
Par une espèce de miracle. L’exil de Yassin al-Haj Saleh de Justine Augier
Ayant été écrite après la vague de réfugiés venus de Syrie, d’Irak et du Moyen-Orient en 2015 et publiée un an avant l’invasion de l’Ukraine par Poutine le 24 février 2022, cette enquête parle d’une seule et même chose, la possibilité pour le réfugié, […] de trouver temporairement un monde, d’habiter quelque part.
« Une âme placée au contact de la force n’y échappe que par une espèce de miracle. » Placée en exergue de ce livre, la phrase de Simone Weil, extraite d’un commentaire de l’Iliade, un poème de la force selon elle, donne toute la dimension d’une enquête sur un exilé syrien, l’un de ces rescapés de la terreur qui a toutes les raisons de croire que seul le tyran décide de ce qui est possible pour celui qu’il fait taire, disparaître ou partir sur les chemins de l’exil, comme un étranger à lui-même. Après quatre romans et un livre sur Jérusalem, Justine Augier poursuit ici une « recherche » précédente, consacrée à Razan Zaitouneh, une avocate qui a participé à la révolution anti-Assad de 20111. Comme par obligation, elle décide en effet de rendre visite à Yassin al-Haj Saleh, un écrivain syrien et ancien militant communiste, dont la femme Samira Khalil a été enlevée avec Razan Zaitouneh dans la banlieue de Damas par un groupe islamiste en 2013. Alors que le pouvoir de Bachar el-Assad sapait les bases de l’un des printemps arabes au nom de la lutte contre les terroristes islamistes, c’est un groupe islamiste qui a enlevé sa femme et les amis qui l’accompagnaient. Après avoir rencontré Saleh à Istanbul, lui-même venu depuis Rakka où il pensait retrouver ses frères, elle le rejoint ensuite à Berlin où de nombreux réfugiés syriens essaient de s’installer et d’inventer une autre vie.
Tel est le sens de la conversation que Justine Augier et Yassin al-Haj Saleh entretiennent au fil de rencontres souvent tendues et passionnées : comment se réfugier quelque part quand on a été enfermé seize ans dans les prisons de Hafez el-Assad avant la Révolution de 2011 ? Comment croire à un « habitat temporaire », titre de l’un des textes de Saleh ? Comment même habiter quelque part ? Non sans écho avec son propre travail d’écriture, Justine Augier met en valeur ce qui sous-tend l’exil de Saleh. C’est en prison que celui-ci s’est imposé, non sans une discipline exemplaire, un travail de lectures qui l’a libéré du dogmatisme militant ; c’est dans sa cellule qu’il a appris à écrire et à scruter les énigmes de la langue ; c’est dans le feu des manifestations, en mars 2012, qu’il fonde, avec Razan Zaitouneh et d’autres compagnons, la plateforme de textes, toujours active, Al-Jumhuriya (« La République » – c’est lui qui trouve ce nom) ; et c’est à Berlin, la ville hôte, qu’il écrit désormais rituellement des lettres d’amour à Samira, la femme aimée dont il veut croire qu’elle n’a pas disparu.
Résistant aux idées d’exil, de refuge, craignant de s’expatrier mentalement et d’oublier son pays, refusant de croire que Samira est morte, Saleh ne laisse pas au tyran le privilège d’écrire à lui tout seul un texte qui est celui de la mort et de la torture. Justine Augier découvre l’intelligence politique de l’ancien marxiste qui doit se battre contre les deux terreurs – celle d’Assad et celle de la faction islamiste qui a enlevé Samira –, celui qui salue rétrospectivement la lucidité de la réflexion de Michel Seurat (le chercheur mort dans une geôle du Hezbollah à Beyrouth) sur l’État de barbarie syrien, la barbarie des Assad et non de la Syrie. La lecture et l’écriture riment tout au long de l’ouvrage avec l’idée d’un exil qui ne sépare pas du lieu d’où l’on vient. Tout en mettant en scène la constitution d’une communauté de réfugiés syriens, à laquelle Saleh ne veut pas s’agréger par peur d’être aspiré par le groupe et d’oublier, l’ouvrage fait le lien entre l’Europe et la Syrie, entre les écrits de Saleh et ceux de Hannah Arendt ou de Walter Benjamin. Il évoque aussi Retour à Lemberg de Philippe Sands pour comprendre la généalogie des notions de génocide et de crime contre l’humanité. En mettant en relation les textes d’Arendt sur les réfugiés de l’époque du nazisme et les réfugiés venus de Syrie, il manifeste que l’exil et le refuge n’ont de sens qu’à entrecroiser d’autres exils et d’autres hospitalités.
Marqué par la terreur, par la disparition, par l’horreur, le militant Saleh apprend des uns et des autres que la seule issue est de recomposer un monde. Ayant été écrite après la vague de réfugiés venus de Syrie, d’Irak et du Moyen-Orient en 2015 et publiée un an avant l’invasion de l’Ukraine par Poutine le 24 février 2022, cette enquête parle d’une seule et même chose, la possibilité pour le réfugié, celui qui a « le droit d’avoir des droits », de trouver temporairement un monde, d’habiter quelque part. Ce livre manifeste ainsi un désir de faire mémoire, de rendre justice et de penser la nouvelle phase qui s’ouvre pour les Syriens, mais aussi pour nous, et qu’il résume, à l’intention de ses interlocuteurs européens, en une seule phrase : « La Syrie est votre futur. » Cette formule a bien sûr un double sens mais, aujourd’hui que les bombes de Poutine pleuvent sur les villes d’Ukraine, ces mots ne s’oublient pas. Cette conversation intérieure autant que politique, où Justine Augier a toute sa part, n’a rien d’un traité abstrait et Saleh continue à écrire des lettres à sa femme disparue. « Je n’ai pas de grands espoirs et en même temps je suis immunisé contre le désespoir », lui dit-il en évoquant la révolution et en souhaitant que l’histoire des comités locaux créés lors des soulèvements puisse un jour être écrite, « parce qu’il y a là, au beau milieu des ruines, une expérience sur laquelle se poser, et construire ». Ne pas céder à la force est une espèce de miracle, encore faut-il croire qu’un miracle est possible, ou plutôt le miracle est de croire qu’il y a encore des possibles. C’est le cas de ceux qui agitent une mémoire qui ne peut ni ne veut oublier, afin qu’un jour peut-être justice soit rendue2.
- 1. Justine Augier, De l’ardeur. Histoire de Razan Zaitouneh, avocate syrienne, Arles, Actes Sud, 2017.
- 2. Voir Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour et Farouk Mardam-Bey (sous la dir. de), Syrie, le pays brûlé (2011-2021). Le livre noir des Assad, Paris, Seuil, à paraître en septembre 2022.