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Notes de lecture

Dans le même numéro

Un versant l’autre d'Esther Tellermann

décembre 2019

Psychanalyste et poète, Esther Tellermann publie un recueil dense où le lyrisme se veut lucide et discret, où les images détonnent et fusent, et où la voix cherche sans relâche à guérir de ses déchirures.

Les poèmes d’Esther Tellermann, brefs, fragmentaires, sont centrés au milieu de la page, cerclés par sa blancheur. L’absence presque complète de ponctuation et la disposition typographique des vers laissent au lecteur le soin de tisser ensemble les débris de cette parole énigmatique. Ainsi, les vers s’amoncellent, s’enchevêtrent les uns sur les autres pour former des îlots de paroles qui dérivent, perdus sur la mer du monde, que symbolise la page du livre. Parole en archipel, déchiquetée, émiettée : elle est faite de lambeaux. Chaque vers est comme un fil, duquel la voix-funambule chute en permanence, pour tomber à la ligne suivante, ne parvenant pas à trouver l’équilibre sur la corde tendue du Verbe : «  Soudain je ne sus/ les routes/ et perdis/ l’arc-en-ciel/ votre/ regard-semence/ se retire/ assiège/ la source./ Vide/ écartèle/ l’autre côté.  »

Esther Tellermann fait de sa voix une voyageuse à travers les âges. Ainsi oscille-t-elle entre le ressouvenir d’un monde passé («  À coups d’âme/ et de ciselures/ voulions des souvenirs »), le regret d’un réel non advenu (« ô/ aurions parcouru/ le vivant  »), la célébration d’un présent illimité («  Avec vous, j’invente/ des rivages des fumées sur/ les crépuscules  ») et la prophétie d’un à-venir triomphant («  orages nous/ nouerons/ aux crépuscules  »). La parole poétique ignore la linéarité du temps, se promène aux confins du passé et à la lisière du futur, et tente, avec Rimbaud, de «  fixer des vertiges  ». En effet, elle est ponctuée d’épiphanies spectaculaires, de surgissements poétiques qui désemparent de beauté : «  Je confondrai/ le sacrifice/ reconstruirai/ la chair avec le soleil  ». Ou encore : «  Nous étions/ emmêlés de/ silences/ de ruines et de/ mégapoles  ».

Le titre du recueil exprime la coprésence de deux sentiers qui s’ignorent, mais qui pourtant appartiennent à la même montagne et sont voués à rejoindre le même point culminant. Comment ne pas, dans l’évocation du versant, songer à Sisyphe et à son éternelle ascension ? Ainsi, la poésie serait un appel au partage, à la solidarité dans l’absurde.

Au long de son recueil, Esther Tellermann n’a de cesse d’évoquer un amour glorieux : «  Sur le bord/ de l’un l’autre/ avions choisi/ d’être en vertige  ». L’amour est une ivresse consentie, le choix d’une suspension aux frontières de l’autre : le sujet amoureux s’agrippe à l’extrémité de l’autre versant, et c’est dans cette réunion au sommet qu’advient la réalisation ultime de l’Eros. Mais, infailliblement, survient la chute. L’amour est égaré, et l’autre devient l’objet d’une tristesse infinie. Un versant l’autre peut aussi s’entendre «  un vers sans l’autre  ». Dès lors, la poésie se mue en un chant de l’absence, «  poème où j’ensevelis sa fugue  ». La poésie naît donc de la fêlure, mais fait chemin vers la guérison, contribue à redonner chair et tessiture au monde jadis sans saveur : «  Que l’absence soit tissu de devenirs  ».

Flammarion, 2019
162 p. 18 €

Nicolas Krastev-McKinnon

Elève à l'Ecole Normale Supérieure de Lyon, il étudie la littérature et la philosophie. Assistant de rédaction à la Revue Esprit (2019).

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Là où nos sociétés connaissent des tensions, là aussi travaille le langage. Le dossier d’Esprit (décembre 2019), coordonné par Anne Dujin, se met à son écoute, pour entendre l’écho de nos angoisses, de nos espoirs et de nos désirs. À lire aussi dans ce numéro : les déçus du Califat, 1989 ou le sens de l’histoire et un entretien avec Sylvain Tesson.