
Le serviteur inspiré. Portrait de l’artiste en travailleur de l’ombre d'Emmanuel Pernoud
Nous nous représentons habituellement l’artiste comme un individu émancipé, libéré – autant que possible – de toute influence et témoignant à travers son œuvre de son originalité. Avec Le Serviteur inspiré, l’historien de l’art contemporain Emmanuel Pernoud interroge ce « lieu commun », via une série de portraits d’artistes et d’acteurs, mais aussi de rôles ou de métiers : ceux du domestique, tel qu’il est incarné au cinéma, et surtout du graveur. Pernoud compare en effet ces deux derniers afin d’interroger le paradigme de l’originalité artistique : « Peut-on concevoir une manière personnelle, voire unique de s’effacer derrière l’œuvre d’autrui ? Quel sort sera réservé, au temps des avant-gardes et de leur message émancipateur, à l’artiste qui choisit de consacrer son art à celui de servir l’art des autres ? » Tel est le sacerdoce du graveur de reproduction, qui plus est dans le contexte de « l’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique » (Walter Benjamin) qui rend en partie obsolète son savoir-faire. Si, à première vue, le graveur s’efface derrière l’artiste qu’il reproduit, il peut investir beaucoup de créativité dans ce processus, à l’instar du cubiste Jacques Villon (par ailleurs frère de Marcel Duchamp) consacrant dix années de sa carrière à la réalisation de gravures de toiles de grands maîtres de son temps (Manet, Matisse, Picasso entre autres) ou de la buriniste Cécile Reims reproduisant les œuvres de Hans Bellmer. D’autres, comme le peintre Edward Hopper, un temps illustrateur pour un magazine vantant les bienfaits de l’organisation scientifique du travail, réinvestissent ce travail contraint dans des œuvres plus personnelles où les mêmes thématiques, celle de l’employé de bureau par exemple, laissent entrevoir certaines failles, comme la rêverie ou la contemplation. Pernoud envisage également la figure de l’historien de l’art – comme celle d’Henri Focillon qui s’efforça de réhabiliter la gravure en occluant sa finalité reproductive et sa dimension sociale – lorsque celui-ci entend prolonger la geste artistique dans son travail académique. La figure du compilateur de catalogue se voit alors reléguée dans l’ombre, malgré sa potentielle inventivité. C’est pourtant cette dernière qu’explore Pernoud à l’aune de la somme de l’historien amateur Jules Lieure sur le graveur Jacques Callot. Enfin, Pernoud termine son livre par une évocation du comédien Philippe Castelli, un « troisième couteau », habitué des rôles de domestiques et autres réceptionnistes au cinéma, que l’acteur sut incarner avec créativité malgré le carcan imposé par ceux-ci. Avec cet essai, Emmanuel Pernoud livre ainsi une réflexion à la fois stimulante et élégante sur ces formes inattendues ou invisibles d’originalité dans les mondes de l’art.