
L’inceste, profanation de l’enfance
L’inceste en tant que crime a longtemps été recouvert par la question théorique de son interdit. Aujourd’hui, en raison de l’attention nouvelle portée aux violences sexuelles et aux droits de l’enfant, le crime se révèle à nouveau dans toute son horreur. La dépendance, la vulnérabilité et la confiance de l’enfant envers ses parents en font une profanation.
Le terme « inceste » est sans synonyme, et il faut une périphrase pour expliquer son sens, qui gravite autour de l’interdiction d’union sexuelle entre partenaires unis par un lien de parenté perçu, défini et institué comme tel. Par exemple, dans le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière (1690) : « Inceste : crime qui se commet quand on a la compagnie charnelle de personnes qui sont parentes jusqu’à un certain degré prohibé par l’Église. Le II concile de Latran session II a reconduit au quatrième degré de parenté la prohibition de contracter mariage, qui était autrefois étendue jusqu’au huitième. » Quelques années plus tard, le Dictionnaire des cas de conscience de Jean Pontas (1741) cite le Breviarium theologicum de Jean Polman (1653) : « est copula carnalis consaguineorum, vel affinium intra gradus prohibitos » (l’inceste est la copulation charnelle entre consanguins ou entre parents spirituels à l’intérieur des degrés de parenté interdits). Il faut donc que soit décidé le degré de proximité interdite, mais les limites ne sont pas stables : ainsi, jusqu’où les parents « spirituels » sont-ils concernés ? Et pourquoi ne pas inscrire dans le cercle de l’interdit le lien avec le prêtre qui confesse un enfant qui l’appelle « père » ? Dans ces définitions, le « crime » de l’inceste s’inscrit donc dans le franchissement d’une frontière, celle de la sphère de la parenté, définie par les institutions légitimes, et qui parfois peut se discuter, jusqu’à être frappée de relativité comme tout fait théorique propre à une culture : « charnellement se joindre avec la parenté en France c’est inceste, en Perse charité » (Furetière, citant Régnier). Les effets sociaux de l’interdiction de l’inceste sont déjà discutés au début du xviiie siècle, ce siècle où naissent les sciences humaines : par exemple, dans le Dictionnaire des cas de conscience, la question est posée de son apparente universalité1.
L’interdit
Ces définitions du « crime » de l’inceste, liées à l’histoire des textes religieux canoniques qui décident des lignes « rouges » à ne pas franchir, parfois jusqu’à l’extension de degrés improbables, sont donc d’emblée marquées d’un coefficient d’abstraction, puisque le « crime » peut disparaître en fonction de l’évolution des « canons » textuels en cours. Plus largement, la définition de l’inceste est comme aspirée par la question théorique de son interdit, sa force qui dépasse la morale et semble être un exemple de « loi naturelle » (Pontas), aux dépens de la question du crime lui-même. Définir l’espace exact de l’interdit est une nécessité institutionnelle sociale et culturelle, quel que soit le champ sémiologique en action, entre religion, coutume, imaginaire littéraire et droit laïque. L’extension évolutive de ce cercle implique logiquement une relativisation et une abstraction de la problématique théorique de l’inceste : ainsi, le même terme d’inceste peut désigner l’union sexuelle de cousins lointains du même âge consentants aussi bien que le cas œdipien emblématique du fils qui couche avec sa mère sans savoir qu’elle est sa mère, et bien d’autres cas de figure, en ne prenant pas en compte dans ces définitions le fait de l’écrasante majorité des cas réels où la parentalité masculine s’en prend aux enfants mineurs de la famille, surtout les filles. Cette dernière forme de criminalité incestuelle est en général exclue du débat théorique et des définitions des dictionnaires, en dehors du champ du droit, tenu de refléter au cas par cas la réalité criminelle réelle de certains crimes d’inceste, et en dehors de l’histoire longue de la littérature de fiction. Bien sûr, si la question du « tabou » de l’inceste l’emportera aussi en tant qu’énigme anthropologique et stéréotype culturel, le champ pragmatique du droit reste sur le front du crime réel, et la condamnation de l’inceste reste un fait juridique fondamental de longue durée – d’où cette question, soulevée par Anne-Claude Ambroise-Rendu, d’un écart historique entre loi distinctive spécifique et tabou inscrit dans la culture et la majorité des pratiques familiales réelles2.
Cette emphase théorique sur la question de la sphère de parenté a été l’objet d’une intense problématisation hors du champ religieux depuis deux siècles : les disciplines qui se sont saisies du système de parenté comme objet central et crucial, comme la psychanalyse et l’anthropologie, se sont emparées de la question de l’inceste sous l’angle complexe de son interdit, dont la force d’imposition apparaît comme plus anthropologique qu’historique, présent sous forme de variantes paradoxales aussi dans une grande majorité de sociétés humaines3.
Le cas exceptionnel du fils qui épouse sa mère sans le savoir a été beaucoup plus réfléchi théoriquement que le cas banal du père qui couche avec sa fille. Si la question du « tabou de l’inceste » comme condition du faire société a été et est l’objet d’un intense traitement discursif, c’est parce qu’elle est très vite apparue comme touchant à l’universel des sociétés, dont on pose qu’elles sont devenues « humaines » grâce à ce tabou. Cette hauteur d’un débat sur les fondamentaux de la civilisation est sans doute liée au total clivage de la question de l’inceste, comme crime à décrire et à qualifier dans sa spécificité gravissime. La bibliographie est immense, mais extérieure à notre question : cette énorme distance qui, sous le seul terme d’inceste, sépare le débat abstrait d’une grande richesse heuristique de la définition d’un crime spécifique, lorsqu’un parent adulte s’en prend à un enfant petit.
L’émergence du crime
Un signe peut-être de cette « forclusion » de la dimension potentiellement criminelle de l’inceste : la grande séduction littéraire du stéréotype de la « malédiction » qui enveloppe les situations incestueuses : il y règne comme une étrange inquiétude, l’obscur pressentiment d’un destin fatal pour les victimes de l’inceste, qui termineront leur vie entre crime et folie, comme pour leur progéniture a priori dégénérée. Il y a une véritable fascination pour ce parfum de prédiction négative et tragique, associé au mot même d’inceste, ce dont on pourrait trouver de nombreux exemples non seulement dans les tragédies antiques et les romans occidentaux du xixe siècle, mais aussi dans les films et séries à succès mondial contemporains. À plusieurs reprises, en visionnant des séries à succès, on a gardé le souvenir de situations, mineures mais allusives, où deux sœurs, ou bien une mère et sa fille, évitent d’avoir un même partenaire sexuel4. Quel cheminement d’associations d’images dans l’écriture d’un scénario rend possible et « intéressante » ce type de séquences ? Non seulement le nuage sinistre qui enveloppe la notion d’inceste, même vidée de son contenu criminel réel, mais aussi parfois le signe ténu de son évitement nécessaire semblent avoir leur place dans notre imagerie collective.
Nul ne peut ignorer, dans notre culture contemporaine, le lien qui l’unit à ses ascendants directs, aux parents qui sont présents dans la vie quotidienne réelle de l’enfant, consanguins ou non, quel que soit leur sexe. En revanche, le lien à des cousins éloignés est devenu inactuel et peu efficace en matière d’interdit social. Le terme d’inceste, en tant que faisant référence à un crime, connaît une évolution juridique propre, liée, en ce début du xxie siècle, à l’histoire de différents paramètres (par exemple, l’évolution de la taille de la famille, de plus en plus étroite, à celle du droit des femmes et des enfants, de plus en plus reconnu, à la prise en compte croissante des effets des destructions psychiques des victimes de violences sexuelles en général, etc.), et entraîne une prise de conscience de la dimension criminelle jusque-là éludée du champ des problématiques traitant de l’inceste. Il faut citer ici les noms de Gérard Lopez et de Bernard Lempert, auteurs psychiatres qui ont, depuis des décennies, en France, mené le combat contre l’invisibilité des crimes sexuels contre les femmes et les enfants.
Pour les sciences sociales, les travaux fondamentaux de Dorothée Dussy marquent un tournant5. L’anthropologue, sur la base d’enquêtes de terrain (auprès aussi des « incestueurs ») rompt avec la problématique théorique de l’inceste pour recentrer ce que ce mot désigne au regard des situations les plus courantes et ordinaires : la réalité sociale non perçue d’un crime tragique, plus massif et central que prévu, et qui concerne dans la grande majorité des cas le père avec ses enfants des deux sexes, surtout les filles6.
Si la sexualité contemporaine, en Occident, est largement décriminalisée en tant que pratique libre et consentie, la criminalité sexuelle contre les femmes et les enfants est perçue et dénoncée de façon croissante. L’inceste le plus fréquent dans la vie réelle des populations est celui qui, au sein d’une même famille, est produit par la domination d’un parent ou ascendant de sexe masculin sur les enfants mineurs. Même si l’on retrouve dans l’actualité des exemples terribles de femmes incestueuses, elles sont rarissimes et souvent corrélées à une psychopathologie lourde de la criminelle. Ce n’est pas le cas de la criminelle Malka Leifer, directrice à Melbourne d’une école religieuse juive ultraorthodoxe, qui terrorisait et violait les jeunes filles, dans sa position d’autorité morale et religieuse et de domination institutionnelle7. Il s’agit bien d’une relation d’inceste dans le cadre de cette « parenté spirituelle » entre les élèves internes et leurs « mères » religieuses. Mais ce cas est rarissime et les victimes sont des filles8.
Les familles contemporaines, souvent « recomposées9 », rapprochent dans l’espace privé et la vie quotidienne souvent des beaux-pères, des belles-mères et des enfants des autres lits : les âges alors tendent à moins refléter les positions de parentalité, quand parfois les belles-mères ont dix ans de moins que leurs beaux-enfants et que les écarts entre demi-frères ou sœurs sont plus importants que ceux entre parents et enfants. Adoptions et remariages tendent à rendre moins prégnante la consanguinité comme signe du lien familial : le nombre de membres d’une même famille vivant « à pot et à feu » tend à s’accroître, surtout lors des vacances. Cette évolution, qui impliquerait un certain retour à la casuistique des lignes rouges de la sphère actuelle de parentalité, ne peut plus dénier, « forclore », la dimension criminelle spécifique de ce crime, crime de domination extrême, et de profanation lorsque la victime est l’enfant petit.
Sous la peau de l’âne
Pourquoi l’inceste commis par une figure paternelle (dont la présence tout au long de l’enfance de la victime est un paramètre plus déterminant que la consanguinité pour l’interdit de sexualité) est-il un crime spécifique, différent des autres viols pédophiles infâmes ? Même s’il peut être historiquement très commun et totalement inaperçu dans sa tragique gravité, l’hypothèse défendue ici est qu’il constitue l’un des pires crimes de domination destructrice, pensable et possible, contre un être humain, pour plusieurs raisons qui tiennent à la spécificité de la situation de l’enfance, « ce grand passé commun à toute l’humanité » (Zoé Oldenbourg).
C’est le crime où la victime, enfant petit, très jeune fille, est dans l’impossibilité de dire « non », comme dans Peau d’Âne : la princesse ne peut dire « non » au roi, son père qui veut l’épouser10. Heureusement, sa marraine-fée va l’aider à « freiner ce qu’on ne peut contredire » : le désir du roi, décuplé par son pouvoir absolu, produit la norme, la règle et, s’il gagne, l’usage. Le roi-père veut proclamer la cérémonie d’un mariage qui implique de mettre dans son lit sa fille, en tant que fête officielle où l’inceste se trouverait réalisé et légitimé à la fois. Le roi est comme fanatisé par son propre désir que le pouvoir absolu fait flamber en perversion : il désire ce comble de la jouissance que le consentement de la victime offre au bourreau – qu’elle dise « oui ». Or, en face du roi-père, elle ne peut pas dire « non » ! D’où une résistance inventive, avec l’aide de sa géniale marraine-fée, un combat de couleurs improbables, « du temps, de lune et de soleil », pour freiner l’impatience aveugle surgie des entrailles du roi, entrailles en plein cumul d’identique quand le sexe géniteur est celui du violeur.
Le désir transgressif paternel, toujours royal, épouvante la fille et interdit sa parole. C’est une jeune fille plus avertie que le tout petit enfant : elle pense le « non » qu’elle ne dit pas ; lui ne peut même pas le penser. La détermination de son refus ne peut pas user des moyens et armes du combat entre hommes. Sans pouvoir, sans aide autre que celle de la marraine-fée, située du plus mauvais côté d’un rapport de force dissymétrique, elle va inventer une forme transversale de résistance. Le combat de la très jeune fille contre le désir d’un père incestueux, roi dans une famille patriarcale, est un des combats le plus inégalitaire et désespéré qui soit. Résumons : dans le combat de la fille qui n’a rien, qui n’est rien, en face du roi-père, la domination politique du père se retrouve renforcée par la logique des liens affectifs, qui intervient avec une violence tragique contre elle, et la différence d’âge et de sexe empêche un usage classique de la force. Il lui faut plus inventer encore qu’Ulysse en face d’un Cyclope qui lui est indifférent et dont il peut rêver de virilement crever l’œil par la ruse… Mais la très jeune princesse de notre conte ne peut pas se battre ainsi, ni imaginer le franc refus, le coup porté, le poison qu’une haine adulte rendrait pensable ; elle doit jouer sur un autre registre. Là intervient la transversalité géniale d’une résistance conjuguée au féminin, lorsque la victime potentielle est enfermée dans cette position d’impuissance radicale en face du pouvoir masculin absolu… Grâce à la parenté spirituelle de la marraine-fée qui vient compenser la carence de parents absents ou dénaturés, se dessine une tactique précise dont l’effet ne peut réussir qu’à cause d’une détermination intime incroyable, celle du « non » jamais prononcé tout haut, mais transformé en forme de survie. Une résistance infatigable et physiquement héroïque s’oppose non seulement à un ennemi redoutable, mais aussi aux circonstances cruelles. Le choix si courageux du « non » jamais prononcé a entraîné la princesse dans sa jeune ligne de vie, comme lorsqu’elle s’est enfuie et retrouvée misérable souillon, persécutée et enlaidie sous la peau de l’âne.
L’inceste est ce crime particulier dont il faut décrire les spécificités. La première, illustrée dans notre conte, tient au rapport de force dans la famille entre adultes et enfants petits : ces derniers sont pris dans leur lien de dépendance matérielle, psychique et affective absolue, dès la naissance et tout au long de l’enfance, vis-à-vis de ceux qui « l’élèvent », lien non choisi par l’enfant (contrairement aux liens affectifs ou sociaux ultérieurs de l’adulte). Les adultes parentaux présents sont au sommet du monde affectif et cognitif de l’enfant. En matière de pouvoir, il en résulte un rapport de force en faveur des parents radicalement dissymétrique et inégalitaire. Les parents sont les plus grands, les plus forts physiquement, les plus rayonnants de toutes leurs « capabilités », de leur connaissance du réel matériel dans l’espace privé, du réel social dans l’espace public et du réel magique sous le ciel du dehors : ils conduisent les voitures et ouvrent les portes des réfrigérateurs, ils allument la télévision, ils donnent et expliquent… Les parents sont les maîtres du réel quotidien et de l’irréel du monde extérieur, ils sont les « rois du monde » pendant les premières années. De plus, lorsque l’inceste est celui du père sur sa fille, l’« incestueur » jouit alors de cette « aura » qu’entraînent prestige et majesté d’adulte masculin dominant la petite fille ravagée d’intimidation. Dans les cultures de « forte valence différentielle des sexes », selon Françoise Héritier, c’est-à-dire quand le garçon « vaut » mieux a priori que la fille sur de nombreux plans, le lien d’inégalité extrême entre père et fille se redouble en force d’imposition. Cette relation de domination, formidable au plan politique et affectif, est en général contredite par l’amour puissant et souvent sacrificiel que les parents portent à leurs enfants et qui renverse le rapport de force intrafamilial : les parents aimants deviennent les esclaves de leur petit tyran !
Mais, dans le cas du père dénaturé incestueux, qui jouit de son infernal abus de pouvoir dans une domination parentale complexe et extrême, apparaît le second paramètre spécifique de ce type de crime : la facilité inouïe de l’acte, dont le confort est assuré d’impunité, puisque la victime enfantine ne peut dénoncer ce qu’elle ne verbalise pas. C’est donc le crime le plus facile, le plus injuste, un crime de tyran, entre séduction et terreur, à cause de la vulnérabilité spécifique de l’enfant petit en face de ce parent, vulnérabilité extrême, physique et psychique, de l’enfant qui ne peut pas dire « non » à ce qu’il ne comprend pas.
Troisième paramètre de spécificité de ce crime particulier : la douleur physique inévitable produite par l’action elle-même se double de la non-perception cognitive du crime commis contre lui, hors champ de la pensée d’un enfant trop jeune. Le jour suivant, quand le père « incestueur » fait « comme si de rien n’était », ajoute à l’irréalité des faits et gestes du crime nocturne. Dorothée Dussey a ici des phrases formidables : au lendemain des atteintes criminelles nocturnes contre l’enfant, la vie ordinaire diurne, si normale, avec un « papa » comme avant, déconstruit le réel de ce qui s’est passé la nuit, et dont l’espoir que ce soit faux inonde la conscience enfantine : quelque chose de douloureux, de bizarre, de gluant, et qui pue, quelque chose se passe la nuit qui, le jour, n’a jamais existé – espoir d’irréalité sans cesse détruit… C’est la confiance de l’enfant envers le parent, cette immense confiance, qui est aussi violée, profanée. Une confiance exceptionnelle, propre à l’enfant, adressée aux parents qui lui ouvrent la question du monde autour de son corps, au fur et à mesure de sa croissance, qui lui permettent d’avancer en direction de tout ce qu’il ne connaît pas, rend le crime encore plus facile. L’inceste criminel d’un parent est alors aussi un crime de profanation, contre la forme exceptionnelle enfantine de la confiance humaine. Une atteinte criminelle à ce qui brille dans les yeux d’un tout petit enfant, à la rondeur de sa joue tournée vers son ascendant.
C’est la confiance de l’enfant envers le parent, cette immense confiance, qui est aussi violée, profanée.
L’inceste commis pendant l’enfance d’un être humain est donc un crime spécifique : crime de violence physique en face de la fragilité du corps enfantin, crime de profanation de l’enfance comme moment quasi sacré du don de la plus grande confiance et affection possible envers l’adulte, crime d’abus de pouvoir à son acmé, dans une inégalité extrême du rapport de force sur tous les plans au sein de l’espace privé. L’inceste, banal, sulfureux et invisible, est un des pires crimes pensables – et pourtant, il y a de la concurrence… – à cause des spécificités de la situation familiale autour d’enfants petits. Ces spécificités « politiques », relatives au pouvoir, au sein de l’espace privé familial, se conjuguent à celles des vulnérabilités « morales » de l’enfant, qui porte sans l’avoir choisi un amour tragique, structurel et asymétrique à des parents qu’il pourra par la suite haïr, mais jamais oublier, pour dessiner cette dernière particularité : le crime d’inceste est aussi celui où le criminel jouit du vertige de l’extrême facilité, comme du confort d’une probable impunité.
- 1. Trois pistes sont évoquées. Tout d’abord, le constat d’un « respect naturel » au sein de la famille, qui empêche ou freine la sexualité entre parents, lui-même non expliqué : « La nature même oblige les hommes à avoir un respect particulier non seulement pour ceux de qui ils tiennent la vie mais aussi pour tous ceux dont ils sont parents et alliés, lequel respect se trouve violé et détruit » par l’union charnelle. Le viol du respect reste une image : dans l’expression « respect naturel », quelles que soient les définitions historicisées du terme « nature », ce dernier intervient pour clôturer la question sans réponse. La seconde voie d’explication de la condamnation de l’inceste est celle du risque d’une sexualité sans limite : « si de telles actions n’étaient pas interdites, [les membres d’une même famille] se trouveraient tous les jours exposés aux dangers de l’incontinence ». « Tertia ratio est : quia per hoc impideretur multiplicatio amicorum. » Cette troisième raison est dans ce texte étonnamment sociologique : sans l’interdit de l’inceste, « la charité se trouverait trop bornée et n’aurait pas l’étendue qu’elle doit avoir, en ce qu’elle se terminerait le plus ordinairement aux seules personnes qui se trouveraient issues d’un même sang sans passer plus loin, au lieu que tout commerce charnel leur étant interdit elle s’étend à celles qui sont étrangères, avec lesquelles elles font des alliances qui produisent entre elles des liaisons étroites et un amour réciproque ». L’interdit de l’inceste permet la « multiplication des amis »… La sexualité contre l’amitié ?
- 2. Je remercie Bénédicte Chesnelong de m’avoir indiqué ce très bon article : Anne-Claude Ambroise-Rendu, « L’inceste doit-il être interdit par le droit ? Deux siècles d’incertitude (1810-2010) », Esprit, mai 2012. Fabienne Giuliani (Les liaisons interdites. Histoire de l’inceste au xixe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014) distingue également tabou de l’inceste et tabou sur l’inceste.
- 3. Freud, Durkheim, Lévi-Strauss, Héritier, Godelier et tant d’autres ont produit des avancées théoriques majeures, qui ne sont pas ici notre objet.
- 4. Sur cet inceste du deuxième type, voir Françoise Héritier, Les Deux Sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Paris, Odile Jacob, 1994.
- 5. Dorothée Dussy (sous la dir. de), L’Inceste, bilan des savoirs, Marseille, Éditions La Discussion, 2013 ; et D. Dussy, Le Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste [2013], Paris, Pocket, 2021. Le livre de F. Giuliani (Les Liaisons interdites, op. cit.) va dans le même sens. Ces ouvrages viennent conforter les travaux classiques des historiens des sources judiciaires, comme ceux d’Anne-Marie Sohn (Du premier baiser à l’alcôve. La sexualité des Français au quotidien (1850-1950), Paris, Aubier, 1996), qui n’éludent pas la réalité des crimes sexuels parfois incestueux commis contre les enfants.
- 6. Voir Commission indépendance sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, Violences sexuelles : protéger les enfants. Conclusions intermédiaires, 31 mars 2022.
- 7. « Malka Leifer, l’ex-directrice d’une école juive ultraorthodoxe à Melbourne, sera jugée pour pédocriminalité », L’Obs, 23 septembre 2021.
- 8. En France, l’enquête récente de la Commission indépendante sur les abus sexuels commis dans l’Église (Ciase) cite des milliers de témoignages de victimes, surtout des garçons, ayant subi dans leur enfance et adolescence des violences sexuelles commises par leurs responsables religieux, ces hommes d’Église qu’ils appelaient « mon père ». À mon sens, cela range ces crimes dans la rubrique « inceste », si l’on accepte de définir comme parenté spirituelle celle des pères de l’Église vis-à-vis des jeunes qu’ils éduquent, dont ils ritualisent la présence physique dans la liturgie, qu’ils conseillent, confessent et punissent dans les internats…
- 9. Voir Irène Théry, Recomposer une famille. Des rôles et des sentiments, Paris, Textuel, 1995.
- 10. Voir Alain Viala, « “Si Peau d’Âne m’était conté…” ou les frontières de la galanterie », Littératures classiques, no 69, 2009, p. 79-88.