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Notes de lecture

Dans le même numéro

Renaissances de Jack Goody

Trad. de l’anglais et préfacé par Pierre Verdrager

octobre 2020

À l’heure de la recomposition des rapports de force sur la scène internationale, l’œuvre de Jack Goody (1919-2015) mérite d’être lue. Cet anthropologue britannique, de l’université de Cambridge, est surtout connu pour ses travaux sur l’absence d’écriture dans certaines sociétés africaines, puis sur l’écriture1. À la fin de sa longue carrière, il fait une incursion remarquée dans le domaine de l’« histoire globale »2.

Ce livre s’inscrit dans la continuité de précédents travaux de Goody, qui visent à remettre en cause l’idée d’un avantage de l’Occident dans un certain nombre de domaines : capitalisme, modernité, industrialisation ou imprimerie. Il revient sur la division entre sociétés modernes et traditionnelles en mettant l’accent sur la différence entre sociétés orales et « sociétés à littératie  » ; il s’intéresse également aux thèses autour de la « grande divergence » entre Orient et Occident. Avec Renaissances, Goody s’attaque à l’hypothèse de l’historien Perry Anderson qui voyait en la Renaissance (italienne) – c’est-à-dire un retour au passé permettant d’aller de l’avant – le facteur déterminant ayant conduit l’Occident vers le capitalisme, lui permettant de dépasser pays asiatiques et musulmans.

Selon Goody, « les périodes de retour au passé [sont] une caractéristique de façon plus générale des sociétés à littératie, où qu’elles se trouvent ». S’il ne remet pas en cause la Renaissance européenne et le rôle qu’elle a pu jouer dans son développement historique, ce phénomène n’est pas l’apanage de l’Europe. Il s’avère temporaire et d’autres sociétés ont pu le connaître. La perspective comparative adoptée par Goody le conduit à souligner le retard européen – pris pendant la période médiévale –, auquel la Renaissance a mis fin, via un détour par l’Antiquité et la confrontation à d’autres cultures, bien que considérées ultérieurement comme moins avancées.

L’anthropologue souligne le « rôle négatif, à certaines époques, des religions abrahamiques  » pour comprendre les phases d’«  arriération  » dans le domaine des arts, notamment avec l’interdit de la représentation, et des sciences, et plus généralement pour l’acquisition des connaissances. L’existence d’un Dieu omnipotent et d’un récit de création dispense et/ou interdit toute investigation libre du monde. Le phénomène de renaissance apparaît alors « lorsque l’ancien est rétabli parfois avec une énergie porteuse d’un nouvel élan, conduisant à l’épanouissement d’une culture ». La suspension de l’élément religieux, ou son confinement à une sphère plus limitée, offre une liberté nouvelle pour les arts et la connaissance ; le retour à des références païennes et plurielles (l’Antiquité gréco-romaine dans le cas de la Renaissance italienne) favorise un tel renouveau.

En conséquence, Goody conteste le récit téléologique et eurocentrique de l’histoire du monde moderne : « Ce que nous entendons par capitalisme trouve ses origines dans une culture à littératie eurasienne plus vaste qui a connu un développement rapide depuis l’âge du bronze, échangeant des produits et des informations.  » Il souligne le rôle central de l’écriture, qui permet un retour au texte qui n’est pas possible dans les sociétés orales, et des techniques liées à la circulation, la conservation et l’accumulation d’informations au sein de ces sociétés et entre elles. Dans ce domaine, l’Europe n’a pas été la seule à innover, mais sa principale contribution est d’avoir fondé des institutions d’enseignement supérieur où un savoir séculier a pu s’établir et se développer durablement.

À l’appui de sa thèse, Goody propose plusieurs exemples significatifs tirés de différents espaces et différentes périodes historiques. Il rappelle tout d’abord les contributions extra-européennes à la Renaissance. La naissance de l’université de Montpellier et de la médecine en Europe sont emblématiques à cet égard avec l’apport déterminant des connaissances arabo-islamiques et juives. De manière plus générale, il se penche sur le phénomène de sécularisation qui a permis la Renaissance en émancipant partiellement sciences et arts de la religion, bien que la connaissance de cette dernière ait permis d’apprendre à lire et à écrire à une partie de la population, ces compétences pouvant être réutilisées à d’autres fins.

Avec Stephen Fennell, qui a coécrit également les chapitres sur l’Inde et la Chine, il envisage les différents moments comparables à des renaissances dans le monde musulman, parlant à ce sujet d’« efflorescence  » du fait des nombreux contacts entre celui-ci et d’autres civilisations. Concernant le judaïsme, l’émancipation des Juifs après la Révolution française se traduit par une libération à la fois des contraintes externes et internes, du fait de l’exposition aux sociétés environnantes. L’Inde et la Chine posent des questions particulières à cause de la continuité culturelle qui les caractérise, ainsi que de l’absence d’une religion monothéiste dominante qui a offert un certain pluralisme ; dans de tels contextes, peut-on parler de renaissance culturelle ? Néanmoins, cette continuité n’équivaut pas à de l’immobilisme. Ainsi, la Chine fit des contributions importantes dans le domaine des sciences et techniques, connut plusieurs essors économiques et maintint un niveau d’éducation non négligeable d’une partie de sa population du fait de l’existence de concours pour entrer dans la bureaucratie.

Au terme de cette comparaison, Goody repère plusieurs facteurs présidant à une renaissance : l’essor économique qui permet de dégager du temps et d’investir dans les arts et les sciences, combiné au niveau de littératie déjà évoqué. Dans le même ordre d’idées, l’augmentation des flux d’informations favorise les échanges, économiques comme intellectuels. En conclusion, Goody estime qu’il existe plusieurs voies d’accès à la modernité et non pas la seule tracée par l’expérience européenne.

En dépit de la diversité des exemples convoqués, un certain nombre de répétitions apparaissent au fil du développement. Les allers et retours entre espaces, temps et thématiques sont parfois difficiles à suivre en l’absence de sous-titres, malgré la présence d’annexes chronologiques. La préface de Pierre Verdrager est d’autant plus bienvenue que certains passages – du fait de l’érudition convoquée et de la masse d’informations brassées non connues d’un lectorat occidental – peuvent parfois dérouter, révélant en creux l’eurocentrisme de nos connaissances historiques. Verdrager est soucieux de rendre accessible l’œuvre de Goody sans la sanctifier. En conséquence, outre qu’il situe l’ouvrage dans le contexte de l’œuvre de Goody et au sein du débat sur l’eurocentrisme, il livre d’emblée les principales objections qui ont pu lui être faites. Parmi celles-ci, il relève entre autres l’opposition parfois trop systématique entre foi et raison, le fait que Goody passe sous silence le développement de l’art pendant la période de domination du christianisme, qu’il pense que « la raison est toujours du côté de la raison scientifique » ou « a tendance à ne pas prendre tout à fait en considération le point de vue des acteurs  ». Enfin, Goody propose une «  vision généralement positive du capitalisme  ». Pour Verdrager, Renaissances n’en reste pas moins un livre important « par son pouvoir de stimuler la réflexion ».

En effet, le livre de Jack Goody est un essai historique d’une grande richesse qui invite à considérer la renaissance culturelle comme un processus susceptible de se produire dans des contextes spatio-temporels différents, tout comme il permet de mieux comprendre certaines évolutions socioculturelles et économiques contemporaines.

  • 1.Jack Goody, La Logique de l’écriture. L’écrit et l’organisation de la société [1986], trad. par Anne-Marie Roussel, préface d’Éric Dagiral et Olivier Martin, Paris, Armand Colin, 2018.
  • 2.Voir J. Goody, Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé son récit du passé au reste du monde [2006], trad. par Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 2010 ou Capitalisme et modernité. Le grand débat [2004], trad. par Pierre Verdrager, Bagnolet, Presses de Calisto, 2016.
Armand Colin, 2020
424 p. 24 €

Benjamin Caraco

Docteur en histoire et conservateur des bibliothèques, Benjamin Caraco est chercheur associé au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains (UMR 8058) et coordonne la rédaction du site Nonfiction.

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