
10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange d'Elif Shafak
Dans ce onzième roman, la Turque Elif Shafak poursuit une conversation intime et politique avec la ville et les femmes d’Istanbul. Par le personnage de Tequila Leila, que l’on découvre dès les premières pages dans la poubelle où elle a été jetée, Elif Shafak propose un voyage à travers une ville qui n’est pas « l’Istanbul que le ministère du Tourisme souhaitait faire connaître aux étrangers » et se glisse dans le vécu traumatique de laissés-pour-compte et notamment de travailleurs du sexe. Au-delà du récit sombre, tout en souffrance et violence, de ces marginaux, se détachent, parfois avec humour et toujours avec tendresse, la douceur et le respect de soi qu’une « famille d’eau », en lieu et place d’« une famille de sang » défaillante, peut induire.
« Les gens croient que vous vous transformez en cadavre dès l’instant où vous rendez le dernier soupir. Mais la rupture n’est pas aussi tranchée. » Dans la première partie, « L’Esprit », au cours de chacune des dix minutes, puis des dix minutes et vingt secondes, dix minutes et trente secondes et enfin des huit dernières secondes de son passage vers le statut de morte, Tequila Leila revit un des épisodes clefs de sa vie, l’associant à une odeur particulière – le goût de la terre battue, du fraisier, de la friture de moules, de la pastèque –, le situe à un moment spécifique de l’histoire de la Turquie – l’inauguration du pont du Bosphore en 1973, les manifestations du 1er mai 1977 –, se souvient de sa rencontre avec chacun de ses cinq amis – dans sa ville natale, en prison, dans un fourgon de police, dans la rue – et rappelle le cheminement douloureux qui fut le leur. Elle évoque aussi comme entre parenthèses son amour et son mariage avec D/Ali, l’étudiant militant politique communiste qui l’aime et la respecte car il voit en elle une victime de l’oppression capitaliste.
Elif Shafak réussit à rendre sensible le sort imparti à ces femmes qui sont soumises à de rudes traitements tant physiques que moraux, maintenues sous la tutelle d’un père, d’un mari, impuissantes face à la montée d’une pratique religieuse qui les isole encore et réduit leur rôle. Elles ne voient comme seule issue à leur désespoir et à leur humiliation que la fuite vers ce mirage qu’est la grande ville d’Istanbul, mais, vaincues une fois encore et instrumentalisées, elles finissent par être obligées de vendre leur corps, de se soumettre aux circuits non moins violents de la prostitution ou de continuer à vivre dans la misère et la peur.
Tequila Leila et sa famille d’eau symbolisent tous ces drames du passé, ces espoirs déçus dans une ville sans pitié et cette plongée dans un quotidien sordide. Pour Tequila Leila, prostituée dans un bordel, il y a eu l’arrachement dès sa naissance à sa jeune mère biologique pour être confiée à la première épouse infertile, les viols répétés par le jeune frère de son père, l’interdiction de la fréquentation de l’école, la perspective du voile, la fausse couche provoquée, le mariage programmé avec le jeune fils du violeur ; pour Nostalgia Nalan, prostituée transsexuelle travaillant dans la rue, née Osman, fils de fermiers d’Anatolie, il y a eu les brimades, les agressions face à sa sexualité décalée et les étapes de sa transformation physique ; pour Jameelah, prostituée ostracisée parce qu’africaine, née en Somalie d’un père musulman et d’une mère chrétienne, il y a eu le déchirement entre deux exigences religieuses, l’insupportable soumission à une belle-mère cruelle, la naïveté de croire en ces emplois en Turquie que des trafiquants font miroiter ; pour Hollywood Humeyra, chanteuse dans des night-clubs louches, il y a eu en Mésopotamie le mariage à l’âge de 16 ans, les coups de son mari et le matraquage de sa belle-famille ; pour Zaynab 122, femme de ménage dans des bordels et experte en tasséomancie, il y a eu la douleur d’être née naine dans un petit village de montagne au Liban.
Elif Shafak excelle à faire vivre chaque histoire de vie dans son environnement tout comme elle sait rendre magnifiquement présente la ville d’Istanbul, attribuant à sa beauté trompeuse et aux espoirs qu’elle suscite la responsabilité de ces destins brisés. Mais la toute-puissance de cette ville, que la romancière qualifie de féminine, est mise à mal dans les deux dernières parties, « Le Corps » et « L’Âme ». Elle est comme vaincue à son tour quand la famille d’eau de Tequila Leila se soude autour de sa dépouille – le cinquième membre est son ami d’enfance à Van, Sabotage Sinan, qui, employé de banque et marié, se joint, comme toujours, en secret au petit groupe. Cette bande de farfelus, qui n’est pas sans faire penser aux Pieds nickelés, maladroits, drôles, innocents, astucieux, n’a plus qu’une idée : offrir une vraie sépulture à Tequila, l’arracher du cimetière des Abandonnés où elle a été ensevelie comme tant d’indésirables, de parias de la société, de non-identifiés, de damnés ou de maudits, et l’enterrer dans le cimetière ensoleillé de Bebek, auprès de son amour D/Ali tué lors d’une manifestation.
Unis et magnifiquement solidaires dans leur affection pour Tequila Leila, mus par un intense besoin de dignité, par la foi, par la colère ou par une révolte trop longtemps contenue, révélant aussi leur vulnérabilité, assumant soudain le poids de leur passé, ils ne reculent devant rien. Ils déboulent à vive allure à bord d’un vieux break Chevrolet dans les rues d’Istanbul sous les yeux éberlués de policiers locaux, symboles d’une ville répressive et indifférente aux plus humbles et démunis ; ils se soutiennent quand l’un faiblit, doute ou ne sait plus, se vivant comme une entité missionnée, qui en ce sens ne peut avoir peur ou échouer, ils improvisent quand les circonstances se révèlent hostiles, modifient leurs plans, se veulent indifférents au danger, sans crainte des conséquences de leurs actes ; ils avancent, superbes, forts de la justesse de leur cause, enfin dominants et non plus dominés, donnant peut-être raison à D/Ali : « Cette ville appartient aux morts. Pas à nous. »