
Un Occident kidnappé de Milan Kundera
Ou la tragédie de l’Europe centrale. Précédé de La littérature et les petites nationsPrésentations de Pierre Nora et Jacques Rupnik
À travers ses romans mais aussi ses essais, Milan Kundera s’est révélé comme le chantre de ce qu’on peut encore appeler l’« Europe centrale », cette zone géographique qui inclut, selon lui, le pays où il est né, l’ancienne Tchécoslovaquie, ainsi que la Hongrie et la Pologne, mais avec, en arrière-fond nostalgique, cette Autriche-Hongrie disparue en 1918, immense et regretté foyer culturel. Dans un article pour la revue Le Débat, en 1983, l’écrivain, désormais citoyen français, revenait en quelques pages fulgurantes sur ce que représentait pour lui, historiquement, cette Mitteleuropa. C’est cet article que fait reparaître aujourd’hui la collection « Le Débat », dans un bref volume qui contient également un texte encore inédit en français, « La littérature et les petites nations », discours prononcé lors du Congrès des écrivains tchécoslovaques en 1967. Ces deux contributions apportent aujourd’hui un éclairage pertinent au débat sur l’identité européenne, le rôle chancelant de la culture moderne et l’avenir problématique des nations.
Pour Kundera, les choses sont claires : c’est la culture qui forgeait jadis l’identité d’une nation. En 1918, les pays d’Europe centrale ont choisi non pas l’assimilation à un empire, mais l’autonomie politique. Les écrivains tchèques, par exemple, écrit Kundera dans son discours de 1967, « ont une responsabilité majeure dans la survie même de notre peuple ».
Ils choisirent de s’exprimer dans leur langue propre, et non en allemand. Dans Un Occident kidnappé, pour mieux faire comprendre la question, Kundera prend l’exemple des Juifs sionistes qui, de fait, n’optèrent pas pour l’assimilation et créèrent l’État d’Israël : « En refusant l’assimilation, écrit Kundera, le sionisme, né d’ailleurs aussi en Europe centrale, n’a choisi que la voie de toutes les nations centre-européennes. »
On sent ici une sorte d’hésitation de Kundera entre, d’une part, la volonté d’indépendance des peuples européens et, d’autre part, un cosmopolitisme qui eut son heure de gloire sous l’empire austro-hongrois et dont Kundera déplore la disparition. Il sait que ce temps des fêtes de l’esprit ne reviendra jamais, ne serait-ce que parce que la culture joue désormais dans nos sociétés un rôle mineur, quasi méprisé. Notre époque, dit-il tristement, est une époque « après la culture ». C’est une mutation anthropologique fondamentale. Kundera se demande ce qui va arriver ensuite. Il n’est pas très optimiste, envisageant très bien « la fin possible de l’humanité européenne ». Par son attirance pour le cosmopolitisme, et donc l’assimilation, Kundera revendique apparemment un certain conservatisme, mais sans se faire beaucoup d’illusions. Pour lui, l’expérience tragique des pays d’Europe centrale au xxe siècle préfigure ce qui arrive à l’Europe de l’Ouest, la dissolution de la culture dans une idéologie qu’un Guy Debord, par exemple, nommait « la société du spectacle ». Aucune rébellion ou révolte n’est, semble-t-il, envisageable contre cet état de fait, sauf chez des esprits minoritaires, qui ont gardé la mémoire du passé. Mais Kundera n’a pas peur des mots pour exprimer son regret et il endosse cette responsabilité le cœur vaillant, tout en sachant la cause perdue.