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Notes de lecture

Dans le même numéro

Philosophie du végétal de Quentin Hiernaux et Benoît Timmermans

juil./août 2020

La crise écologique et l’extinction massive de la biodiversité suscitent un intérêt nouveau pour le végétal. Objet de recherches de plus en plus poussées et de publications en série depuis une vingtaine d’années, le végétal casse aujourd’hui bien des idées reçues. Bien plus, c’est dans les paradigmes entiers de la biologie et de la philosophie qu’il sème aujourd’hui la pagaille. Les neuf contributions de l’ouvrage collectif Philosophie du végétal s’attellent à construire de nouvelles définitions, une nouvelle éthique, voire un rapport renouvelé au monde.

Plusieurs des articles qui composent le volume nous rappellent – ou nous apprennent… – le rôle fondamental, vital, du végétal dans la vie sur Terre. C’est à partir de cellules végétales que la vie a commencé sa colonisation de la Terre. Ce sont les végétaux qui ont ensuite rendu et maintiennent l’air respirable, et structuré la « quasi-totalité des écosystèmes » et le relief même de la Terre ; eux encore qui régulent le cycle de l’eau à la base de l’alimentation et de l’organisation des sociétés. Nous entrevoyons à peine, alors que la déforestation s’accélère, les «  services  » majeurs rendus par les plantes ; elles apparaissent en fait comme origine et condition de la vie sur Terre. Le monde – la surface terrestre, mais aussi l’atmosphère – est « fabriqué par les plantes ».

Ces végétaux, les premiers et plus fondamentaux acteurs de notre biosphère, sont pourtant marginalisés, réduits à des objets, conceptuellement chez Théophraste ou chez Hegel par exemple, et dans les faits, par le truchement des semences rendues stériles. Et ce, du fait d’une longue tradition, au mieux zoocentrique – plutôt « zoocentrique vertébrée » –, au pire anthropocentrique. La biologie comme la philosophie auraient conçu leur compréhension du vivant en en excluant l’écrasante majorité…

Plusieurs des articles du volume font le choix d’une approche historique, montrant comment la connaissance du végétal dépend de choix et de préjugés, offrant une connaissance partielle, sinon biaisée des végétaux. Une approche historique permet de voir comment l’étude des plantes est inséparable de leur classification et tributaire de choix déterminant nos conceptions du végétal, tant dans l’ancienne « histoire des plantes » (classification) que dans la plus récente « physiologie végétale » (étude de leur fonctionnement). De la classification de Linné (1735) à la réception du travail de Mendel au xixe siècle, certains critères sont privilégiés, en fonction de croyances scientifiques ou bien religieuses. Si certains scientifiques mettent en rapport les différents règnes, ceux-ci demeurent opposés selon un principe hiérarchique où l’animal et bien sûr l’homme, selon le finalisme religieux, sont placés au sommet.

Outre la prégnance des convictions religieuses, c’est l’immixtion de l’homme dans son objet d’étude qui biaise notre connaissance. Des entreprises de semences, qui modèlent les plantes selon leur intérêt commercial depuis le xixe siècle, à la surreprésentation des plantes cultivées dans les études de biologie végétale depuis Darwin, les contacts entre hommes et végétaux biaisent nos connaissances : « Observer les plantes cultivées, à la différence des plantes sauvages, ramène le discours à l’homme, car ces plantes sont humanisées, façonnées selon les besoins humains. »

L’anthropocentrisme s’est ainsi rendu coupable de nous laisser l’« héritage infâme » de la conviction de la supériorité humaine, mais surtout de faire de l’humain la « mesure et standard de toute forme d’existence ». En consacrant ici l’espèce, là la substance, ici l’organisme, là l’individu, la biologie et la philosophie se sont rendues aveugles au caractère processuel, dynamique et interactif du végétal et donc du vivant.

Les tensions autour de la notion d’individu seraient un exemple fort de la mécompréhension du végétal. Si elle a longtemps servi de paradigme à la philosophie et biologie, tant pour considérer les animaux que les plantes, elle est aujourd’hui davantage utilisée pour distinguer le règne végétal de l’animal. La notion d’individu végétal est ainsi remise en cause au profit d’une vision de la plante comme «  population  » (ou «  colonie  ») : leur diversité génomique et leur continuité de vie du tout indépendamment des parties invalident ainsi fortement la notion d’individu. Or ces caractéristiques apparaissent davantage le propre des plantes cultivées que des plantes sauvages, en conséquence de la modification de leur génome par la domestication. Un nouveau malentendu se fait alors jour.

Dans un cadre de pensée encore largement dominé par l’idée de hiérarchie entre les espèces et les règnes, la connaissance de la sophistication du règne végétal pourrait déboucher sur le renversement des hiérarchies et la fin de notre vieille approche anthropocentrique. Quelle alternative alors ?

Le volume oppose à l’anthropocentrisme un « phytocentrisme », qui fait le pari que, en plaçant la plante « au centre », c’est tout le vivant qui se trouverait ainsi représenté : la plante, comme la nature, sont définies par Aristote comme « ce qui croît » (« ce qui advient » chez Heidegger) englobant de facto tout le vivant : « Concentrer notre attention sur les plantes est, par la même occasion, la disperser sur tous les autres êtres vivants. » C’est ainsi le « point de vie » des plantes qu’il conviendrait d’adopter.

Ce décentrement permet d’abord d’affirmer – en considérant le fait de croître comme déterminant commun – « les trajectoires partagées des plantes, des animaux et des humains ». Adopter un point de vue phytocentrique, c’est ensuite accepter un « verdissement de la conscience », la reconnaissance « d’une source phyto-logique réprimée » de l’identité humaine, donc un « destin partagé ».

Enfin, le phytocentrisme permet une expérience éthique renouvelée à partir du respect de la croissance, non plus du capital, mais du vivant dans ses singularités et communautés. Certains contes explorent les relations ou « dispositions » des hommes et des arbres et nous éveillent à la bienveillance et à la dévotion, à « une nouvelle reconnaissance, celle de l’interdépendance et du compagnonnage entre les êtres ». Témoignant d’un « art de durer et de coopérer », l’arbre peut nous apprendre la patience et l’humilité.

Le volume démontre que la philosophie n’a pas dit son dernier mot concernant l’assimilation du végétal dans la pensée. C’est en convoquant des connaissances toujours plus précises sur ce dernier ou encore des philosophies du mouvement que l’on pourra repenser le vivant à partir du végétal, c’est-à-dire dans son entier.

Vrin, 2018
182 p. 18 €

Margot Holvoet

Diplômée de Sciences Po Paris en affaires publiques, de Paris I Panthéon-Sorbonne et de l’ENS-Ulm en philosophie, Margot Holvoet a un temps travaillé dans l’édition, en parallèle de plusieurs responsabilités associatives. Elle s’est spécialisée dans l’analyse des questions environnementales.

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Ce dossier coordonné par Jean Godefroy Bidima et Antoine Garapon fait entendre les voix multiples de l’Afrique. Depuis leur perspective propre, ces voix africaines débordent la question postcoloniale et invitent au dialogue ; elles participent à la construction d'une commune humanité autour d’un projet de respect de la vie. À lire aussi dans ce numéro double : la participation dans le travail social, les analogies historiques de la pandémie, les gestes barrières face aux catastrophes écologiques, l’antiracisme aux États-Unis et l’esprit européen de Stefan Zweig.