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Notes de lecture

Dans le même numéro

Le cœur de Brutus de Miguel Abensour

«  Quiconque sondera ce puits : Quatrevingt-treize, Sentira se cabrer et s’enfuir son esprit.  »

Victor Hugo

Miguel Abensour n’a pas bénéficié d’une notoriété publique à hauteur de l’originalité de son œuvre. C’est donc une initiative à saluer de la part d’Anne Kupiec de publier Le cœur de Brutus, qui rassemble plusieurs articles déjà publiés[1] mais aussi des inédits, en fidélité à un projet de livre formé par Abensour qu’il n’a pu mener à terme.

La sombre beauté du titre, qui pourrait légender un tableau de David, nous déroute plus qu’elle ne nous facilite l’accès au sens du livre. Ces quelques lignes d’une lettre de Saint-Just à un ami pourront servir d’appui : «  Arrachez-moi le cœur et mangez-le, vous deviendrez ce que vous n’êtes point : grands !  » Texte pour le moins saisissant par sa sauvagerie sacrificielle, qu’elle soit païenne- «  aztèque  » ou christique, et qui vaut pour l’un ou l’autre des Brutus, celui de Tarquin comme celui de César. Il s’agit de Brutus-Saint-Just dans ces textes, mais plus généralement de la caractérisation du révolutionnaire et de la nature du politique. La question en effet s’impose : que veut dire la grandeur – et ce qu’elle appelle, comme le courage ou l’héroïsme – dans ces occurrences ?

Abensour le marque nettement à plusieurs reprises : il ne s’agit pas pour autant d’hagiographie – Saint-Just comme Rimbaud de la révolution ou de la politique –, ni de reprendre Mathiez et Soboul. Le titre du livre reste même trompeur, car Abensour tourne autour de cette grandeur avec circonspection sans donner dans le «  sublime  » et, loin de les gommer, en accuse les équivoques, les dérives, voire les impasses. Une manière de critiquer la raison héroïque, en somme, principalement de sa dialectique. Mais point davantage est-il question à ses yeux de céder à Furet : en effet, faire comme lui l’économie du grand, c’est, sous couleur d’une vue plus pénétrante et d’un esprit plus affranchi, refuser de voir un réel et de se dérober à sa pensée.

Il n’est nul besoin d’être un grand clerc pour saisir en effet l’enjeu de tous ces textes : ce «  réel  » sur quoi ils butent et sur quoi on doit buter. Aussi bien du point de vue libéral que post-gauchiste, tout un courant intellectuel et politique s’est employé à faire de l’esprit révolutionnaire l’abîme de la politique, au moment même où il prétendait l’accomplir. Le style, tout «  furétien  », donné au bicentenaire de 1989, en fut l’éclatante sanction institutionnelle. Mais il ne s’agit pas de persifler car nous sommes bien au cœur d’une véritable gigantomachia qui ne se satisfait pas d’effets d’estrade, et Abensour, loin des simplifications et des proclamations, examine scrupuleusement toutes les facettes de ce «  cygne noir  » de la politique : le révolutionnaire.

Du reste, ce style sobre, mais volontiers tournoyant, ne doit pas nous surprendre sous sa plume. En effet, malgré les «  accusations  » de «  révoltisme  » impénitent – pour refuser obstinément la «  solution  » libérale – portées contre lui par Marcel Gauchet, Abensour, défenseur du courage et méditant l’héroïsme révolutionnaire, n’a jamais fait résider ces derniers dans le choix de la guillotine ou des massacres de septembre. Au contraire, Miguel Abensour est l’auteur d’un article au titre significatif : «  Le choix du petit  »[2]. Faisant droit aux analyses d’Ernst Jünger pour les retourner, il s’agissait alors de récuser et de démasquer tout appel qui convoquerait à un héroïsme visant à unifier les masses, les soumettant au pathos du monumental, de la destruction rédemptrice et libératrice, pour les commettre en fait à la mobilisation générale. En quelque sorte, un manifeste pour des Minima politica, en écho avec l’analyse du héros et de la modernité chez Walter Benjamin.

En effet, avec Benjamin, nous respirons «  l’air des autres planètes  », pour reprendre ces vers de Stefan George, sorte de «  sonate de Vinteuil  » pour l’intelligentsia critique des années 1920-1930. Nous sommes en présence avec lui d’une formidable révolution intellectuelle qui imprime une torsion inouïe aux thèmes de l’Aufklärung et de l’idéalisme allemand comme de l’existentialisme en train de surgir. La modernité, devons-nous comprendre, ne noue pas ensemble liberté, histoire et esprit, elle n’en est pas non plus le résultat. Les chicanes où se prend l’agir et auxquelles il achoppe ne sont dès lors même plus pensables en termes de tragique (l’obscur qui dérègle et retarde l’équation de la substance et de la conscience) : nous, modernes, vivons dans un Trauerspiel. Exit Sophocle, Hamlet entre en scène, fût-ce à reculons.

Le héros moderne fait alors étrange figure, bien plutôt celle d’anti-héros. Le monde moderne est celui de l’abîme et de la catastrophe. Tout y va à l’envers, alors qu’on claironne que tout est en (bonne) marche et en (bon) ordre. Hegel doit apparaître comme truquant la philosophie de l’histoire, car même les scissions de dialectique ne sont que le masque du fétichisme de l’identique. Ce qu’on va appeler «  le petit  », c’est donc ce qui se soustrait à cette héroïsation mensongère. Les héros du petit sont les «  idiots de la famille  », ceux qui ont raté et aussi bien ceux qui défont l’historico-mondial et ses grands abattoirs, pour parler comme Kierkegaard. Au sein de ce clair-obscur ne peuvent scintiller que des micrologies, mais Benjamin est sans équivoque : Hamlet ou Bartleby doivent se réveiller de cet engourdissement et de ce cauchemar qu’est l’histoire.

Miguel Abensour est le premier à se poser le problème : comment concilier le choix du grand avec le choix du petit ? Il oscille entre deux Stimmungen pour caractériser le héros politique moderne ; entre deux fidélités, celle vis-à-vis d’Arendt et celle à l’égard de Benjamin, non sans avoir rencontré et examiné soigneusement le modèle cynique – celui de la négation absolue (Saint-Just étant, dans sa jeunesse, l’auteur d’un poème, Organt, de style «  libertin  ») – qui fait côtoyer Saint-Just et Sade, pour l’écarter.

Abensour retient d’Arendt son «  eidétique  » du révolutionnaire : en première ligne, ce qu’on pourrait appeler l’«  existential  » du courage, qui signe le passage de l’obscurité du domaine privé à la lumière de la sphère publique. L’existence politique réclame en effet le courage de l’exposition, de renoncer à tous les abris et à la sécurité d’une vie dans le retrait, d’oser poser et répondre à la question : qui ? Élévation et révélation qui font l’homo novus, l’être-du-commencement : «  L’entrée sur la scène révolutionnaire, l’exposition aux périls qu’on y encourt sont une seconde naissance. Répétition de la naissance, expérience sur la scène publique du commencement de la possibilité et de la possibilité du commencement.  » Abensour, en suivant Arendt, souligne que ce trait ou ce ton signifient que le héros n’a pas besoin de qualités «  héroïques  » (Achille) : «  Le courage se trouve déjà dans le consentement à agir et à parler.  » Par conséquent, l’écart entre le «  grand  » et le «  petit  » se resserre si bien qu’Arendt et Benjamin se retrouvent dans la recherche du même «  corail  » et de la même «  perle  » au fond des mers, pour reprendre les vers de La Tempête, que citait Arendt dans son hommage à Benjamin.

Pour «  persévérer dans l’être  » dans l’univers hostile et destructeur de la modernité – c’est la leçon que Benjamin prend de Baudelaire et qu’Abensour fait sienne –, il faut une complexion héroïque, s’engager contre cet univers dans une «  fantasque escrime  » : «  Vision agonistique qui dresse une scène où s’affrontent l’énergie de l’homme, de la vie humaine et les résistances sans nombre que lui oppose la modernité.  » Si la modernité se révèle Trauerspiel, saturnienne, en aucun cas il ne faut céder à la résignation. Au sein de la désorientation se lève le combat contre l’infernale machine qui, en fabriquant toujours du nouveau, nous livre et nous enchaîne à l’éternel retour de sa ritournelle pétrifiante. Le réveil du cauchemar, de l’étouffant Viollet-le-Duc de l’histoire, l’irruption libératrice, ne peut prendre les figures classiques de la grandeur devenues compromises et complices : il s’agit maintenant du chiffonnier et du dandy, du criminel et de la prostituée, de l’élément qui lui était le plus étranger jusqu’à l’anonymat des «  petites vieilles  » dont se souviendra Rimbaud.

Mais la plus grande originalité de Miguel Abensour et son vrai courage se trouvent probablement dans un texte inédit du recueil : «  Le héros révolutionnaire moderne est-il un animal politique ?  ». Cet article dresse un théâtre où se noue une dialectique sans aucun doute dérangeante et inquiétante : «  L’aventure révolutionnaire, si on ne la fige pas dans une représentation convenue, n’est-elle pas, à y bien regarder, traversée en tant qu’action par un contre-mouvement qui inclinerait cette manifestation du politique porté à son comble vers une éclipse du politique ? À vrai dire, le héros est-il bien dans la cité ou au-dessus d’elle ? Ne vise-t-il pas à la dominer et du même coup n’est-il pas upsipolis et en tant que tel ne devient-il pas apolis pour reprendre les termes du chœur d’Antigone ?  »

[1] - Dont Miguel Abensour, «  Saint-Just : les paradoxes de l’héroïsme révolutionnaire  », Esprit, février 1989.

[2] - Miguel Abensour, «  Le choix du petit  », Passé Présent, no 1, 1982, repris en postface à Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 1980.

Sens & Tonka, 2019
456 p. 30 €

Jean-Loup Thébaud

Jean-Loup Thébaud est philosophe. Il a notamment travaillé sur Jan Patocka et a publié une discussion avec Jean-François Lyotard, Au juste (Christian Bourgois, 2006).

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