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Notes de lecture

Dans le même numéro

Contester par la musique sous régime autoritaire. La politisation du rock au Bélarus de Yauheni Kryzhanouski

Préface de Vincent Dubois

mars 2023

Yauheni Kryzhanouski éclaire […] avec finesse la complexité des processus de politisation, à l’aune du rock biélorusse et dans le contexte particulier d’un régime autoritaire.

Contester par la musique sous régime autoritaire est bien plus qu’un livre sur le rock biélorusse : il offre une porte d’entrée sur l’histoire récente d’un pays souvent décrit comme la dernière dictature européenne, ainsi que des analyses d’une très grande richesse sur les rapports entre art et politique et les phénomènes de politisation. Yauheni Kryzhanouski, sociologue et politiste, récemment coauteur d’un ouvrage sur la censure1, propose ici une version profondément remaniée de sa thèse de science politique, soutenue sous la direction de Vincent Dubois, qui signe la préface du livre.

La guerre en Ukraine a éclipsé le soulèvement social qui a marqué le Bélarus en 2020 à la suite de la réélection d’Alexandre Loukachenko, au pouvoir depuis 1994. À cette occasion, de nombreux rockeurs biélorusses ont joué dans des concerts de soutien aux opposants. Cette participation est loin d’être une nouveauté, puisque ces artistes sont impliqués dans la contestation politique au Bélarus depuis plus de trente ans, d’abord à la fin de l’époque soviétique, puis contre Loukachenko. Yauheni Kryzhanouski questionne cette équivalence entre rock biélorusse et opposition politique. Est-elle volontaire de la part des concernés et comment s’est-elle construite ?

Elle ne résulte pas seulement de choix individuels. Des facteurs sociohistoriques expliquent la durabilité du phénomène, comme le met en lumière cette enquête au long cours sur les processus de politisation de deux branches du rock. D’un côté, le « rock national », né à la fin des années 1980 avec des groupes comme Mroja et Bonda, de l’autre, l’« anarcho-punk DIY », apparu dans la seconde moitié des années 1990. Les deux mouvements étudiés « se distinguent par leur caractère contestataire (voulu ou attribué) et construisent leur différence plutôt par l’engagement que par l’esthétique ». Le contexte national est déterminant afin d’expliquer leur politisation. Le régime autoritaire en place contraint l’expression politique, mais il a aussi un poids important sur la définition de ce qui est politique, parfois malgré les concernés, qui poursuivent d’abord des fins artistiques.

Le rock national est influencé par l’underground russe et est-européen. Il s’en distingue par le recours au biélorusse pour leurs paroles, une langue dominée dans le contexte national et soviétique. Ils reprennent aussi des symboles indépendantistes et plusieurs de leurs chansons critiquent le pouvoir en place. Après l’implosion de l’URSS, le rock national devient plus consensuel et s’adapte difficilement à un nouveau contexte où la concurrence musicale est plus rude. Ces artistes sont peu préparés aux mécanismes du marché, souffrent de l’importation du rock anglo-saxon et russe, et de l’importance du piratage. L’année 1994 constitue une nouvelle bascule politique, à la suite de l’élection de Loukachenko et du tournant autoritaire du régime. Le rock national s’associe alors à l’opposition, notamment au Renouveau national. Ses membres participent à des concerts de soutien, fréquentent souvent les mêmes milieux et partagent des origines sociales similaires. Enfin, des militants politiques du Renouveau national se font parfois paroliers des rockers.

Le mouvement anarcho-punk DIY apparaît après le tournant autoritaire. Il est beaucoup plus explicite dans sa dénonciation du gouvernement. Ses paroles sont plus violentes et visent directement Loukachenko ou son régime. Ses praticiens sont tributaires des influences plus globales du Do It Yourself et de ses revendications anticapitalistes et anarchistes, transposées partiellement au contexte biélorusse.

Tout au long de ce récit, qui suit la chronologie de l’histoire contemporaine du Bélarus, Yauheni Kryzhanouski distingue quatre logiques de politisation du rock. Celle qu’il appelle « par convention » s’appuie sur la mythologie mondiale du rock comme musique rebelle. Le rock est d’ailleurs considéré avec méfiance par l’URSS, du fait de son origine anglo-saxonne et de sa tonalité contestataire. Le punk est quant à lui explicitement politique, avec ses revendications de liberté, alors que le rock cherche davantage à garder ses distances avec la politique. La politisation est « professionnelle » lorsque le rock national cherche à se distinguer de l’underground russe et adopte le biélorusse pour chanter, de facto un marqueur politique. Il est aussi possible de parler de « captation » quand le rock coopère avec des acteurs politiques, comme lors de concerts de soutien. Elle est même recherchée par le mouvement Renaissance nationale, qui encourage de diverses manières le rock biélorusse, promu en symbole de son combat contre le régime.

Enfin, la censure joue un rôle à la fois ambivalent et non négligeable dans ce processus. Celle-ci est bien évidemment une contrainte, restreignant le public potentiel des rockers, en limitant leur accès aux salles de concerts ou à la radio, via l’établissement de « listes noires ». Pour autant, elle peut être mobilisée comme une ressource. Les rockeurs censurés bénéficient d’une certaine aura, par exemple à l’étranger, où ils peuvent négocier de meilleurs cachets pour leurs concerts. Pour contourner cette censure, ils ont recours à des stratégies différentes suivant leurs positionnements. Le rock national, qui aspire à la professionnalisation, pratique la « contrebande artistique » avec une critique plus voilée du régime pour éviter l’interdiction. Au contraire, l’anarcho-punk DIY, qui reste par choix dans un circuit de diffusion amateur et non officiel, peut se permettre de prendre plus de libertés dans ses textes.

Yauheni Kryzhanouski éclaire ainsi avec finesse la complexité des processus de politisation, à l’aune du rock biélorusse et dans le contexte particulier d’un régime autoritaire. Adoptant une perspective comparatiste, il s’inspire du concept de « surpolitisation » de Gisèle Sapiro, forgé à propos des écrivains pendant l’occupation allemande en France, pour montrer en quoi des actes anodins peuvent devenir politiques dans un régime où le contrôle s’étend à de nombreuses sphères de la vie publique et privée2. Il décrit par ailleurs comment une forme culturelle mondialisée, le rock, se traduit localement. Le tout est accompagné d’un cahier de photographies fourni et contribuant à donner chair aux propos.

  • 1. Yauheni Kryzhanouski, Dominique Marchetti et Bella Ostromooukhova (sous la dir. de), L’Invisibilisation de la censure. Les nouveaux modes de contrôle des productions culturelles (Bélarus, France, Maroc et Russie), Paris, Éditions d’Eur’Orbem, 2020.
  • 2. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, coll. « Histoire de la pensée », 1999.
Éditions du Croquant, 2022
348 p. 20 €

Benjamin Caraco

Docteur en histoire et conservateur des bibliothèques, Benjamin Caraco est chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (UMR 8058) et coordonne la rédaction du site Nonfiction.

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