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Notes de lecture

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Un archipel des solidarités. Grèce 2017-2020 de Christiane Vollaire et Philippe Bazin

« Quand j’ai commencé à travailler avec D., on était très motivés, idéalistes, voulant aider les gens. Mais moi, après dix-huit mois, je suis déprimé et je dis : “On ne peut rien faire.” J’appartiens à un système qui exerce la biopolitique comme science d’une impuissance contre le système. » Livré par M. P., un sociologue ayant fait le choix de mettre ses compétences au service des migrants, ce témoignage est loin de refléter le fil conducteur de cet ouvrage. Fruit d’une collaboration entre une philosophe et un photographe, restituant tantôt la parole des cent vingt-trois interviewés, surplombant à d’autres moments son terrain par une lecture analytique ou par un angle photographique que l’on pourrait qualifier d’universel, Un archipel des solidarités est en réalité un récit des résistances grecques au quotidien et une invitation à l’espoir. Rompant avec la mélancolie souvent paroissiale – si ce n’est franchement narcissique – qui marque nos temps, il montre que tout au long des années 2010, la Grèce, membre de l’Union européenne, subit un triple choc, dans l’indifférence presque totale des opinions publiques européennes : l’effondrement dramatique du niveau de vie orchestré par la troïka (la Banque centrale européenne, la Commission européenne et le Fonds monétaire international) ; une configuration quasi révolutionnaire balayant l’ancienne élite pour porter au pouvoir la très jeune Coalition de la gauche radicale Syriza, qui ne mettra cependant pas longtemps à se soumettre au diktat de ladite troïka ; et une crise migratoire amplifiée par la volonté de l’autocrate Erdoğan de prendre sa revanche sur l’Europe, responsable selon lui de la chute de l’Empire ottoman.

Nombre de Grecs, femmes ou hommes, d’Athènes, des « provinces » ou encore des îles, jeunes adolescents ou en âge de se souvenir de l’occupation nazie, sans qualification ou issus de l’élite, établis ou précarisés, ont répondu à cette triple crise par l’engagement et la solidarité. Ce faisant, ils ont aussi redéfini le concept de solidarité. Au tournant du xxe siècle, la sociologie, discipline conservatrice à ses origines, voyait dans la solidarité un outil susceptible de contrer les effets des anomies des sociétés modernes bouleversées par la double révolution française et industrielle. Loin de s’inscrire dans la continuité des politiques de charité ou de philanthropie, les solidarités que les Grecs du début du xxie siècle mirent en œuvre visaient au contraire à constituer des communautés de vie, à pratiquer des expériences encore inédites pour leur donner une dimension pleinement communale. Qu’elle soit intra-grecque, pour faire face à une descente aux enfers et préserver sa capacité de donner du sens au monde, ou qu’elle se déploie auprès des migrants, dont la trajectoire résonne tant avec l’histoire grecque de l’exil, de l’Asie mineure à la guerre civile de la seconde moitié des années 1940, la solidarité cesse d’être un idéal pour devenir créatrice de nouveaux rapports et de nouveaux échanges. Se tenir debout, y compris pour résister aux campagnes qui visent à criminaliser les migrants et aux assauts d’Aube dorée, l’un des courants de droite radicale les plus violents d’Europe, exige en effet de nouvelles modalités de socialisation et, partant, de nouvelles sociabilités, qu’il ne faut pas figer dans le temps ni dans l’espace.

La lutte des Grecs pour la survie et celle des migrants pour la reconnaissance ne sont pas de même nature : la première est ancrée dans le temps et dans l’espace, et utilise le présent pour demander des comptes au passé et imaginer un futur qui s’en distinguerait nettement ; la seconde résulte d’une mobilité contrainte et, à défaut d’une terre où l’on reste enraciné, cherche un havre où s’abriter. Les deux convergent cependant dans le refus de la subalternité et de la vulnérabilité, autrement dit de l’enfermement dans le statut de mineur, posé comme seule alternative à la folie. Les récits, parfois d’une grande poésie, qui ponctuent les pages de cet ouvrage montrent que l’acquisition du statut de majeur, qui a tant préoccupé les philosophes, d’Aristote à Arendt en passant par Kant, exigent bien des luttes, mais aussi de simples aventures humaines aux effets ô combien transformateurs sur nos sociétés.

Loco, 2020
364 p. 28 €

Hamit Bozarslan

Directeur d'études à l'Ehess, il est notamment l’auteur de l'Histoire de la Turquie de l'Empire à nos jours (Tallandier, 2015) et de Révolution et état de violence. Moyen-Orient 2011-2015 (Cnrs, 2015). Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. 

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