné des années Louis XIII et Mazarin. Il rencontre Marie de Bretagne, duchesse de Montbazon, de quinze ans son aînée. Mariée très tôt à un vieux soudard, elle tient salon et se délasse avec des hommes jeunes. Rancé, malgré la prêtrise (à 25 ans, en 1651), entretint avec celle « dont le temps augmentait les appas » des relations qui firent jaser. La duchesse meurt dans des circonstances dramatiques en 1656. Il est secoué jusqu’au fond de l’âme et, comme si un saint prêtre enclavé dans l’abbé mondain demandait à vivre, il laisse éclore une vocation étouffée par les divertissements du monde. Il rejoint le monastère dont il est « abbé commandataire » (l’actionnaire principal en quelque sorte) pour en devenir l’abbé régulier à partir de 1663 : il a trente-sept ans. Il lui en reste autant à vivre pour réformer son couvent et son ordre, où il s’éteindra en tutoyant la mort.

Après les querelles de la cour et de la ville, Rancé trouve un couvent délaissé, habité par quelques moines errants, clochardisés, coureurs de gibier et indociles. Il aura fort à faire. Au lieu de la paix espérée des forêts, ce sera la guerre pour la sainteté. Conseillé par Bossuet, il écrira un livre sur le sujet : De la Sainteté (1684). On ne réforme pas sans douleur. Le retour aux sources, qui habite tout réformateur, soulève inimitiés et incompréhensions. Les « abstinents » et les « austères » de la stricte observance s’opposent aux « mitigés » dont la commune observance admet plus volontiers les charmes du monde. On se dispute sur le confort, le menu (le « gras » et le « maigre »), les offices nocturnes. Les purs, qui sont « comme des anges », ne détestent rien tant que l’adaptation au monde, comme on dirait. Pour eux, le monastère est l’arche sainte au large des ravages du déluge.

Deux Rancé ont cohabité, l’inflexible du couvent, et le flexible directeur des âmes. L’un n’a point fléchi sur l’ordre divin et la rudesse monastique ; l’autre comprit que l’âme – l’individu – reste fondamentalement indocile à toute mainmise, fût-elle divine. Dilemme sans issue. Catastrophe en vérité : voici que l’absolu délivré des errances du péché, confirmé par l’univers et exalté par la prière et la pénitence, accouche de la liberté individuelle, fille frondeuse et mère future d’imparables désordres (jansénisme, quiétisme, « libertinisme » puis bientôt libertinage …). L’abbé comprend cela comme un père les frasques de sa fille. Le classicisme rugueux du converti vibre de colères, et progresse au cours du siècle d’une naissance guerrière et baroque, sous Louis XIII, vers une fin dont le doigt touche l’aube des Lumières.

L’érudition de Montremy, son écriture claire, précise et caustique, dégage des perspectives inattendues (par exemple le jeu social ambigu de Molière, dont les moqueries dans Tartuffe ou Les Précieuses renforceraient l’autorité du Roi-Soleil …). Plus encore, il donne à penser. Une analogie le traverse. Ce xviie siècle, né et grandi dans le trouble et la violence, s’achève dans l’ordre versaillais ; il a son répondant dans les âmes qui, elles aussi, évoluent d’une passion sensuelle et « frondeuse » vers l’austérité post-pascalienne de la fin du siècle. Mais, du coup, le jansénisme pointe son oreille, et, avec lui, le libre examen, qui déplaît tant au roi. Voilà le renversement : bien loin de faire des sujets soumis, l’obéissance à Dieu engendre une liberté radicale. Le sujet comprend qu’il n’est plus assujetti, il n’est plus objet livré au bon vouloir d’un autre, fût-il monarque. Cela vaut aussi pour les moines. C’est pourquoi ce livre est passionnant : en parlant d’un réformateur, il parle d’une civilisation qui bascule du monisme à l’individualisme, de la conciliation imposée au conflit ouvert : l’arche des trappistes, habituée aux calmes lointains de la terre, est revenue dans le déluge de la « bataille d’hommes » (Rimbaud). Il est décidément impossible, dans le monde, d’échapper au monde.

Pierre Mayol

Daniel Pézeril, PASSAGE DES VIVANTS, Textes réunis et préfacés par Florence Delay Paris, Cerf, 2007, 208 p., 20 €, SPINOZA L’ÉTRANGER, Texte établi par Florence Delay Paris, La nuit surveillée/Cerf, 2007, 110 p., 14 €, RUE NOTRE-DAME, Paris, Cerf, 2007, 192 p., 17 €

Monseigneur Daniel Pézeril (1911-1998) est un écrivain mal connu qui a écrit des pages fortes sur les liens de la vieillesse et de l’enfance. Rue Notre-Dame fait écho au temps de l’enfance qui joua pour lui un rôle décisif si l’on en juge par la belle ouverture de Passage des vivants. Dans ce recueil, le futur juste qui accueillait des juifs durant la guerre rappelle qu’il a donné sa vie – comme un prêtre donne sa vie à un autre – comme son père et trois de ses oncles l’avaient donnée en 1914 en partant sur le champ de bataille (« Naïvement et sans m’en rendre compte, je m’attendais à un monde réanimé, ayant l’esprit et le cœur que, non sans raison, j’attribuais à mon propre père. Très vite, il en fut autrement. La désillusion fut amère [ …] Ayant à mon tour à donner ma vie pour qu’elle ait un sens, j’en suis venu au désir de m’y engager comme lui, avec lui. C’est ainsi que, très tôt, je me suis mis à exister personnellement et de mon propre chef – dans le plus grand secret – comme un prêtre de demain. Oserai-je le dire ? Instruit douloureusement par l’expérience de mon père »). Le don est le préalable, l’amitié en est l’une des formes. L’amitié avec des écrivains essentiels : avec Georges Bernanos dont il sera l’éditeur, avec Albert Béguin, lui aussi proche de Bernanos et connaisseur inégalé de l’esprit romantique (Béguin dont Pézeril parle si bien quand il évoque, dans des pages qui devraient intéresser les historiens, au caractère délicat et malheureux de l’ancien directeur d’Esprit), et avec José Bergamin qu’il a connu à Paris. À l’amitié de Françoise Delay – qui éveille si bien à la connaissance du monde hispanique (voir Pedro et le commandeur de Lope de Vega au Théâtre français cette saison) et de l’œuvre de José Bergamin – on doit ce recueil où le quatuor Pézeril-Bernanos-Béguin-Bergamin est un « monde commun » où s’écrivent des variations sur le bien et le mal. Mais la littérature n’est pas ignorante de la pensée, et la philosophie n’est jamais loin de la fiction. La lecture par Daniel Pézeril de Spinoza est une surprise (des annotations anciennes ou récentes, celles qui datent du cours de Léon Brunschvicg quand Pézeril était son étudiant, les notes de l’édition Appuhn cher Garnier-Flammarion relues et reprises lors d’un séjour à l’hôpital). Pour celui qui croit au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu si rationnel et si sûr de Spinoza est étrange, étranger. Mais Pézeril ne cesse de s’interroger sur cet « éternel toujours actuel » qui traverse l’Éthique du Hollandais (« Le Hollandais » est le titre du premier chapitre). Marquant ses distances, l’ami de Bernanos, soucieux du mal comme lui, lit et relit Spinoza à travers Descartes, Pascal, et Stendhal. Stendhal ! Ce qui le retient, c’est la force de l’imprévisible, et de citer Albert Béguin à propos de Stendhal, pour nous dire que, chez Stendhal comme chez Spinoza, l’imprévisible prime. Celui qui lui est si étranger est porté par cet imprévisible, par la volonté d’être surpris. Mais il y a là la recherche d’un autre imprévisible que le sien, celui pour lequel il a opté à la fin de l’enfance quand il a décidé, en écho à son père mort pour pas grand-chose, de se donner à un Dieu autre que celui de Spinoza. Rarement auront conversé entre eux des vivants et des morts toujours vivants. On ne peut que remercier Florence Delay de poursuivre cette expérience d’une amitié à plusieurs, de cette communauté qui n’en finit pas de passer grâce à elle aujourd’hui.

Olivier Mongin

Jean-Loup Bourget, HOLLYWOOD, UN RÊVE EUROPÉEN, Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma », 2006, 286 p., 23 €

À la question « qu’est-ce que l’Amérique a apporté à la culture mondiale ? », les Américains aiment répondre (avec Stanley Cavell) : « Son cinéma. Hollywood. » Quoi de plus spécifiquement américain, en effet, que ce mixte d’industrie et d’art où un peuple d’immigrés s’est forgé des représentations de soi, un rêve commun, une destinée nationale ? Et pourtant … Là comme ailleurs, la dette de l’Amérique à l’égard de la vieille Europe est considérable. Là comme ailleurs, le génie de l’Amérique a été de s’approprier des thèmes, d’incorporer des styles, d’adapter des œuvres, de transformer des personnages ou des types humains, d’utiliser des talents, venus d’ailleurs (d’abord d’Europe).

Dans le film de Rob Reiner, Say Anything (Garçon chic pour nana choc, 1985) – qui constitue un répertoire d’images typiques de l’Amérique (Americana) –, John Cusak avoue au cours d’un repas très convenable que, dans la vie, il ne souhaite « rien fabriquer (produce) ni rien transformer (process) », ce qui marque d’emblée son étrangeté. Comme le suggère Cavell14, cette réplique anodine met au jour un trait profond de la culture américaine : elle s’épanouit en transformant des héritages, en les réinventant15. Hollywood est né de l’ambition de « recréer l’Europe », comme le dit Jean-Loup Bourget. Le cinéma hollywoodien n’aurait pas été ce qu’il est sans la puissance économique américaine, sans l’idéal politique et religieux de a city upon the hill, sans les chefs-d’œuvre du transcendantalisme (inspirés de Kant déjà !). Mais sans le labeur, le talent et les rêves de techniciens, de comédiens, de producteurs, de réalisateurs européens, qui ont émigré en Californie entre 1920 et 1960, il n’aurait pas existé. En éclairant l’empreinte laissée par ces hommes et par la culture européenne (les styles artistiques, à commencer par l’expressionnisme) sur l’industrie hollywoodienne, Bourget propose finalement de voir dans le « rêve américain » sorti des studios la projection d’un « rêve européen » enfin possible, enfin accessible. Manière d’inviter le lecteur à reconnaître dans les chefs-d’œuvre du cinéma américain (qui ont suscité dans les années 1960 une admiration fondatrice pour la cinéphilie française) la projection de ses propres rêves. Pareils et différents.

Le « classicisme hollywoodien16 » s’est nourri d’apports européens, à tous les postes de création. On le sait depuis les travaux pionniers de Lotte H. Eisner sur Murnau, Max Reinhardt et l’expressionnisme (en 1964-1965) ; depuis les articles de Jacques Goimard sur le cinéma hollywoodien (publiés à partir de 1963 dans Les Cahiers du cinéma) ; voire depuis les analyses du « film noir » de Chartier dans l’immédiat après-guerre (1946). Mais l’arbre allemand a longtemps caché la forêt. L’importance de l’émigration judéo-allemande à Hollywood masquait d’autres transferts moins visibles. On a compris ensuite, au cas par cas (au rythme où paraissaient les biographies de cinéastes, leurs journaux parfois, et les premières monographies) le rôle crucial que jouèrent des Autrichiens, des Tchèques, des Hongrois, à Hollywood, grâce aux travaux de Marion et Amengual sur Stroheim (1966), de Bogdanovich sur Lang (1969), de Halliday sur Sirk (1971), de Rohmer et Chabrol sur Hitchcock (1957), et de Ciment sur Stroheim, Sternberg et Wilder (dans les années 1960). Sur la base de ces écrits des années 1960, le risque était de céder au penchant auteuriste, d’opposer quelques figures « héroïques » résistant à la standardisation hollywoodienne à la masse des cinéastes européens qui se sont pliés à une américanisation de leurs thèmes et de leurs personnages (Lubitsch, Hitchcock, Preminger) ou de se laisser aveugler par certains conflits homériques avec les studios (de Eisenstein, Buñuel, Murnau, ou encore Ophüls).

Mais depuis une quinzaine d’années de nombreuses études ont été produites dans les départements d’études cinématographiques des universités. Les critiques de cinéma ont également rassemblé témoignages, analyses et entretiens17. Les analyses de la présence de thèmes, de scénarios, de comédiens ou encore de styles européens dans les productions hollywoodiennes, ont gagné en précision et en finesse. Grâce au livre de Bourget, ces nouvelles connaissances peuvent désormais s’appuyer sur une vision d’ensemble claire et profonde qui en éclaire les enjeux théoriques. Il offre une synthèse magistrale de la littérature scientifique sur les Européens à Hollywood18, qui nourrit une réflexion profonde sur l’Amérique, le cinéma, les hybridations artistiques et l’histoire de l’art en général engagée dans de précédents ouvrages19.

Loin de déconstruire le rêve produit à Hollywood pour le « démythifier », Bourget montre comment le classicisme hollywoodien se prolonge dans certaines œuvres récentes du cinéma américain, et il s’attache à peser la part d’invention, de recréation, de nouveauté qui revient à Hollywood. On imagine aisément que pour qui sait repérer dans les grands films hollywoodiens des types ou des personnages européens, pour qui reconnaît la pièce de théâtre originale viennoise derrière son adaptation cinématographique, pour qui voit dans l’esthétique d’un film noir l’influence de courants artistiques européens, la tentation est de se fixer sur les résurgences, les permanences et les « transferts », et de s’aveugler aux nouveautés qui percent dans les reprises hollywoodiennes. Les études réunies dans Vienne et Berlin à Hollywood20 insistent sur les sources, les origines, les héritages européens, levant chacune un coin du voile sur la présence européenne dans le cinéma hollywoodien. Le résultat est d’une immense érudition et d’une grande précision. Jean-Loup Bourget, qui est américaniste de formation, fait un pas de plus en direction de la théorie de l’art et de l’histoire des États-Unis, en montrant que le cinéma américain est fait de recréations qui engagent une synthèse des influences et des arts européens, et en montrant comment l’Amérique a inventé de nouvelles formes esthétiques au hasard de ses plagiats : mélanges de gothique et de mélodrame, d’expressionnisme et de réalisme.

L’histoire du cinéma, comme l’histoire de l’art, comme celle de la littérature, montre le déploiement d’un double mouvement : formes et récits sont sans cesse transférés d’une culture nationale ou régionale dans une autre, mais ces transferts suscitent, de façon presque mécanique, des effets originaux.

(p. 11)

Derrière la voix de l’historien du cinéma hollywoodien classique, celle de l’américaniste, on entend la voix du critique de cinéma (membre du comité de rédaction de Positif) qui rend compte tous les mois de son plaisir de spectateur devant des productions récentes des studios ou du cinéma indépendant américain21. Dans un style alerte, Bourget réunit une foule de données parfois drôles et surprenantes pour décrire le « génie du système », « sa capacité de soumettre tout corps étranger à la norme hollywoodienne » (p. 178).

L’étude génétique des sources du cinéma hollywoodien aboutit à une thèse forte, à la fois historique et esthétique : le « rêve hollywoodien » est le produit de deux « vagues » successives d’immigration et de transferts qui ont lieu soit au sein de l’industrie cinématographique (transferts de personnes, de compétences, de savoir-faire, de formes et de récits), soit d’autres arts vers le cinéma. Le « classicisme hollywoodien » est nourri d’influences européennes souvent extérieures au cinéma : du théâtre hongrois, du dessin (l’expressionnisme, le symbolisme), de l’architecture (le Bahaus), de la littérature (le surréalisme, le gothique, les adaptations de Shakespeare et Dickens), de la musique européenne. La première vague des Européens à Hollywood, dans les années 1920 (avec la venue des Allemands Lubitsch, Murnau, Leni, des Scandinaves Sjöström, Stiller, Christensen, Garbo, des Hongrois Kertész (Curtis), Fejos, et des Russes blancs comme Mosjoukine, souvent à l’invitation des studios), conforte le « règne du metteur en scène » et la suprématie artistique du cinéma allemand. La seconde phase, dans les années 1930 et jusqu’au début des années 1940, est impulsée par les persécutions raciales et les victoires militaires du Troisième Reich en Europe (Lang, Reinhardt, Wilder, Siodmak, Ophuls, Brecht, mais aussi les Français Clair, Gabin, Renoir, Duvivier, Morgan émigrent alors à Hollywood). L’après-guerre voit au contraire un reflux vers l’Europe à l’époque du maccarthysme (Brecht retourne en Allemagne, Losey en Angleterre, Dassin en France).

Les analyses du professeur en études cinématographiques à l’Ens Ulm sur les transferts européens à Hollywood (pastiches, naturalisations, hybridations) justifient pleinement (a posteriori) la création (en 2004) d’une section cinéma au sein de la Passerelle Arts de l’Ens pour intégrer la réflexion sur le cinéma et son histoire à la théorie et l’histoire de l’art en général. Elles nous incitent à revenir sur l’événement que constitue Hollywood, à en ressaisir le sens. À l’heure où d’autres publications importantes consacrées au « dépassement » de Hollywood dans le cinéma américain ou sur l’idéologie qui y préside – le nouvel Hollywood, les années Reagan22 –, semblent supposer que nous savons ce qu’est Hollywood, Bourget montre que pour comprendre ce que Hollywood a apporté de nouveau, il faut pouvoir identifier ses sources, ses dettes européennes et dépasser quelques mythes. Ainsi, l’idée que Hollywood aurait été façonné par des juifs européens construisant habilement une vision mythologique de l’Amérique (tout en menaçant les valeurs puritaines) a été analysée et mise en cause par Michael Rogin dans Black Face, White Nose23 ; ou encore, que le film noir serait né de l’influence germanique à Hollywood. Par-delà les correctifs locaux, cet ouvrage apporte une vision de Hollywood comme matrice artistique. Il nous convainc que le cinéma américain a su puiser dans les six autres arts pour innover sur le plan formel, et que l’âge d’or du cinéma hollywoodien regarde autant vers l’Europe que vers ses nouvelles frontières américaines24.

Élise Domenach

Jacques Aumont, MODERNE ?, Paris, Cahiers du cinéma, 2007, 128 p., 9 €

Les Cahiers du cinéma lancent une nouvelle collection, intitulée « 21e siècle », composée de « petits livres d’intervention sur la situation contemporaine du cinéma ». Cette ambition se limite toutefois, comme le signale le texte de présentation de la collection en quatrième de couverture, à « réfléchir sur et avec le cinéma dans l’environnement des Cahiers ». Fort heureusement, Jacques Aumont est parvenu à passer outre ce repli sur soi. Professeur à la Sorbonne nouvelle et directeur de recherche à l’Ehess, il propose même, avec ce nouveau livre un brin provocateur, de laisser de côté la conception de la modernité cinématographique telle que l’ont défendue des décennies durant les Cahiers du cinéma (avec le succès institutionnel que l’on sait), pour édifier une conception plus ouverte, et plus solide du point de vue épistémologique.

La modernité estampillée Cahiers provoque d’emblée l’étonnement de l’auteur. Il l’assimile moins à une stylistique qu’à une mystique, avec ses prophètes (le jeune Jacques Rivette), ses Écritures (de Daney à Deleuze), son propagandiste (le Godard des Histoire(s) du cinéma), et sa Congrégation de la propagation de la foi (dirigée par Alain Bergala). Son Dieu ? Quelque chose comme le Réel, que débusqueraient certains cinéastes pourvoyeurs d’ontologie, de Rossellini à Kiarostami, dans des films en forme de miroirs du monde. Jacques Aumont n’a pourtant pas écrit un pamphlet dirigé contre cette idée, car ce n’est pas une idée, mais une croyance ; or, dit-il, « il est assez indécent d’avoir une opinion sur une croyance qu’on ne partage pas ». La réflexion a donc été portée ailleurs.

Il s’agit bien de réflexion, dans le survol de l’histoire du cinéma qui nous est proposé par la suite, car l’auteur présente des paradoxes. Celui du classicisme hollywoodien, par exemple : comment peut-on parler de classicisme à propos d’une pratique comme le cinéma, qui se trouve dans les années 1930 « en accompagnement constant de la vie moderne » ? Comment Citizen Kane peut-il être aussi moderne et incarner « un présent fait de tradition » ? Comment le cinéma de Rossellini peut-il être anti-classique et receler autant de « qualités chrétiennes » ? Nombre de ces paradoxes rappellent ceux qu’Antoine Compagnon avait évoqués, pour ce qui concerne le champ littéraire, dans les Cinq paradoxes de la modernité (1990). Et notamment cette constatation selon laquelle l’idée même de Modernité oblige à une vision hégélienne de l’art : naissance, apogée, décadence … et fatalement la mort, à laquelle il faut faire face. Jacques Aumont consacre ainsi au « règne des pleureuses », qui entonnent le couplet de la « mort du cinéma » (Daney, Godard), un savoureux passage.

Mais les larmes vont vite sécher. Grâce à quelques tours de passe-passe philosophiques, la Modernité au sens de Rossellini revient dans les années 1980 sous forme de mètre étalon indépassable. Encore un paradoxe, celui d’une modernité figée en canon – qui plus est, un canon éthique bien davantage qu’un canon esthétique. Les cinéastes Straub et Huillet l’incarnent à merveille, avec leur « désir radical de sauver le réel », et leur croyance dans la « capacité ontologique » du cinéma. Satisferont aussi à l’exigence de la révélation du Réel, de diverses manières, Gus Van Sant, Hou Hsiaohsien, et bien sûr Abbas Kiarostami. Jacques Aumont n’est pas convaincu par ce retour au canon, et porte à nouveau la discussion ailleurs. Ainsi, sous couvert de légitimer une certaine modernité, le regain d’intérêt des philosophes a surtout réussi à faire voir dans le médium cinématographique un « mode de pensée, original et puissant ». Nombre de spectateurs l’avaient d’ailleurs intuitivement saisi :

Dans quel autre secteur des arts le public populaire (non spécialiste, non doté d’une culture particulière) acceptet-il de fréquenter les œuvres du passé sur le même pied que les œuvres récentes ? certes pas en musique, où règne la mode, et où l’héritage du passé n’est plus géré que par des élites ; ni en peinture, où les expositions à public de masse ne vont pas au-delà du vingtième siècle.

(p. 112)

Loin de la conformité au standard ontologique rossellinien, Jacques Aumont cherche plutôt le modèle théorique de la modernité dans le champ des arts plastiques. Car, il faut le reconnaître, c’est là que ce modèle est le plus systématiquement interrogé, dans toutes ses implications formelles au moins, par les artistes. « Comme l’art en général, écrit-il, le cinéma est devenu simplement contemporain. » Des films se tournent désormais qui « peuvent fonctionner comme des œuvres d’art » : certains longsmétrages du circuit art et essai pourraient très bien se retrouver au musée (comme Tarnation, Jonathan Caouette 2004), et inversement certaines œuvres de plasticiens se voir distribuées en salle (Blanche-Neige Lucie, Pierre Huygue 1996). Foin des étiquettes (moderne, postmoderne …), c’est dans ce balancement, entre le cinéma comme art et le cinéma comme industrie, que se glissent des films qui « continuent d’offrir des idées de cinéma ».

Laurent Jullier

Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, LA FEMME FATALE, Paris, Albin Michel, 2007, 230 p., 18 €

Ce récit de la campagne électorale présidentielle par deux journalistes du Monde chargées de suivre la candidate socialiste illustre les difficultés du journalisme politique durant la dernière campagne électorale. Quelles sont ces difficultés ? Pas seulement le risque de connivence, tel qu’il a pu être dénoncé, entre autres, par le candidat François Bayrou, avec le bénéfice qu’on sait. Pas seulement l’endogamie, qui a conduit au retrait de trois journalistes présentatrices de journaux télévisés le temps de la campagne, et qui aurait pu toucher aussi des journalistes de la presse écrite si la liaison de François Hollande n’était pas restée une sorte de secret de famille (mal gardé, comme ils le sont toujours). Ni encore de la confusion des genres pratiquée par Nicolas Sarkozy quand il sature le temps médiatique, qu’il affiche ses amitiés avec des grands patrons propriétaires de groupes de communication, qu’il recrute des commentateurs politiques comme conseillers à l’Élysée.

Au-delà de ces phénomènes, qui justifient à eux seuls une attention particulièrement critique à l’égard de l’évolution des médias, c’est la transformation de la campagne électorale en une sorte de feuilleton (de « saga », écrivent les auteurs) qui trouble les règles du journalisme politique. Pourquoi les grands rendez-vous politiques sont-ils suivis de la publication très rapide de ces livres d’après-coup ? Estil encore possible de trouver une bonne distance entre le politique et le journaliste ?

Le projet du livre intervient tout d’abord pour redonner une lecture d’ensemble de la campagne présidentielle, là où le suivi quotidien dans le journal découpe l’information en séquences à partir desquelles il n’est pas toujours facile de reconstituer les grandes lignes de force des événements. Certes, quand le livre paraît, le résultat est connu et le récit se trouve rétrospectivement orienté et simplifié par la réduction de l’incertitude centrale de la campagne. Mais cela n’explique pas tout : pourquoi y a-t-il autant de « bruit » dans la presse et tant de fluidité dans un livre, semblent se demander les journalistes ellesmêmes ? Le manque de place dans le journal, les conflits internes des rédactions, l’obligation de réactivité aux événements contraignent les journalistes à laisser de côté des scènes, des portraits, des analyses que le livre est ensuite fait pour recueillir. C’est ainsi qu’on suit avec intérêt dans ce livre le fonctionnement de l’équipe de campagne, l’« improvisation maîtrisée » qui oriente les choix de Ségolène Royal, qu’on découvre le rôle de conseillers peu exposés (Nathalie Rastoin, Alain Mergier), qu’on mesure les non-dits, les changements de rythme de la campagne. Mais le « feuilleton », ce n’est pas seulement le découpage des événements, c’est désormais un rapport aux candidats qui tourne à la privatisation. Il ne s’agit plus de la personnalisation, qui prévaut depuis l’élection du président au suffrage universel, laquelle suppose, dans la logique gaullienne qui lui donna naissance, que se noue un lien personnel entre le candidat et le pays. Au cours de cette campagne, on est bien passé de la personnalisation à la privatisation : « résolument romanesque », la campagne a imposé la vie privée des candidats sur le devant de la scène. Cela ne fut pas le fait avant tout d’un public avide d’en savoir plus sur les personnalités, ni de journalistes s’amusant à transgresser les limites du « on » et du « off ». Les deux candidats, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, familiers depuis longtemps des pages de Paris-Match (magazine invité à la maternité même par S. Royal en juillet 1992), ont établi dans leurs discours un lien direct entre leurs capacités personnelles et les accidents de la vie. En particulier, la mésentente Royal-Hollande a posé des problèmes objectifs d’organisation de la campagne, compliquant les liens entre la rue de Solferino et l’équipe de campagne de la candidate, dont les désaccords sur le programme se sont transcrits publiquement.

Le feuilleton, finalement, pose un problème de temporalité et de rivalité dans la maîtrise du tempo : si ce livre a pu paraître transgresser les règles du « off », il s’est avéré le 17 juin au soir qu’il avait essentiellement anticipé les clarifications personnelles de Ségolène Royal et de François Hollande et qu’il avait surtout contrarié leur gestion du calendrier. Si le journaliste est dépendant du rythme imposé par le candidat au cours d’une campagne, auquel il peut d’autant moins se soustraire que son journal doit faire le suivi quotidien des événements, le passage au livre permet de retrouver une forme de maîtrise de la durée. Mais le choix du calendrier suffit-il à rétablir une autonomie suffisante du journaliste politique par rapport aux partis dont ils suivent l’actualité ? Cela renforce en tout cas un double registre du commentaire politique – entre le suivi journalier trop morcelé et les livres plus narratifs, plus indépendants – qui ne peut que le fragiliser alors qu’il est de plus en plus concurrencé par la vogue de l’interpellation directe des responsables politiques par les citoyens, à la télévision ou via internet.

Marc-Olivier Padis

Louise L. Lambrichs, NOUS NE VERRONS JAMAIS VUKOVAR, Paris, Éditions Philippe Rey, 2005, 475 p., 23 €

Philosophe de formation, Louise L. Lambrichs est une romancière reconnue. Les lecteurs se souviendront de ses romans Journal d’Hannah (1993), Aloïs ou la nuit devant nous (2002) et bien d’autres. Lambrichs est aussi historienne ; rappelons le livre les Révoltés de Villefranche (1998), écrit avec l’historien Mirko Grmek, qui traite d’un événement peu connu de la Deuxième Guerre mondiale, une mutinerie survenue dans un bataillon de Waffen SS, en 1943 en France. Dans son nouveau livre, Nous ne verrons jamais Vukovar, Lambrichs revient à l’histoire contemporaine de l’Europe, plus précisément aux guerres en ex-Yougoslavie qui ont marqué la fin du xxe siècle en Europe.

L’originalité de l’analyse de Lambrichs est qu’elle se situe aux confins de trois disciplines – la littérature, l’histoire et la psychanalyse – dont elle se sert pour interroger les événements politiques et littéraires qui ont entouré les conflits en ex-Yougoslavie. Le résultat de cet éclectisme méthodologique est un livre politiquement très engagé, et politiquement incorrect, écrit sous la forme d’une conversation à bâton rompu avec l’Autre. L’engagement de Louise Lambrichs, précisonsle immédiatement, va du côté des victimes des guerres de conquête menées par la Serbie de Slobodan Milosevic.

Le livre de Lambrichs, composé de trois parties, commence par questionner l’engagement politique pro-tchetnik de l’écrivain autrichien Peter Handke. Cet écrivain et intellectuel, dont le rayonnement est européen, a été un défenseur passionné des nationalistes serbes et de la politique d’agression conduite par Slobodan Milosevic contre la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo. Tout récemment en 2006, Handke persiste et signe, en prononçant l’oraison funèbre de Milosevic – le « boucher des Balkans » – lors de ses funérailles à Pozarevac.

Dans cette première partie, Lambrichs souhaite donc répondre à la question suivante : pourquoi Handke s’est-il engagé pour défendre l’idéologie du nettoyage ethnique et la politique d’extermination systématique menée par la Serbie de Milosevic contre ses voisins ? Pour ce faire, elle relit l’ensemble de l’œuvre littéraire de Handke où elle repère ce qui lui apparaît, chez Handke, comme un déni relatif à la question de son origine paternelle – déni qui induit, suivant la clinique freudienne, un mécanisme de répétition. Peter Handke, en prenant la défense de Milosevic, ne reproduitil pas finalement des positions comparables à celles de cet homme qui fut le grand amour de sa mère ?

Handke, à son insu, paraît être le jouet de ce mécanisme [de répétition] qui l’amène à prendre, finalement, des positions comparables à celles de son père [ancien membre du parti nazi], ce père qui ne lui a pas transmis son nom et dont il tait le nom.

(p. 46)

La démonstration faite par Louise Lambrichs est très élaborée, ce que notre compte rendu ne permet pas de refléter.

Après avoir expliqué l’attitude proserbe de Peter Hanke, l’auteure se tourne vers les représentants de l’État français qui ont adopté, eux aussi, une attitude complaisante à l’égard des agressions militaires serbes. Louise Lambrichs nous montre que le mécanisme de la répétition de déni, tel qu’elle l’a identifié chez Handke, a fonctionné aussi au niveau collectif, y compris au sein de l’État français. Pour développer son argumentation, elle examine le passé des relations francoserbes. Ce passé, qui a nourri l’entente entre la Serbie et la France durant les années 1990, reposait sur des perceptions erronées que Louise Lambrichs met bien en évidence. En montrant la complicité de la Serbie dans la Shoah, l’auteure attaque le mythe suivant lequel la plupart des Serbes auraient été résistants pendant la Deuxième Guerre mondiale, mythe qui a nourri l’amitié franco-serbe après 1945. C’est bien en Serbie, en 1942, que les collaborateurs serbes ont proclamé que la Serbie était le premier pays en Europe « libéré des juifs » (p. 157).

La troisième partie du livre porte sur l’attitude très complaisante de l’Europe (l’Union européenne) envers la Serbie et sa responsabilité dans l’éclatement de la Yougoslavie et dans les guerres de succession qu’elle a déclenchées. Louise Lambrichs nous montre que l’Union européenne est prête aujourd’hui à intégrer la Serbie, après une décennie de guerres, sans demander de lever ces dénis historiques qui étaient à l’origine des guerres que la Serbie a conduites contre ses voisins au xxe siècle. Pour preuve, rappelons que le Parlement serbe a voté en 2004 une loi donnant aux collaborateurs serbes (tchetniks) de la Deuxième Guerre mondiale le même statut que les résistants de Tito qui combattaient l’Allemagne nazie et ses alliés. Tant que la Serbie continue à se construire sur une histoire manipulée et falsifiée et tant que les États européens ne réagiront pas à l’imposture des élites serbes, l’impérialisme de la Serbie restera un danger permanent pour ses voisins.

Renéo Lukic

Charles Dobzynski, À REVOIR, LA MÉMOIRE, Poèmes, avec des collages originaux de Ladislas Kijno Esch-sur-Alzette (Luxembourg)/ Trois Rivières (Québec), Éd. Phi/ Écrits des Forges, 2006

Charles Dobzynski a eu la bourse Goncourt de poésie pour toute son œuvre. Car c’est avant tout un poète, et autant quand il écrit des nouvelles, des essais, ou quand il traduit des poèmes, particulièrement la poésie yiddish. Les poèmes de ce livre sont très forts. Le ton est donné dès les trois premières lignes :

Une rue à Varsovie porte le nom de ma naissance et porte le nom de ma mort.

La mémoire fait du passé un présent permanent. C’est l’ironie douloureuse du titre :

Ma mère m’avait prévenu : vivre cela fait mal, la mort se cache dans l’armoire.

Toute la souffrance et la mort des tueries sont là comme si elles n’étaient pas passées, et ne peuvent pas passer :

Voir c’est souffrir double quand dans les yeux sans répit d’autres yeux repoussent,

non sans un humour macabre :

Dans l’hôtel Trois-étoiles-jaunes on lui avait retenu la meilleure chambre à gaz.

Et ce passé rit jaune :

Juin 40. Ils chantaient dans les rues les jouets distribués aux enfants contenaient leur avis de décès.

Mémoire au présent :

Dans les ténèbres je me raccroche à des barbelés les rêves sont électrifiés.

La chose juive est faite de mort :

Un mort en yiddish se dit mès ni message ni liturgie mais fin de toute promesse.

Et cela tourne et tourne sur la langue :

Déjà suinte la nostalgie des juifs de résine perdus dans leurs cicatrices.

Puis, de la Pologne

La Pologne disait ma mère est le plus beau des pays quand le juif n’y habite pas,

la mémoire revoit Moscou, et le yiddish, « langue si peu sacrée », rime avec « sous le nimbe des massacrés ».

C’est écrit « d’entre les morts » :

Je vous écris poste restante depuis ma mort juste affranchie,

c’est le voyage d’un « nécronaute » dans une horreur qui n’est plus que la perversion du langage ordinaire :

Pour eux une poche d’air est une résidence secondaire.

On s’aère un peu de cette douleur dans la dérision actuelle du

français tel qu’on le jacte [ …] l’avenir est un pneu crevé [ …] la culture se porte au-dessous de la ceinture.

Jusqu’à la douleur du contemporain :

Ni vif ni mort je suis un mur entre deux terres une bouche entre deux langues.

Tout un trajet de vie passe dans ce livre, des enfances à aujourd’hui. Livre impressionnant, à lire et relire, pour ce que la mémoire fait au langage, et le poème à la mémoire.

Henri Meschonnic

Brèves

Antonio Negri GOODBYE MISTER SOCIALISM Entretiens avec Raf Valvola Scelsi Trad. de l’italien par Paola Bertiletti, Paris, Le Seuil, 2007, 309 p., 17 €

À propos des grandes grèves de 1995 en France : « Le “tous ensemble ” a été à l’origine d’une transformation totale de l’horizon des comportements sociaux. Il s’agit véritablement d’une formule magique. » À propos du rassemblement altermondialiste contre l’Omc à Seattle, en 1999 : « On a eu tout à coup la révélation qu’un autre monde était possible [ …] l’affirmation que le capitalisme n’est pas nécessaire. » À propos du rassemblement de Gênes en 2001 : « Gênes. L’épiphanie du nouveau. » À propos du retournement de l’électorat espagnol en quelques jours, après l’attentat terroriste du 11 mars 2004 et le mensonge du gouvernement Aznar : « La Commune de Madrid. » À propos du stalinisme : « Je ne suis certainement pas de ceux que l’alliance de Staline avec les nazis scandalise. En effet, je l’ai toujours considérée comme un acte de lucidité stratégique [ …]. L’Estonie, la Lettonie, la Lituanie étaient des pays largement fascisés, où les Juifs et les communistes ont été victimes de persécutions continues [ …]. En revanche, il est totalement absurde de tenter d’accuser l’Union soviétique de comportements antisémites. [ …] Combien de fois nous a-t-on parlé de victimes innocentes ! D’ailleurs, la catégorie de l’innocence est toute relative. [ …] Bien sûr, le stalinisme a été quelque chose de monstrueux et de tout à fait inacceptable pour une infinité de raisons. Mais il a été, d’un autre côté, un phénomène extrêmement productif. » Contre Hannah Arendt : « Le concept de totalitarisme est absolument idéologique. » Ainsi pense Toni Negri. Soit : ces citations hors contexte, volontairement provocantes, sont expliquées et rééquilibrées dans le livre. Elles n’épuisent pas ce qu’il dit et se rattachent pour une part à l’idée hégélienne selon laquelle l’histoire ressemble à un « étal de boucher », elle n’a que faire – et la philosophie non plus – des belles âmes. Il n’empêche : dans ce livre, Negri bavarde, bavarde intelligemment sur une foule de choses, juge de tout, mais semble n’avoir rien appris. Chez lui, le totalitarisme du xxe siècle a moins de consistance que des « épiphanies » dont il fut récemment le témoin – ou le visionnaire exalté. La faiblesse du jugement historique n’a d’égal ici que l’enthousiasme des reconstructions imaginaires. L’un et l’autre dénaturent et effacent ce que Negri donne à penser d’intéressant sur notre société.

J.-L. S.

John Crowley LES PARADOXES DU BLAIRISME Paris, Fondation Gabriel-Péri, 2007, 48 p

Le sociologue John Crowley qui dirige aujourd’hui la Revue internationale des sciences sociales de l’Unesco a déjà beaucoup écrit sur Tony Blair. Ce petit opuscule, rédigé (volontairement !) dans le contexte de la présidentielle française, rappelle les raisons de la victoire du Parti travailliste de Tony Blair qui a été battu quatre fois de suite (1979-1983-1987-1992) avant de remporter trois victoires électorales (1997-2001-2005). Tout d’abord le succès du Parti travailliste post-thatchérien doit être compris à la lumière de l’enlisement spectaculaire du parti conservateur qui postule que « la société n’existe pas » (expression de M. Thatcher). Alors qu’il avait une base sociale très forte, « le thatchérisme a cassé le fondement social, traditionnel, culturel sur lequel reposait le conservatisme », et en conséquence il n’avait de chance de survivre qu’en devenant l’équivalent du Parti républicain américain, ce qui lui était impossible en raison de l’absence d’une base religieuse à la Bush. Mais Crowley avance une autre hypothèse : selon lui, le travaillisme accompagne une reformulation du social qui n’est peut-être pas sans lien avec l’idée thatchérienne de « non-existence » de la société, celle de la désinstitutionnalisation. Ce à quoi il ajoute que cet état d’esprit est aussi le fait des radicaux (altermondialistes et autres) qui ont renoncé à une action politique directe et privilégient l’idée d’auto-institution de la société dans le sillage de Toni Negri par exemple. « En effet, le social-libéralisme et les nouvelles radicalités ont en commun de prendre comme présupposé l’existence d’un processus d’individualisation, de désafilliation et de désinstitutionnalisation. » Le blairisme prend acte de l’institutionnalisation du collectif et cherche à gérer le collectif sur un mode non institutionnel, ce dont témoigne la thèse d’Amitai Etzioni sur le communautarisme et l’unanimisme. Le blairisme voit bien la désaffiliation en cours, mais il ne cherche pas à réinventer des institutions collectives et se satisfait d’issues « unanimistes » mais non politiques. « Car ce qui a fait historiquement la social-démocratie, c’est bien l’institutionnalisation : elle a engendré les institutions de protection sociale, l’intégration, la gestion collective des relations de travail … » En France, la gauche avait des raisons de se méfier du blairisme, il n’empêche qu’elle n’a pas voulu admettre que la désaffiliation était un processus au long cours et qu’il fallait imaginer des institutions autres pour lui répondre. Quant à la rupture sarkozienne, elle consiste à en prendre acte, et à la faire admettre par la population en faisant de la Nation la communauté unanimiste dont on a besoin pour supporter le constat thatchérien qu’il n’y a que des individus et que la société (et encore moins les classes …) n’existe pas.

O. M.

Laurent Bouvet. LE COMMUNAUTARISME. Mythes et réalités Éd. Lignes de repères, 2007, 160 p., 15 €

Cet ouvrage, une véritable conversation transatlantique (France/États-Unis), présente avec pédagogie et rigueur les divers arguments mis en avant dans les polémiques qui ont opposé, non sans violence, les adversaires et les partisans du communautarisme. Ce livre mérite d’autant plus le détour qu’il montre rétrospectivement que l’intelligence française, en tout cas celle qui est médiatisée et surpolitise les débats pour le plus grand bonheur des professionnels de la communication, met en scène des alternatives là où il faudrait faire œuvre de nuances et de compromis. Faut-il donc s’étonner que Nicolas Sarkozy, adepte de la discrimination positive et chantre momentané du communautarisme, et donc cible privilégié des chiraquiens et de tous les néo-républicains dans le style de Max Gallo, ait pu être élu haut la main sans que ces débats reprennent le dessus, comme s’ils avaient été oubliés durant la campagne présidentielle ? Entre cette présentation intellectuelle des débats et leur politisation médiatisée, on saisit l’ampleur du décalage. Ce qui permet de comprendre que les idées ne sont pas nécessairement le fer de lance de la vie politique contemporaine.

O. M.

Thomas Philippon. LE CAPITALISME DES HÉRITIERS. La crise française du travail Paris, La République des idées/ Le Seuil, 2007, 112 p., 10, 50 €

Ce livre met en avant deux thèses qui éclairent la nature d’un capitalisme français dont la rupture politique symbolisée par Nicolas Sarkozy a fait l’un des ressorts de la relance et de la croissance « attendues ». Tout d’abord, observant les réticences des Français au travail, interprétées le plus souvent comme une tare nationale, il démontre, en s’appuyant sur une analyse historique au long cours, que le capitalisme à la française, un capitalisme de petites entreprises dont les dirigeants sont le plus souvent des héritiers, crée des conditions de travail d’autant plus mal vécues que la négociation sociale, la communication et le respect sont rarement des valeurs mises en avant. Ensuite, Thomas Philippon rétorque à celui qui affirme que le capitalisme a changé et que les grandes entreprises jouent désormais un rôle majeur, que le mental propre aux héritiers se retrouve chez les grands patrons contemporains qui, le plus souvent issus de la haute fonction publique à cause de la mixité privé/public chère aux élites du pays, ne sont toujours pas des grands adeptes de la négociation.

Mais cette résistance à la négociation n’est pas le privilège des capitalistes (ceux de la petite entreprise comme de la grande entreprise). Il aura fallu que le conseiller social de l’Élysée, Raymond Soubie, intervienne pour que le président Sarkozy admette que la loi sur le service minimum fasse l’objet d’une négociation préalable avec les syndicats et ne passe pas directement par la loi.

O. M.

UN HISTORIEN ENGAGÉ. Mémoires de Charles Morazé. Paris, Fayard, 2007, 434 p., 26€

Auteur de classiques, la France bourgeoise en 1946 et les Origines sacrées des sciences modernes en 1986, Charles Morazé (1913-2003) évoque moins dans ses Mémoires posthumes son œuvre que les actions qu’il menait parallèlement à l’élaboration de celle-ci. Cofondateur de l’École des hautes études en sciences sociales, professeur à Polytechnique, cet historien maîtrisait de nombreuses disciplines (parmi lesquelles des sciences exactes), s’interrogeait sur l’interdisciplinarité, sur les liens entre les civilisations, et il officiait dans les cabinets politiques (Christian Fouchet, Mendès France, De Gaulle) ou dans des institutions internationales comme l’Unesco. La pensée de l’histoire de ce proche des Annales (Fernand Braudel, Lucien Febvre …) se présente comme une « grammaire des civilisations » originale (voir les deux chapitres intitulés « Apprendre le monde » et « Le malheur des autres ») qui se démarque du rétrécissement du « champ de vision » de l’histoire contemporaine. Il y a dans ces Mémoires de véritables morceaux de bravoure. Tout d’abord la tentative, polémique et quasi rocambolesque, de construire, en présence d’anthropologues comme Margaret Mead, Paul Rivet, Ralph Turner et d’autres savants comme Jean Piaget ou Julian Huxley, une « Histoire internationale de l’homme » (ce qui devait donner lieu à la création de Cahiers d’histoire mondiale dont la publication fut « sottement » interrompue après six volumes). Ensuite le chapitre sur son compagnonnage avec De Gaulle mérite le détour, surtout quand il rappelle qu’ils imaginaient ensemble des utopies vite freinées à l’époque par Georges Pompidou. « Le Général et moi nous complaisions dans des merveilleux impossibles. Dès nos premiers moments, il s’accorda à des projets dont il me confia l’étude : toujours des utopies auxquelles Georges Pompidou s’efforçait de mettre aussitôt le holà. En voici deux exemples. Offrir aux hommes et aux pensées de gauche les supports financiers nécessaires à une fondation pour étudier, sous un autre éclairage, les situations nationales et internationales en vue d’une politique et d’un gouvernement différents. Autre cas : quand André Malraux commence à souhaiter que la présidence de l’État soit déplacée de l’Élysée à Vincennes, mon avis est de sens contraire à ce retour trop ancien. Notre avenir voudrait qu’une grande cité politico-administrative, capitale neuve d’une France neuve, soit construite par souscription publique un peu hors de Paris, ville lumière laissée à l’Europe où elle se souviendrait le mieux que la civilisation universelle l’emporte sur toute Kultur régionale. » Voilà des idées, parmi combien d’autres ! pour l’Élysée et Matignon qui en demandent et en redemandent par les temps qui courent. Mais des conseillers du style de Charles Morazé ne courent ni les rues ni les institutions intellectuelles !

O. M.

Violaine Sebillote-Cuchet. LIBÉREZ LA PATRIE ! Patriotisme et politique en Grèce ancienne. Paris, Belin, 2006, 363 p., 26 €

À l’heure de l’identité et des symboles nationaux, il est utile de revenir à l’antiquité pour mesurer combien cette question, que l’on croit nouvelle, est aussi ancienne que les clans et les cités. Selon ce livre passionnant et savant, trois piliers fondent la notion de patrie : l’héritage, « patrie » venant de pater, au sens générique de ceux qui ont précédé les vivants et ont rendu leur terre habitable ; le contrat social, formule évidemment de Rousseau, mais précédée par d’autres constitutions, celle de Lycurgue, le législateur mythique de Sparte, la Constitution d’Athènes rédigée par Aristote, etc. ; celle de régime politique enfin, aristocratique, démocratique, tyrannique ou républicain. La patrie est proche de la polis grecque, de la cité, qui contient les clans et leurs familles. Son rôle est de rassembler des enfants dispersés (on dit les « fils » de la patrie, comme dans une généalogie) pour les réunir sous un seul intérêt et, surtout, un seul sentiment. Car la patrie est sentimentale. C’est en cela qu’elle est entièrement politique : elle englobe la raison et le cœur, le calcul et la pulsion. Elle est endogame et centrifuge, elle aime la chaleur du foyer et désire l’espace inconnu. En transcendant les clans, elle impose l’idée du bien commun bénéfique, protégé contre l’ennemi, fût-il l’innombrable armée des Perses (voir Eschyle, Les Perses). Le retour d’Ulysse à Ithaque est le retour dans ses terres, où l’attend sa femme, d’un apatride qui a enfin retrouvé une terre féconde et une cité accueillante. Leçon antique à méditer …

P. Ma.

Frédéric Joignot. GANG BANG. Paris, Le Seuil, coll. « Non conforme », 2007, 202 p., 15 €

Ce livre fait mal parce qu’il dévoile froidement, cliniquement, une réalité sordide qu’on ne savait pas être aussi proche. Une fois dépassées les fariboles qu’on attend au vu d’un pareil titre, on chute directement dans l’enfer de la violence sexuelle, de la vulgarité, de la perversion méchante et bestiale. On entend mieux, au sens littéral, l’alexandrin célèbre de Baudelaire : « Sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci … » (Recueillement). L’auteur, journaliste et amateur « éclairé » de la pornographie, restitue des confidences cruelles. Fouet, bourreau … Le « gang bang » désigne une pornographie de la démolition, dans laquelle plusieurs mâles s’en prennent à une femme, une actrice certes, et rémunérée, mais prise dans la terreur de la souffrance. Le « gonzo » (participation filmée), les chiens excités à l’alcool, les godemichés, le passage d’une violence jouée au viol véritable, femmes battues, salies, humiliées, par des « mecs » courageusement masqués. Le tout filmé en direct, et « consultable en ligne. » D’autres choses encore, objectivement restituées, font de ce brûlot le procès-verbal d’un « repli viriliste » maléfique, où la liberté de jouissance de quelques-uns provient de l’esclavage de quelques-unes.

P. Ma.

Simone Weil. LES BESOINS DE L’ÂME. Extrait de l’Enracinement Paris, Gallimard, coll. « Folio plus philosophie », 2007, 144 p

Même s’il faut inciter à une lecture globale de l’Enracinement de Simone Weil, dont le sous-titre est « Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain », un texte destiné à réfléchir sur les fondements d’une Constitution nouvelle pour la France libérée de 1945, l’invitation à lire le premier chapitre (intitulé « Les besoins de l’âme ») est une excellente occasion de réfléchir plus avant sur les concepts auxquels la philosophe a recours. Surtout à une époque, la nôtre, où le constat que les droits de l’homme ne sont pas une politique se suffit à lui-même. Se distinguant des rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, Simone Weil propose d’articuler les trois concepts de droit, d’obligation et de besoin. Tout d’abord, elle ne se contente pas de renvoyer les droits à des devoirs subséquents (« donnant donnant », comme le martèle la politique contemporaine), elle distingue obligation et droit. « L’obligation seule peut être inconditionnée. Elle se place dans un domaine qui est au-dessus de toute condition, parce qu’il est au-dessus de ce monde. Les hommes de 1789 ne reconnaissent pas la réalité d’un tel domaine. Ils ne reconnaissent que les choses humaines. C’est pourquoi ils ont commencé par la notion de droits. » Ensuite elle rappelle que les obligations lient des êtres humains entre eux et non pas les collectivités comme telles. En conséquence, le droit n’est pas un concept que l’on peut ériger en absolu alors que c’est le cas de l’obligation : si je peux me sentir obligé envers un autre qui peut ne pas se sentir obligé envers moi, c’est que l’obligation est le fait d’une solitude et non pas d’un contrat relevant du droit entre deux « ayants droit ». Le concept de besoin intervient alors puisque les obligations portent sur les besoins du corps et de l’âme. « Si la partie le plus secrète de l’âme est le lieu de l’obligation, écrit Martin Steffens dans son commentaire rigoureux de cet extrait de l’Enracinement c’est parce qu’elle relie à l’origine, c’est-à-dire au renoncement qui donne vie. Répétant l’acte originel qui posa le temps, l’obligation donne à l’être humain sa “destinée éternelle ” : renoncer autant que possible à la force. » L’articulation du droit, de l’obligation et du besoin explique pourquoi le droit ne peut se suffire à lui-même : le droit est conditionné au droit de l’autre, l’obligation est inconditionnée car elle renvoie au besoin par excellence de l’âme qui est de se retirer, de s’en remettre à un dehors, de renoncer pour créer sans recourir à la force. Simone Weil, même si on a « le droit » de s’écarter de sa réflexion, « oblige à penser », ce qui ne fait pas de mal …

O. M.

Karl Reinhardt. LES MYTHES DE PLATON. Paris, Gallimard, 2007, 176 p., 2007

Alors que la philosophie contemporaine relève de la médecine douce (donner du sens ou du plaisir dans un monde nihiliste ou mauvais jouisseur, selon les tendances), ou de l’exercice médiatique (refaire la copie du bac philo), ou bien encore de la pédagogie (multiplication des collections, au demeurant d’excellente facture la plupart du temps, pour étudiants), voilà un ouvrage exemplaire qui rappelle qu’un écrit philosophique de type savant pouvant s’adresser à un public large ne relève pas de l’utopie sympathique. Les Mythes de Platon de Karl Reinhardt, un texte de 1927, se présente comme un traité philosophique exemplaire. En suivant, avec rigueur et limpidité, la succession des mythes platoniciens (Reinhardt distingue quatre séquences : 1. un premier groupe de mythes – Protagoras et Gorgias – sous le titre « Percée » ; 2. le Banquet ; 3. un troisième groupe – Phèdre, Phédon, La République – sous le titre « Eschatologies de la maturité », et 4. « Les Mythes de la vieillesse » regroupant le Politique, Timée et Critias), il montre que la pensée platonicienne opère un déplacement progressif de la conception même du mythe et de son rôle. Placé sous le signe de la tradition, de l’origine, extérieur au mouvement de l’âme, celui-ci trouve sa signification à travers le nerf même de la dialectique, en assurant les liens entre l’origine et le devoir-être. La lecture diachronique des mythes platoniciens va ici de pair avec une conversion de la place du mythe et le privilège accordé au mythe de l’âme, moteur de ce déplacement dialectique. « Le mouvement incessant qui s’effectue dans le fonds philosophique, de la chose sensible à l’idéal, de l’idéal à la chose sensible est aussi celui de l’âme platonicienne. Si la dialectique peut porter le mythe de cette façon et que le mythe peut porter la dialectique de cette façon, c’est uniquement parce qu’à la tension et au mouvement du problème philosophique répond le mouvement de l’âme. C’est de cette seule façon qu’ils peuvent tous deux se développer au même rythme [ …] Pour Platon, le mythe a pour mission de nous rappeler notre provenance. L’âme vit et meurt grâce à sa figure originelle, tout comme l’arbre vit et meurt grâce à la Dryade : le mythe est son esprit de croissance. »

O. M.

En écho

CORPS ET TECHNIQUES – Revenant sur l’un des thèmes récurrents de la revue Communications (no 81, 2007, Paris, Le Seuil), Thierry Pillon et Georges Vigarello s’interrogent sur les transformations du corps dans un « monde » du virtuel où le sentiment de sa disparition l’emporte le plus souvent. Ainsi affirment-ils que « dans sa relation aux objets, aux nouveaux environnements, aux techniques, même les plus invasives, le corps reste actif, il recompose ses rapports au monde et construit de nouvelles habitudes. La technique ne peut donc se penser sans ses réappropriations corporelles ; elles orientent, elles transforment la manière de vivre le physique comme de l’approuver : à travers ses échecs et ses réussites, le corps n’est pas effacé. Parmi d’autres sujets abordés : les deux corps de la biométrie, le corps et l’air artificiel, le corps de l’automate, la robotique en chirurgie cardiaque, le pilotage des avions automatisés, le corps au travail, le corps greffé, l’abandon des soins corporels … » Reste à savoir à quel type de corporéité inédite on a affaire et si ces corporéités se hiérarchisent entre elles.

MÉDICAMENTS ET SOCIÉTÉ – À la suite du plaidoyer de Philippe Urfalino « en faveur de la constitution du médicament en fil rouge de l’investigation dans les sciences sociales », ce dossier des Annales (Histoire, sciences sociales, 62e année, no 2, marsavril 2007, Ehess, diffusion Armand Colin) aborde trois sujets originaux : 1) l’évaluation européenne des médicaments entre 1965 et 2000, ce qui permet de prendre la mesure de l’interdépendance des intérêts nationaux et l’apparition d’une expertise scientifique spécifique (Boris Hauray et Philippe Urfalino) ; 2) les rapports du savoir thérapeutique et de la logique commerciale dans de cas de l’Azt (azidothymidine), un médicament destiné à lutter contre le sida (donner ou non et à qui l’Azt ?), ce qui fournit l’exemple d’un conflit opposant un laboratoire pharmaceutique et des cliniciens (Sébastien Dalgalarrondo) ; 3) la manière dont le médicament modifie la définition de la maladie dans le cas de l’impuissance (Emmanuel Bonnetti).

TOUJOURS LA CHINE – Dans la dernière livraison d’Esprit, Jean-Luc Domenach rendait compte d’une multitude d’ouvrages consacrés à la Chine. On peut encore ajouter à la liste le dossier de la revue Hérodote, « Chine, nouveaux enjeux politiques » (2e trimestre 2007, no 125, 20 €, Paris, La Découverte). Parmi d’autres articles sur les risques environnementaux et le marché énergétique, deux articles attirent l’attention : celui qui porte sur les frontières chinoises de l’internet et celui qui analyse le documentaire fleuve, présenté avec succès à la télévision chinoise, L’essor des grandes puissances. Parallèlement, on peut se reporter à la dernière livraison de la revue Monde chinois qui publie un dossier intitulé : « Chine, les enjeux de la mondialisation » (Éd. Choiseul, no 9, hiver 2006-2007), et à deux ouvrages : celui de Pascal Lorot, le Siècle de la Chine. Essai sur la nouvelle puissance chinoise publié aux Éditions Choiseul également, et le collectif que publient les Éditions Charles Leopold Mayer (coordonné par Yu Shuo, Huan Yé et Jean-Paul Delattre), L’Europe, c’est pas du chinois. Ce livre analyse, un choix original, la manière dont la construction européenne est racontée aux Chinois. Les Européens continuent à croire qu’ils regardent les autres en oubliant trop souvent que ces mêmes autres les regardent aussi … d’une manière qui n’est d’ailleurs pas nécessairement défavorable.

DARFOUR – Le site de la revue Mouvements (mouvements.asso.fr) invite à faire le point sur la situation du Darfour et les mobilisations qu’elle suscite. Sous le titre général « African Vertigo », Jérôme Tubiana explique le déroulement de la guerre civile : « Darfour, généalogies d’un conflit ». S’interrogeant sur la mobilisation internationale la plus adaptée à un conflit qui ne correspond pas à des lignes de partage religieuses ni ethniques, il est conduit, dans un deuxième article (« Choses (mal) vues au Darfour ») à critiquer le schéma d’un conflit opposant islam modéré et islam radical, plaqué par Bernard-Henri Lévy dans sa campagne en faveur d’une ingérence internationale.

IRAK – En s’installant à Bagdad dans l’ancien quartier réservé aux dignitaires du régime de Saddam Hussein, l’armée américaine a d’emblée renoncé à entrer en contact avec le reste de la ville et avec les problèmes réels du pays. Du fait du développement de la violence et des attentats, son camp retranché dans la « zone verte » est devenu un lieu improbable, d’où sont lancées quelques patrouilles vers l’extérieur, appelé tout simplement la « zone rouge ». En décrivant l’ordinaire de l’installation américaine en Irak – les contrôles, le confort à l’américaine qui contraste avec le dénuement des Irakiens, les clivages entre employés privés, soldats et mercenaires, une patrouille en ville –, Adrien Jaulmes, grand reporter au Figaro, fait découvrir ce monde à part appelé l’« Amerak » (Revue des deux mondes, juin 2007).

PALESTINE – Au moment où paraît le troisième tome de sa magistrale histoire de la Question de Palestine, chez Fayard (l’Accomplissement des prophéties), Henry Laurens donne dans la Revue d’études palestiniennes (no 104, été 2007) un long entretien dans lequel il présente ses « nouveaux regards sur la question de Palestine » et inscrit sa lecture de la période 1947-1967 dans le cadre du chantier plus vaste entamé dans l’Invention de la Terre sainte, par l’expédition d’Égypte de Bonaparte. Il éclaire ainsi les conditions de déclenchement de la guerre des 6 jours, en 1967, dont on vient de commémorer l’anniversaire.

SOCIÉTÉ CIVILE – Un Guide de la liberté associative dans le monde est publié à la Documentation française sous la direction de Michel Doucin. Recensant et comparant les législations dans plus de 180 pays, ce guide se présente comme un indicateur permettant de mieux mesurer les progrès de ce droit fondamental à travers le monde. Le fait de préciser les critères de la liberté associative entend donner des armes pour réagir contre l’extension de l’usage de la catégorie d’Ong, plus technique, et qui ne fait pas référence dans les textes internationaux à la notion de liberté. Ainsi, dans certains pays, le développement des Ong correspond à un mouvement régressif du point de vue des libertés. Ce guide offre donc un outil de clarification juridique et de revendication civique.

THÉÂTRE – Auteur d’un texte de bilan sur la situation du théâtre public en France dans notre numéro de juin 2007, Emmanuel Wallon a réuni pour la revue Études théâtrales (37/2006) un ensemble comparatif sur l’Europe (« Europe, scènes (peu) communes »). La comparaison permet de distinguer trois modèles de décision à travers l’Europe, qui rencontrent toutes le même problème de justification des choix. Le premier modèle confie l’arbitrage aux fonctionnaires de la Culture (quelle que soit la forme institutionnelle), le deuxième s’appuie sur des « conseils des arts » regroupant des spécialistes qui émettent des recommandations auprès de l’autorité compétente, le troisième voit des entités territoriales déléguer leur pouvoir d’appréciation à une agence : « La question de l’expertise reste posée en toutes circonstances : assumée par des professionnels issus des corporations, elle peut occasionner des conflits d’intérêts ; assurée par des agents de la fonction publique, ses aspects qualitatifs risquent de disparaître sous les données quantitatives », écrit Emmanuel Wallon dans sa conclusion. www.thea.ucl.ac.be

Avis

Du 1er au 4 juillet, la Bibliothèque nationale de France accueillera les « Assises internationales de l’édition indépendante », qui regroupera 80 éditeurs venus de 40 pays différents. Présentée dans notre numéro de mai 2007 (Thierry Quinqueton, « L’autre mondialisation de l’édition »), l’initiative de l’Alliance des éditeurs indépendants pour une autre mondialisation se donne pour tâche de défendre la diversité éditoriale. Renseignements et inscriptions : www.alliance-editeurs.org assises@ alliance-editeurs.org

Un colloque interdisciplinaire intitulé « La compétition, mère de toutes choses ? » s’interrogera sur la capacité de la compétition à « contenir » les désirs et les intérêts. Il aura lieu les 16 et 17 novembre 2007 à Lyon, avec notamment Jacques Généreux, Marie-Anne Frison-Roche, Pierre Benoit, Jean-Noël Dumont et Benoît Chantre, président de l’association pour les recherches mimétiques. Renseignements et inscriptions : www.collegesuperieur.com contact@collegesuperieur.com

Le mois prochain, notre dossier portera sur la justice. Il montrera plus précisément quel bénéfice il peut y avoir à aborder la réflexion sur la justice à partir de la prise en compte de la forme institutionnelle, dramaturgique, conflictuelle du procès, source d’inspiration dans la philosophie de la justice de Paul Ricœur, dans la scénographie de la culpabilité chez Hitchcock, de la pensée tragique chez Dostoïevski. Les textes réunis permettront aussi de remonter dans le temps, au théâtre d’Eschyle et à la Bible, ou d’évoquer le procès historique de Jeanne d’Arc. Au-delà de l’été, nous préparons un numéro de réflexion sur la situation politique française, nous prendrons également part au débat qui vient de s’ouvrir sur l’autonomie des universités, en nous interrogeant sur les stratégies de regroupement sous forme de pôles territoriaux et de pôles de recherche. Enfin, un dossier sur le thème de la « reconnaissance » permettra de présenter la philosophie d’Axel Honneth, tout en discutant les traductions sociales de la revendication de reconnaissance.

  • 1.

    Voir Thierry Paquot, « Martin Heidegger, la nuit et le jour », Esprit, no 7, juillet 2005, p. 252-255.

  • 2.

    Heidegger à plus forte raison, Paris, Fayard, 2007, p. 536.

  • 3.

    Jean-Michel Palmier, les Écrits politiques de Martin Heidegger, Paris, L’Herne, 1968 ;

    François Fédier, Heidegger : anatomie d’un scandale, Paris, Laffont, 1988.

  • 4.

    Voir « Philosophie, justice et amour », propos recueillis par R. Fornet et A. Gomez en octobre 1982, repris dans Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, nouv. éd., Le Livre de poche, coll. « Biblio essais », 1993, p. 126.

  • 5.

    Parmi les rares exceptions, on retiendra quelques discussions précises de Vincent Descombes et des présentations synthétiques souvent lumineuses de Philippe Raynaud.

  • 6.

    Deux colloques ont eu lieu coup sur coup, l’un du 1er au 3 mars 2007 aux universités de Saint-Denis et de Cergy-Pontoise, l’autre les 26 et 27 avril 2007 aux facultés universitaires de Saint-Louis, à Bruxelles. Le département de philosophie de cette université organise annuellement des « Journées Castoriadis » et en publie les actes dans les Cahiers Castoriadis dont la troisième livraison vient de paraître.

  • 7.

    La première thèse consacrée en France à Castoriadis a été soutenue avec succès cette année à l’université de Paris-8, sous la direction d’A. Brossat, par Philippe Caumières sous le titre : l’Exigence de l’universel ou la critique de la conscience moderne : une lecture du projet d’autonomie selon C. Castoriadis.

  • 8.

    Trois petits ouvrages d’initiation en collections de poche consacrés à Castoriadis ont été publiés ces dernières années : Gérard David chez Michalon, 2000 ; Nicolas Poirier aux Puf, 2004 ; Jean-Louis Prat à La Découverte, 2007.

  • 9.

    Pour plus d’informations et pour suivre l’actualité autour de Castoriadis, voir le site internet de l’association Cornelius Castoriadis, http://www.castoriadis.org

  • 10.

    En France, car cette querelle ou du moins la réflexion sur la nature et la valeur de l’art contemporain, avait commencé bien avant dans les pays anglo-saxons, en particulier aux États-Unis.

  • 11.

    Dans Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962 (rééd. Tel, 1994).

  • 12.

    Luc Ferry, Homo æstheticus, Paris, Grasset, 1990 et le Sens du beau, Paris, Cercle d’art, 1998 ; Yves Michaud, l’Art à l’état gazeux, Paris, Stock, 2003 ; Gilles Lipovetsky, l’Empire de l’éphémère, Paris, Gallimard, 1987.

  • 13.

    Judith Butler, la Vie psychique du pouvoir, Paris, Léo Scheer, 2002.

  • 14.

    Stanley Cavell, « Pour le meilleur et pour le rire », Le Monde de l’éducation, novembre 1998, p. 40.

  • 15.

    La difficulté à hériter et à transmettre est au cœur des textes transcendantalistes d’Emerson et de Thoreau, et de tout un cinéma américain récent, « classique » ou « néo-classique » ; les films de Scorsese, de Eastwood et de Malick.

  • 16.

    Bourget fait entrer dans le « classicisme hollywoodien » le cinéma muet : de 1920 à 1960.

  • 17.

    À l’image des grands entretiens de Michel Ciment réunis dans Passeport pour Hollywood. Entretiens avec Wilder, Huston, Makiewicz, Polanski (Paris, Le Seuil, 1987), et des études rassemblées dans les Conquérants d’un nouveau monde (Paris, Gallimard, 1981).

  • 18.

    Voir Christian Viviani (sous la dir. de), Hollywood. Les connexions françaises, Paris, Nouveau monde, avril 2007.

  • 19.

    Voir de Jean-Loup Bourget, Lubitsch ou la satire romanesque, Paris, Stock, 1997 ; John Ford, Paris, Rivages, 1990 ; le Mélodrame hollywoodien, Paris, Ramsay, 1994 ; Hollywood. La norme et la marge, Paris, Armand Colin, 1997.

  • 20.

    Marc Cerisuelo, Vienne et Berlin à Hollywood, Paris, Puf, 2006.

  • 21.

    Voir les belles études parues dans Positif sur Mémoires de nos pères et Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood, no 449, décembre 2006 et no 552, février 2007.

  • 22.

    Jean-Baptiste Thoret, le Cinéma américain des années 1970, Paris, Cahiers du cinéma, 2006 ; Frédéric Gimello-Mesplomb (sous la dir. de), le Cinéma des années Reagan. Un modèle hollywoodien ?, Paris, Nouveau monde, 2007.

  • 23.

    Michael Rogin, Black Face, White Nose, University of California Press, 1996.

  • 24.

    Voir Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain, Paris, Klincksieck, 2003, sur les années 1980-2002.

Thierry Paquot

Philosophe, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, il est spécialiste des questions urbaines et architecturales, et participe activement au débat sur la ville et ses transformations actuelles. Thierry Paquot a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre d'Ivan Illich en France (voir sa préface à Ivan Illich, La Découverte, 2012), et poursuit ses explorations philosophiques du lien entre nature,…

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