
Minuit passé
La republication du poète grec et prix Nobel Odysseas Elytis permet de mettre un peu plus de lumière sur un auteur dont l’écriture sait mêler la sensualité et les explorations métaphysiques, la noblesse et l’humilité, et dont l’œuvre combine les références pour développer une esthétique théologique.
Faut-il toujours présenter Elytis aux lecteurs français ? Sans doute, car cet immense poète est encore méconnu. Et ce malgré de nombreuses publications proposées, généralement, par ceux que l’on qualifie de « petits éditeurs », mais sans lesquels la quasi-totalité de la poésie étrangère contemporaine, fût-elle couronnée par le Nobel comme c’est le cas ici, resterait inaccessible.
Elytis est donc l’auteur d’une œuvre majeure, traduite en de multiples langues et, comme c’est souvent le cas avec la poésie grecque, popularisée par de remarquables musiciens : Míkis Theodorákis, Angélique Ionatos… Polyglotte, lecteur de Hölderlin comme d’Eliott ou de Char, il tresse dans ses poèmes le lyrisme le plus intemporel avec des considérations intempestives sur notre monde, la métaphysique avec la sensualité, l’écriture savante avec des néologismes inattendus. C’est un poète qui a souci de la pensée mais qui demeure ennemi de l’abstraction et du concept. Comme il l’écrit à propos de Reverdy : « Il parle d’idées qu’on atteint par la voie royale des sens et d’une métaphysique qui est un retour de l’esprit à la matière recomposée. » Poète solaire, jubilatoire et tragique, recourant aussi bien aux fastes de la liturgie orthodoxe qu’aux chansons populaires.
Les deux recueils que présentent aujourd’hui les Éditions Unes en un seul volume sont parmi les dernières pages qu’a écrites Elytis et ouvrent sur une perspective testamentaire. Mais, comme le souligne à juste titre la traductrice dans son excellente préface : « La tradition élégiaque invoquée ici n’est pas celle de la plainte chagrine ou de la vague mélancolie. » Ce qui s’exprime dans des vers dont la traduction n’a effacé ni la souplesse ni l’amplitude :
L’intarissable volonté d’accéder à la beauté, à la vérité,
De voir la trame du destin, de déchiffrer ce que veut Dieu.
Le lecteur est ainsi porté par l’ambition d’une parole qui s’appuie sur l’expérience sensible, enracinée dans l’enfance ou dans un humble présent, et qui implore sa présence quand celle-ci lui fait défaut :
Ah choses crédibles parlez-moi !
Fontaines laissées ouvertes dans les jardins endormis
Parlez-moi ! J’ai besoin de la terre
Qui reste close et fermée.
Que l’odeur de la terre même par les limiers perdue
Avec bruyères érables et oignons
Dans sa langue idiomatique soit rétablie.
On ne peut par ailleurs qu’être profondément ému par la dignité d’une parole qui affronte avec une lucidité dépouillée l’heure ultime :
Minuit passé dans toute ma vie
Nous terminons tous d’une fin égale
Et que tendue soit ta main
Comme celle du mort à l’instant où on lui prend la première vérité
Mais qui, aussi affectée soit-elle par la déréliction, ne renonce pas pour autant à célébrer le don de la beauté :
Je pleure car à nouveau m’est donné
De marcher sur une terre sublime brune encerclée de mer
Comme celle des oliveraies de ma mère quand
Le soir tombe et qu’un parfum
D’herbe qu’on brûle monte
Il y aurait aussi beaucoup à méditer sur ce que l’on pourrait nommer une esthétique théologique, dans laquelle Elytis brasse le polythéisme antique avec un christianisme johannique. Ainsi sanctifie-t-il Héraclite, lui qui a traduit en grec moderne L’Apocalypse ! Cet alliage, où la conscience aiguë de la finitude (et d’abord celle du langage) n’obère jamais le goût de l’éternel, peut être, pour notre temps, un vrai ressourcement.
On le comprend, la poésie d’Elytis ne se cerne pas en quelques lignes. Elle peut impressionner par sa hauteur et sa noblesse, par l’importance de ses références ou allusions. Mais ces dernières sont des compagnes de la pensée et non l’étalage d’un savoir académique. Et cette édition offre, au surplus, en fin de volume, des notes éclairant certains passages difficiles. Ajoutons, pour inciter le lecteur à se plonger (la métaphore usée est ici judicieuse !) dans cet ouvrage, que ce dernier est remarquablement mis en page et imprimé.
Poésie. Juste essentielle et droite
Comme peut-être se l’est figurée le premier couple
Juste dans l’aigre du jardin et, à l’horloge, infaillible.
À l’ouest de la tristesse précédé de Les Élégies d’Oxopétra
Odysseas Elytis
Trad., présenté et commenté par Laetitia Reibaud