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Notes de lecture

Dans le même numéro

Sur les rives de Tibériade de Rachel

Traduit de l’hébreu et présenté par Bernard Grasset

mars 2022

Avec Sur les rives de Tibériade, les Éditions Arfuyen achèvent la publication en version bilingue (hébreu/français) de l’œuvre poétique, critique et épistolaire de Rachel. On en doit la traduction, l’annotation et la présentation, toutes trois remarquables, à Bernard Grasset. Deux beaux recueils avaient déjà été proposés aux lecteurs francophones, Regain et De loin suivi de Nébo. Mais ce dernier ouvrage permet une approche des multiples talents de Rachel puisqu’il offre non seulement des poèmes inédits, mais aussi des essais et de belles pages de prose.

La figure de Rachel (1890-1931) est profondément attachante. Elle naît dans une famille de la bourgeoisie juive russe, pratiquante, cultivée et polyglotte. De formation artistique comme beaucoup dans sa famille, elle choisit toutefois, avant la Première Guerre mondiale, de partir en Israël et d’y vivre dans un kibboutz agricole. Cet attachement, on ne peut plus concret, à une terre qu’il lui faut cultiver, la conduira en France pour y perfectionner ses compétences d’agricultrice. Surviennent alors la guerre de 1914-1918 et pour elle des années de misère, puis un retour en Russie pour aider sa famille avant l’émigration définitive en 1919 et son installation au bord du lac de Tibériade. Mais la femme qui revient sur la terre qu’elle aime n’est plus la jeune fille pleine d’élan d’avant la guerre, la tuberculose dont elle mourra l’a atteinte et cette maladie l’obligera à quitter le kibboutz pour vivre à Tel-Aviv avant que de finir ses jours en sanatorium.

C’est donc une vie brève et âpre, traversée par les épreuves infligées par la violence de l’histoire comme par la maladie. Et cette âpreté qui affleure dès le début se renforce avec les dernières douloureuses années : « J’ai tout raconté de moi, jusqu’au bout, /Tous mes raisins – au pressoir./ Je garderai le silence !/ Toi qui n’as pas entendu mes paroles –/ Entendras-tu mon silence ?  »

Toutefois, alors que l’on aurait pu craindre que la douleur n’engendrât un pathos mélancolique, l’un des traits les plus remarquables de cette œuvre est sa sobriété : « Voilà qui est clair pour moi : le signe du temps dans l’art poétique est la simplicité de l’expression, […] expression dépouillée d’artifices littéraires, qui touche le cœur par sa vérité humaine, qui garde la force de se graver dans la mémoire. » Cette simplicité s’enracine dans l’expérience humaine brute mais aussi dans une forme de rectitude sans détour inutile propre à la Bible. Les Prophètes, les livres sapientiaux, le parallélisme des Psaumes sont fréquemment sous-jacents tout en n’interdisant en rien la modernité de l’expression. Ainsi dans cette magnifique résurgence du Cantique des cantiques : « Dans mon jardin je t’ai planté, / Dans mon jardin caché – dans mon cœur./ Tes branches se sont entrelacées, / Tes racines ont creusé profond en moi. »

Lorsqu’on remarque que ce dernier poème date d’à peine un an avant la mort de Rachel, on mesure aussi que la douleur n’a jamais eu le dernier mot. Peut-être en raison d’un amour charnel, vivant, de la terre et donc de la vie. Ainsi justifie-t-elle, dans une lettre au père de Moshe Dayan, sa venue en France pour y perfectionner son savoir : « Je veux approfondir les secrets de la vie du règne végétal, le mystère des mystères de la vie de toute la nature. » De fait l’attachement de Rachel au paysage de Tibériade, du Jourdain, ne procède pas d’une démarche identitaire et n’a rien d’idéologique. Il est le fruit d’une adhésion de tout l’être à la plénitude de la vie qu’elle y pressent : « Rives du Jourdain : plénitude éclatante du jour ;/ Barque de pêcheurs. Je m’incline, je m’enivre/ De l’eau de la paix.  »

L’attachement à la dimension spirituelle d’une terre imprégnée de mémoire (ce « n’est pas seulement un paysage, le lac de Tibériade, ni un fragment de nature, le destin d’un peuple s’allie à son nom »), n’exclut donc pas le sentiment d’une puissance cosmique qui transcende toute appropriation. Pour cette raison, et pour bien d’autres, il est bon et heureux, aujourd’hui, de découvrir l’œuvre de Rachel : « Ceux qui dorment dormiront encore/ Et se délecteront de leur sommeil ;/ Mais moi – alliée de la nuit, / Je partage son secret étoilé. »

Éditions Arfuyen, 2021
192 p. 17 €

Pascal Riou

Pascal Riou est un écrivain et poète français. Il a publié une dizaine de recueils chez Cheyne Éditeur où il fut, aux côtés de Marc Leymarios, le créateur et directeur de la collection « D’une voix l’autre », dévolue à la poésie étrangère contemporaine. Il participe par ailleurs depuis vingt ans aux activités de la revue littéraire Conférence et des Éditions du même nom.…

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Retrouver la souveraineté ?

L’inflation récente des usages du mot « souveraineté », venue tant de la droite que de la gauche, induit une dévaluation de son sens. Dévaluation d’autant plus choquante à l’heure où, sur le sol européen, un État souverain, l’Ukraine, est victime d’une agression armée. Renvoyant de manière vague à un « pouvoir de décider » supposément perdu, ces usages aveugles confondent souvent la souveraineté avec la puissance et versent volontiers dans le souverainisme, sous la forme d’un rejet de l’Union européenne. Ce dossier, coordonné par Jean-Yves Pranchère, invite à reformuler correctement la question de la souveraineté, afin qu’elle embraye sur les enjeux décisifs qu’elle masque trop souvent : l’exercice de la puissance publique et les conditions de la délibération collective. À lire aussi dans ce numéro : les banlieues populaires ne voteront plus, le devenir africain du monde, le destin du communisme, pour une troisième gauche, Nantes dans la traite atlantique, et la musique classique au xxie siècle.