
Les accords silencieux de Marie-Diane Meissirel
Avec ce roman, Marie-Diane Meissirel laisse filtrer, au milieu de toute la cruauté de l’histoire, une musique personnelle et empreinte de douceur – de cette douceur qui peut rendre le monde meilleur en faisant naître la compassion au cœur de chacune et chacun. Il n’est pas évident d’écrire un tel livre, qui se déroule sur plusieurs générations et dans des parties du monde très différentes. Ce n’est pas une fresque – il n’a rien d’épique – mais suit les destins, qui n’ont apparemment rien à voir, de Tillie, une vieille femme, et de Xià, une jeune étudiante chinoise qui vient jouer du piano dans la villa hongkongaise de Tillie. Pour (ré)unir ces deux voix/es, un piano Steinway, qui a traversé les époques et les lieux et qui raccorde à leur insu les deux femmes, liées l’une à l’autre par leur passé que les extraits du journal de Tillie et la remontée dans la vie de la famille de Xià nous révèlent peu à peu. Malgré la forte présence des événements historiques et leurs répercussions sur les générations qui passent, Les Accords silencieux incarne la persistance de la personne face à la collectivité et à l’histoire.
Une bonne partie du roman se déroule au cours de la révolution culturelle chinoise, dont nous est dévoilée l’atrocité : où l’on est roué de coups, humilié et battu à mort parce qu’on joue de la musique classique, considérée comme un symbole de la bourgeoisie occidentale ; où les instruments « étrangers » sont saccagés ; où l’on rase les cheveux des femmes pour les punir, ce qui rappelle les scènes d’horreur de l’épuration en France ; et où l’on torture et oblige Shēn, l’un des personnages principaux, à cracher devant tout le monde sur le violoniste maître Tan pour le renier. « J’étais du mauvais côté de l’Histoire », confiera plus tard le vieux gardien de l’auditorium à Xià pour lui expliquer pourquoi il n’a pu être luthier. La collectivité, aveuglée par l’idéologie de la révolution culturelle, brise la personne.
Mais dire cette brisure, que ce soit par le roman ou la musique qui accompagne les personnages et émane d’eux, les relève et préserve leur souffrance de l’oubli. L’histoire est destructrice mais, face à elle, se voit posée la dignité de la personne dans son unicité, son intimité, dans son âme, pour reprendre des mots chers à François Cheng dont des quatrains sont placés en tête des grandes parties du livre.
Tout le récit est également parcouru par une réflexion sur la musique, sur l’art au sens d’artisanat, tel qu’il est capable de prendre forme dans la vie de toutes et tous. Malgré les grands noms de la musique qui sont cités en abondance et malgré les auditoriums prestigieux ou les concours de conservatoire qui sont évoqués, ce n’est pas dans la sphère de la reconnaissance sociale que se situe l’art. L’art est au-delà ou en deçà, car profondément enfoui en nous, dans notre intimité. Tillie affirme ainsi qu’elle veut se mettre au service des artistes et entre dans l’entreprise Steinway qui vend des pianos, là où d’autres fabriquent des instruments. Toutes et tous communiquent et communient grâce à la musique, qu’il s’agisse de la « grande musique » ou des humbles paroles du Cantique des créatures que récitent Měi, la mère handicapée, maître Tan ou le gardien de l’auditorium. C’est au creux de cette intimité que se retrouvent les personnages, dans un temps qui est celui entre ciel et terre, dans un espace qui échappe à l’histoire. Tillie a le sentiment très fort que son cher frère Joseph, auquel elle était si attachée, reste avec elle après sa mort. « Pourquoi aller ajouter ma voix à d’autres bien plus belles ? Pour continuer à te parler, mon Joseph, ça, je le sais. Pour être avec ceux qui me manquent. Pour puiser dans le cœur de mon être ce que j’ai de meilleur à donner. Pour m’approcher au plus près de ma vérité et ainsi communier avec d’autres vérités. »
Que peut la musique ? Face à la barbarie, à la haine, à la vengeance, elle a le pouvoir de remettre l’humanité au cœur de l’humain. L’art continue la vie, continue les vies, parce qu’il est lié au divin. La musique n’est pas l’amour, mais l’instrument qui le révèle. Et c’est pour cette raison que toute musique, si humble soit-elle, peut participer de l’amour. C’est ce qu’éprouve Tillie : « J’ai ressenti le désir brûlant d’accueillir cet appel venant de loin, de faire résonner, en moi, l’écho de la Vie. J’avais à nouveau confiance. Ma présence en ce monde aurait un sens tant que j’accepterais d’ouvrir mon cœur, de faire chanter mon âme et toutes celles que j’ai aimées. » La musique sème la douceur au cœur des êtres et du monde si elle accepte de suivre la vocation inscrite en elle : être le chant d’amour intime et personnel qui résonnera pour les autres et que l’on reçoit d’eux dans ces « accords silencieux ». Měi a transmis à son fils Vince et à Shēn tout son amour. Et tout se fait soudain symphonie d’amour pour Vince dans l’église d’Assise : « Aussitôt, ma voisine, une vieille femme, ôta son châle et le déposa sur mes épaules avec la bienveillance d’une mère. Ses yeux me souriaient et, dans ce sourire, je vis le reflet de l’Amour tel qu’il s’était offert à moi tout au long de ma vie sous les traits vénérés de ma mère, ceux de mon āyí Ān, de mes grands-parents, de mes amis mais aussi de nombreux inconnus, porteurs de cette force vitale. » Les Accords silencieux est un livre apaisant au milieu de la souffrance. Un livre qui nous engage à laisser monter en nous le silence où nous rejoignons notre douleur et celle des autres – là où coulent nos larmes et où la Consolation nous réconforte de ses dons.