
Le futur du travail de Juan Sebastián Carbonell
L’auteur démythifie plusieurs idées reçues sur le travail. Non, celui-ci n’est pas en train de disparaître : le travail manufacturier « prolifère », il suit les mouvements du capital qui conquiert à la fois de nouveaux secteurs et de nouveaux territoires dans un jeu de cache-cache permanent avec les crises de profitabilité et les conflits du travail. Les salariés restent souvent moins chers et plus flexibles que certaines machines connectées, comme le montre l’échec du lights-out manufacturing un temps envisagé par Tesla.
La progression du secteur logistique, auquel l’auteur consacre un chapitre majeur, illustre les nouvelles noces du capital et du travail. Avec l’accélération de la circulation des marchandises et l’organisation de la production à l’échelle mondiale, la logistique intègre désormais l’ensemble de la production : près de 790 000 ouvriers travaillent dans ce secteur en France, contre 190 000 dans l’industrie automobile. À travers le développement des plateformes numériques, la logique marchande s’immisce dans des sphères nouvelles, comme l’amitié ou les communautés. Pour autant, les travailleurs de ces plateformes ne représentent aujourd’hui en France que 7 % des actifs. Surtout, ces plateformes ne sauraient représenter l’avenir de l’économie : Uber ou Deliveroo enregistrent des pertes financières importantes ; la syndicalisation et les requalifications juridiques de la relation de travail gagnent du terrain en France comme aux États-Unis. Le travail lui-même résiste : la rémunération à la tâche et le management autoritaire par les algorithmes entraînent un fort turnover qui nuit à la qualité du service rendu.
Une autre idée reçue débusquée par Carbonell est la prétendue précarisation généralisée du monde du travail. Certes, la précarité progresse, touchant de manière pérenne les jeunes, les femmes et les immigrés, mais 87 % des contrats de travail en France demeurent à durée indéterminée, et l’ancienneté moyenne dans les entreprises augmente (près de onze ans et demi).
C’est d’abord l’usine qui se fragmente dans le nouvel univers industriel : au sein des entrepôts logistiques, on ne se contente plus de réceptionner ou d’expédier, on préassemble, on fait du contrôle qualité. C’est ensuite le travail qui est modifié par les nouvelles technologies : un effet de substitution quand les tâches sont simples (peinture des carrosseries automobiles par des robots, par exemple) ; un double mouvement de déqualification/requalification des emplois (d’une part, les ouvriers logistiques, munis d’un casque audio dans lequel une voix leur dit où poser les colis et qui n’ont donc plus à concevoir une « bonne palette » ; d’autre part, les programmeurs d’équipements industriels complexes) ; un accroissement du traçage et du contrôle de l’activité, en particulier pour les emplois déqualifiés.
Au-delà des nouvelles technologies, les exigences du capital intensifient le travail et modifient l’organisation générale du temps qui lui est alloué. La part variable de la rémunération des ouvriers s’accroît ; la diminution des stocks et l’implantation déjà ancienne du lean management, accrus par les stratégies logistiques mondiales, entraînent une diminution du nombre de pauses et de leur durée, une augmentation des heures supplémentaires « imposées » et des horaires atypiques (un tiers des salariés français travaillerait entre 20 heures et minuit). Dans l’industrie automobile, le temps de travail ne s’organise plus sur un rythme hebdomadaire, mais mensuel, voire annuel. L’effet psychologique n’est pas neutre : même quand l’ouvrier ne travaille pas, il est susceptible d’être appelé pour faire face aux exigences irrégulières de la production.
Pour documenter ces transformations, Carbonell combine avec fluidité des éléments statistiques, des exemples concrets issus de ses enquêtes de terrain dans le secteur automobile, ou encore d’autres analyses sociologiques et historiques originales. Il s’emploie dans un dernier chapitre à déconstruire les propositions selon lui fallacieuses promettant l’émancipation des travailleurs. Le revenu universel d’existence ? Il atomise les individus et les rend trop étroitement dépendants de l’État. L’égalité entre salariés et actionnaires dans la gouvernance de l’entreprise ? Elle se heurtera toujours à la primauté du pouvoir de direction de l’employeur. Dans le sillage du marxisme, l’auteur affirme que le véritable levier de libération ne saurait résider que dans « la force subversive » des conflits du travail, capables d’unir travailleurs permanents et temporaires autour d’enjeux communs. Il convient en outre, selon Carbonell, de « libérer le temps du capital » en donnant aux travailleurs la direction des moyens de production. Ce n’est pas le moindre atout de ce livre vivifiant que d’associer une analyse pragmatique à une perspective utopique.