
Éclats d’un monde disparu. Une famille juive entre Vienne et la Galicie de Michel Juffé
Ce livre est le témoignage d’une quête impossible et pourtant essentielle : retrouver les traces d’une famille, la propre famille de l’auteur, disparue dans les atrocités allemandes commises durant l’invasion de la Pologne en 1941. C’est aussi le récit d’une prise de conscience plus intime, un travail de mémoire contrarié, effort délibéré et tenace d’acculturation : l’auteur a été élevé, durant de longues années, dans l’ignorance de la destruction des juifs d’Europe. Son enfance a été celle de la plus classique des éducations chrétiennes, et plus encore, celle du silence de son père sur ce que ce dernier a sans doute vécu d’innommable. Ce père, intellectuel d’origine juive, s’est converti au catholicisme avec conviction au point d’en avoir fait un objet militant. D’où le plus troublant et évident effacement. C’est seulement durant l’adolescence que l’auteur apprend l’origine juive de ses grands-parents paternels depuis toujours inconnus, qu’il se confronte à quelques rares photos, des récits venus d’ailleurs, des confidences infimes, émiettées, des lectures aussi, objectives, décisives.
Il se lance alors dans une quête mémorielle aux résultats des plus chaotiques. Il se rend à Vienne, après avoir appris le lieu précis où une partie de sa famille a vécu, parvient même à situer l’appartement, à 600 mètres de celui de Freud. La porte est close, aucune réponse ne peut lui être donnée. Il apprend bientôt davantage : le nom des villes polonaises où ses grands-parents paternels ont résidé jusqu’en 1941, Lwów et Tarnopol, dans l’ancienne Galicie. Il s’y rend, se fait aider par une habitante parlant le plus parfait français, mais les quartiers ont été bouleversés, les noms de rue transformés, la mémoire des anciens habitants annulée.
Une histoire se reconstitue pourtant. En particulier avec la lecture d’auteurs juifs viennois, tels que Karl Kraus, Joseph Roth, Stefan Zweig, Hermann Broch. Ses grands-parents prennent corps, après mille interrogations auprès de sa mère, dépositaire de confidences faites de bribes et de lambeaux. Il connaît leur métier, ingénieur et médecin, d’où leur appartenance au monde intellectuel, d’où aussi le soupçon sur leur destin futur. Il apprend la montée des inquiétudes dans la communauté juive à la fin des années 1930, les menaces, si fortes que ses grands-parents envoient leur fils, le père de l’auteur, en Belgique, auprès d’un ami de la famille, Stefan Askenase, alors pianiste renommé. Klara, la mère, quitte son fils avec ces mots terribles : « Je ne te reverrai plus. » Les derniers indices de vie datent alors d’avril 1941, une lettre envoyée par Klara à Askenase. Restent les interminables interrogations sur les circonstances de la disparition des grands-parents avec leur fille. L’auteur considère toutes les hypothèses, ne parvient à en confirmer aucune, sinon que le silence sur leur existence s’est définitivement imposé, comme s’est imposé l’au-delà de l’horreur.
Livre précieux, faut-il le dire, parce qu’il donne un accent intime et central à ce qui demeure le plus insupportable drame collectif. Livre précieux enfin parce que l’auteur souhaite « toucher des lecteurs qui s’y retrouveront eux-mêmes ».