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Notes de lecture

Dans le même numéro

Modernité et antihumanisme de Nicolas Tertulian

Édition Pierre Rusch

avril 2020

1914, 1917, 1933 : trois dates qui ­s’affichent au mur de l’histoire comme un renouvelé Mane, thecel, phares. Trois cercles de fer qui écrasent le cerveau de qui prétend et doit penser. Ceux qui se sont dérobés à cette réquisition et ont failli à l’honneur, de fait leur œuvre pèse le poids de la plume et non celui du mont Taishan. C’est bien avant tout à cette mesure que doit être rapportée toute une génération, celle des « sombres temps ». Pour aller trop vite : Bloch, Brecht, Benjamin, Arendt, Adorno, les frères Mann.

Et bien sûr, aux premiers rangs du front, Lukács qui, comme tous les autres, a buté sur l’énigme d’un pays des poètes et des penseurs qui s’abîme, d’une culture qui, fille du logos, consacre le triomphe de thanatos, même si tous les autres n’ont pas pensé comme lui que 1917 était la réponse à 1914 et l’arme absolue contre 1933. Chez lui, c’est encore plus frappant que pour d’autres, l’événement a introduit un clinamen décisif et définitif dans sa pensée : le brillant essayiste des années 1900 à l’inspiration existentielle et religieuse se métamorphose en militant, voire en dirigeant bolchevique.

Ce ne fut pas sans conséquence de passer de Kant et Kierkegaard à Lénine (même si Hegel, « qui siège aujourd’hui à Moscou », pour reprendre la formule de Bloch, joua le rôle d’un médiateur jamais « évanouissant »). Brecht parle parfois pour le vanter ou le réclamer d’un style plump, «  massif  », propre à l’époque. Cette brutalité et rapidité dans le « temps de conclure », Lukács les a pratiquées sans conteste (La ­Destruction de la raison de 1954 en sera l’emblème) et elles n’ont pas manqué de le mettre à l’écart de la communauté académique, qui a considéré avec une hauteur mandarinale toute philistine son œuvre de la maturité, lorsqu’il a cessé d’être le Wunder-Boy du salon de Max Weber et qu’il a renoncé à ce qu’il appelait joliment la « tentation de Heidelberg ».

Nicolas Tertulian, dont nous déplorons la perte récente, survenue le 11 septembre 2019, était au tout premier rang – et longtemps presque seul à tenir la position, comme Socrate à Délion, de ceux qui se sont employés à renverser ce mainstream intellectuel, qui débordait même la guerre froide, et à tirer Lukács du discrédit – pire, du désintérêt – dont il se trouvait victime et le réduisait à l’inexistence. Travail de toute une vie dont il nous avait, il y a peu, livré un imposant ­témoignage[1] et qu’un nouveau volume vient compléter, grâce aux soins de Michèle Cohen-Halimi, qui a repris la collection de Miguel Abensour, et au travail éditorial de Pierre Rusch.

Ce dernier nous donne à ­l’occasion une présentation sensible et juste, aussi bien dans son évocation de Nicolas Tertulian que de Lukács. Qu’il nous soit permis à notre tour, un instant, d’esquisser quelques traits. Nicolas Tertulian faisait revivre pour nous de manière frappante l’aura défunte de la Mitteleuropa : la gravité, le sérieux, le savoir sans défaut de ­l’Ordinarius germanique, mais dépourvus de sa morgue wilhelminienne vile et répugnante (George Grosz), tout au contraire nimbés d’une urbanité, d’une politesse et d’une simplicité toutes «  viennoises  » (ajoutons une discrète, mais souterraine marque «  praguoise  », celle de l’éternel et brave soldat Chvéïk).

Pierre Rusch, au fil du texte, relève à juste titre une intervention de Lukács de 1946 aux Rencontres de Genève (ces forums qui devaient rassembler l’Est et l’Ouest) dont le titre, «  Conception aristocratique et conception démocratique du monde  », mérite d’être considéré car il pourrait bien être le fil qui court dans toute son œuvre. La question, de fait, n’est pas sans portée : que signifie être aristocrate dans le domaine de la pensée et pourquoi faut-il combattre cette position ? À quoi ce combat nous mène-t-il ? Dit en passant : comment ne pas songer aux méditations d’Arendt sur le « vent de la pensée » ?

J’avancerais volontiers que cette conférence, cet agôn «  Aristocratie et démocratie  » (probablement, à vrai dire, version heureusement rectifiée du canonique choix entre la ligne de Démocrite et celle de Platon), pourrait donner son titre au volume, en tout cas peut-il être lu dans cette optique. Il rassemble une dizaine d’études abordant des auteurs analysés dans les rapports que Lukács a eus avec eux et/ou eux avec lui, tels Bloch, Nicolai Hartmann, Croce, Adorno, Gramsci, Sartre ou Gehlen, ajoutons deux textes plus brefs sur Carl Schmitt.

Mais la cible du livre, c’est Heidegger, et la flèche, c’est Hegel. Trois textes principaux sont consacrés au Rector magnificus de Freiburg, issus d’articles récents des Temps Modernes et des Archives de philosophie : «  Histoire de l’être et révolution politique  », «  Le concept d’aliénation chez Heidegger et Lukács  » et le considérable «  Lukács et Heidegger – les deux ontologies  », dont nous avons ici le texte non écourté, plus de cent pages dans une typographie pourtant miniaturisée.

Pour aller et dire vite, et c’est son originalité, voire son audace, cette confrontation avec Heidegger se fait sur deux scènes. Elle ne se contente pas d’examiner sa politique, mais elle pose une question sur le projet ontologique lui-même sous une rare formule : n’y a-t-il pas maldonne dès le départ, en ce sens que l’ontologie se perd avec la Seinsfrage, loin de « se renforcer en s’épurant », dès lors qu’elle renonce à être catégorielle ?

Attardons-nous un instant sur l’abord de cette vexata quaestio (à vrai dire surtout à l’époque) de la politique de Heidegger. Il participe d’un débat que le livre de Victor Farias (Heidegger et le nazisme, Verdier, 1987) venait en France de ranimer vigoureusement, jetant le jour le plus cru sur les liens de Heidegger avec le nazisme et rendant incontournable l’interrogation sur les rapports intrinsèques que pouvait avoir avec lui, ou non, sa philosophie. Pouvait-on se contenter d’y voir un engagement temporaire, une «  bévue  », qu’un tournant philosophique aurait démenti ?

Ce qui rend l’analyse de Tertulian tout à fait topique et utile, c’est qu’elle concerne justement les Beiträge : écrits entre 1936 et 1938, postérieurs donc au rectorat, entre Sein und Zeit et la Lettre sur l’humanisme, on peut les considérer comme le premier grand texte du fameux tournant (Kehre) que la pensée de Heidegger aurait pris alors. Pour dire vite, ce qui est en débat, c’est la nature de ce revirement, l’enjeu, c’est le crédit à accorder ou non à une vulgate (due autant aux commentateurs qu’à Heidegger lui-même) pour laquelle le rectorat aurait été un échec qui aurait ouvert les yeux de Heidegger, renonçant alors à l’activisme politique et philosophique, et infléchissant la Seinsfrage vers la ­Gelassenheit : une sorte de désaveu de la « tentation de Syracuse », sa «  Lettre VII  ».

Or rien n’est moins sûr : il s’agit bien d’un « autre commencement », encore faut-il se demander à quoi résiste ce contre-mouvement, de quelle manière et porté par qui. « Le rapport originel et authentique au commencement est l’esprit révolutionnaire qui, par le bouleversement de la vie ordinaire, libère à nouveau la loi occultée qui présidait au commencement », voilà ce qu’on lit dans le cours du semestre d’hiver 1937-1938 et qu’une remarque en passant, plus tard supprimée, qu’on trouve dans le cours sur Schelling de 1936, libère de toute équivoque : la question historiale ne se sépare point d’une réponse historique, le « renouveau spirituel de la vie entière » requiert un agent, tels « les deux hommes, Mussolini et Hitler, qui ont déclenché des contre-mouvements en Europe ».

Pour Heidegger, si le nazisme doit être congédié, ce n’est pas parce qu’il en a «  trop  » fait ; tout au contraire, il n’a pas été suffisamment radical, incapable de se hisser au niveau historial qu’il ­semblait annoncer. Toutefois, le Deutschtum, et lui seul, malgré cette dommageable défaillance, demeure à la hauteur de ce défi et capable de répondre à l’appel de la « Seinsfrage » dans la « détresse de l’absence de détresse », apax ontologique et seul support du contre-­mouvement car immune de la Machenschaft libérale et bolchevique (un en deux du reste). « Allemands, encore un effort… » Si ­l’Allemagne, ainsi mise à l’écart, jouit d’un statut réservé, la réponse à l’exigence historiale impose une autre marque d’élection et d’élitisme : il y va d’une « aristocratie de l’esprit » possédant la « force intérieure indispensable pour lui [l’exigence historiale] donner la suprématie ». Bien difficile, on le constate, de soustraire cette ontologie, fût-elle «  déconstruite  » ou «  fondamentale  », d’un projet activiste et politique.

Tâche impossible, maintenant, que de rendre justice à la «  confrontation  » que propose Nicolas Tertulian, sous le titre «  Les deux ontologies  », de Lukács avec Heidegger. C’est un véritable livre dans le livre qui, minutieusement, ­s’attache au projet ontologique heideggérien (dans sa période classique, avant la Kehre), tel qu’il s’expose dans une série de concepts : l’être-jeté, l’authenticité, l’instant, la compréhension, la finitude, la critique de la sécurité, la «  preuve  » par l’effroi. On peut toutefois tenter de ressaisir l’âme de cette gigantomachie. Il s’agit, avec Lukács et sous sa bannière, de la défense de Hegel. Non, la phénoménologie (husserlienne) n’est pas la voie royale de l’ontologie, pas davantage que le salto mortale kierkegaardien. Certes, ­l’ontologie de Heidegger renonce à « l’intuition des essences » husserlienne, mais le passage substitutif aux existentiaux, ressource d’une herméneutique de la facticité d’héritage kierkegaardien, est l’objet d’un « sévère désaveu » au titre d’une pensée qui chercherait dans des dispositions affectives (Stimmungen), comme l’angoisse ou l’ennui, le décisif accès à l’ontologie.

Il faudrait aussi évoquer, bien sûr et surtout, le différend radical, celui qui porte sur le statut de la négation. L’idée heideggérienne d’une « nullité du fondement » (traduction de Tertulian), caractéristique structurelle de « l’être-jeté », et plus globalement l’onto­logisation du néant qui se fait jour dans la célèbre leçon inaugurale de 1929, Qu’est-ce que la métaphysique?, ne peut que rebuter un penseur pour qui la négation est déterminée. Qu’est-ce qu’une ontologie qui prétend se soustraire aux catégories (déterminations) par recours à la compréhension ? Qu’est-ce qu’une ontologie qui assure se ménager l’accès à un être autre que médié ? Pour Hegel-Lukács, Heidegger retrouve une impasse toute semblable à celle qui est dénoncée dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit: celle d’un philosophe qui, comme un mauvais peintre, n’aurait que deux couleurs à sa disposition.

Reste à demander d’où vient ce choix ontologique, à questionner son sens ou sa portée. C’est ici que nous retrouvons le fil rouge dessiné dans la conférence aux Rencontres Genève de 1946. Toute l’œuvre de Lukács des années de crise, des « derniers jours de l’humanité », est commandée par un sentiment violent : la complicité des penseurs avec le désastre. L’un des traits essentiels de cette forfaiture, c’est le choix criminel d’une exaltation de la danse macabre, redoublée par la revendication de la dureté et de la valeur éthique et heuristique de la peur.

Installer l’ontologie à l’ombre de l’effroi ou de la terreur, c’est bien sûr raréfier la pensée et la remettre comme tâche à un groupe restreint, d’une autre étoffe, hommes ou peuples. C’est donc aussi bien égarer et désarmer. La position aristocratique qui se dresse «  dans la surpuissance de l’étant  », au cœur de la solitude et du désastre, a bien pour visée de priver de sa puissance l’homme du commun et de le soumettre à la direction de ceux qui se sont séparés et prétendent se mesurer à l’effroi de l’errance. Lukács, lui, demeure fidèle au souvenir des trois dates époquales qui ont fixé pour lui les deux camps : les Rouges et les Blancs, et qui ne tournoient pas comme chez Miklós Jancsó. No pasarán, le rouge est mis.

[1] - Nicolas Tertulian, Pourquoi Lukács?, Paris, Édition de la Maison des sciences de l’homme, 2016. Voir le compte rendu dans Esprit, septembre 2017.

Klincksieck, 2019
368 p. 35 €

Jean-Loup Thébaud

Jean-Loup Thébaud est philosophe. Il a notamment travaillé sur Jan Patocka et a publié une discussion avec Jean-François Lyotard, Au juste (Christian Bourgois, 2006).

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